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Sam fixait Sally Tsung. C’était une femme superbe. De la pointe de ses cheveux teints, blond cendré, étalés sur l’oreiller, jusqu’au bout de ses fins orteils, elle représentait le rêve de tout homme en mal de compagne. Il se demandait ce qu’elle lui trouvait.
Son regard s’attarda sur le dragon chinois tatoué sur son bras droit. La tête moustachue de la bête reposait sur le dos de sa main légèrement repliée. Dans cette position, on voyait à peine qu’il lui manquait la dernière phalange du petit doigt.
Sally ne lui avait jamais raconté comment elle l’avait perdue. Même si elle avait mené une vie aventureuse, elle n’en portait aucune autre cicatrice. A chaque fois que Verner lui posait la question, elle se souvenait soudain d’un rendez-vous urgent. Il avait abandonné.
L’histoire du doigt importait peu. Sally le laissait explorer son corps en toute liberté mais refusait qu’il fouine dans son passé. Rien de plus. Avec le temps, il espérait qu’elle se confierait à lui. Pour l’instant, elle demeurait mystérieuse.
Une truffe froide contre son dos nu lui indiqua qu’il n’était pas seul à être éveillé dans l’appartement. Prenant soin de ne pas déranger Sally, Sam se glissa hors du lit. Inu lui lécha affectueusement le visage ; Verner caressa le chien avec une grande tendresse.
* * *
Inu remporta la course dans l’escalier, comme d’habitude, mais Sam ne finit pas aussi essoufflé qu’il l’eût été l’année précédente. Le temps passé dans les ombres l’avait endurci. Il ouvrit la porte de l’appartement et constata rapidement que les aboiements joyeux du chien avaient accompli leur mission : Sally était réveillée.
— Tu as fait assez d’exercice ? demanda-t-elle en rejetant les couvertures.
II sourit, sachant très bien de quoi elle voulait parler :
— Je croyais que nous avions un cours, ce soir.
Elle étira son corps nu. Puis elle vit qu’il résistait à la tentation, haussa les épaules et mit un caleçon.
— Nous pourrions réviser quelques sorts, proposa-t-elle.
— Pourquoi ? Tu sais que je n’aime pas ce genre de trucs.
— Tout magicien doit savoir utiliser ses talents. Si tu ne connais pas les bases de la magie, tu ne sauras jamais conjurer une attaque.
— « Conjurer », ça ressemble à un exorcisme, non ?
— Tu gagnes une médaille en chocolat. C’est bien ça, mais sans le côté religieux.
— La religion est importante.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire… Quoi qu’il en soit, je voulais te trouver un allié spirituel dès ce soir.
Sam savait de quoi elle voulait parler ; il avait fait quelques lectures sur le sujet. Il choisit de jouer à l’idiot :
— Tu veux dire un familier ?
— Une autre médaille !
— Tu n’en as pas, fit-il remarquer. De plus, je refuse de pactiser avec le diable !
— Imbécile ! Les seuls démons qui existent sont les dirigeants des mégacorpos. Les esprits peuvent parfois marchander, mais ce ne sont pas des démons ; simplement des formes d’énergie dont l’apparence est décidée par l’intelligence qui les invoque. Aucun rapport avec des anges déchus, des entités cosmiques ou d’autres choses de ce genre. Toutes ces âneries ont été inventées par des vieillards pour obliger les gosses à leur obéir.
— Tu as droit à ton opinion, rétorqua Sam en soupirant. Mais traiter avec les esprits ne me paraît pas très prudent. Les cauchemars de l’été dernier, quand j’ai parlé à l’esprit Chien, m’ont largement suffi. J’en suis sorti depuis longtemps, et je n’ai pas envie que ça recommence.
Sally secoua la tête :
— Tu n’apprendras jamais rien si tu t’obstines à conserver cette attitude.
— J’y survivrai. Jusqu’à présent, ça ne m’a pas manqué.
— Mon petit chéri, tu es vivant parce que je te garde en vie.
Verner haussa les épaules.
— Tu n’étais pas là la nuit dernière, argumenta-t-il.
— Et tu as failli te faire flinguer.
— Tout s’est bien terminé.
Elle lui lança un regard qui ne laissait aucun doute quant à son opinion sur le sujet, mais ne répondit rien. Sam n’insista pas non plus. Il ne voulait pas risquer que la dispute s’envenime.
— Allons-nous enfin avoir ce cours ?
— Pourquoi ? Tu es plus têtu qu’une mule !
La jeune femme fit un geste compliqué. C’était un sort d’illusion. Instinctivement, Verner sut qu’il devait avoir pris l’apparence d’un âne. Il trouva infantile qu’elle ait recours à une si mauvaise blague.
— Je n’ai pas abandonné, dit-il. Et toi ? Elle haussa les épaules :
— Tu ne me paies pas assez pour une cause perdue comme celle-ci !
— Je ne savais pas que je devais te payer.
Sally soupira, puis secoua la tête :
— Petit minable, va. Si tu veux apprendre quelque chose ce soir, débrouille-toi tout seul.
Il était inutile d’essayer de la faire changer d’avis. Sam en fut presque soulagé. Il ne pouvait pas éviter de s’entraîner, mais leurs séances devenaient de plus en plus dangereuses. Il ferait peut-être mieux de se chercher un autre mentor. Le professeur Laverty lui avait proposé son aide ; Lofwyr aussi. L’offre du dragon était probablement un piège, puisque son agent, Jacqueline la sasquatch, avait trahi les runners. Laverty, lui, devait avoir ses raisons. Sam, en tout cas, n’avait aucune envie de frayer avec un des gros bonnets de Tir Tairngire. Sally semblait être le seul mage en qui il puisse avoir confiance ; mais il commençait à douter d’elle. Il faudrait qu’il mette les choses au clair. Il avait besoin de ses dons magiques pour retrouver Janice.
Sam observa Sally, qui feignait de s’intéresser au monde extérieur.
— C’est aussi bien qu’on ne s’entraîne pas ce soir, finit-il par dire. Je dois voir M. Johnson, et j’aurai besoin de quelqu’un pour me couvrir.
— J’ai mieux à faire que de jouer à la baby-sitter ! rétorqua-t-elle sans se retourner.
Sam soupira. Mieux valait prendre un profil bas :
— Très bien, on se retrouve plus tard. Descendant l’escalier, Inu sur les talons, il se demanda si Sally serait là quand il reviendrait.