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Ce que disait Dan Shiroi ne manquait pas de sens pour Janice. Il se montrait même raisonnable, compte tenu du contexte de sa vie. Avec lui, Janice pouvait enfin aspirer au bonheur, comme Jaime Garcia, Han et les autres membres de l’organisation secrète. Quel que soit le monde où ils vivaient, ils appartenaient tous à l’espèce métahumaine.
Dan était un excellent professeur. Elle arrivait à accomplir des choses qu’elle n’aurait pas crues possibles. Les sortilèges et la concentration de ses sens astraux lui venaient presque facilement. Elle savait comment dissimuler son apparence aux norms et leur paraître humaine. Ses rêves d’enfant s’accomplissaient enfin.
La magie était apparue avec sa seconde métamorphose. C’était à la fois une bénédiction et une malédiction. Dan avait raison ; leur race devait se rassembler. Les norms détestaient tout ce qui ne leur ressemblait pas, surtout les métahumains. Autrefois, elle avait cru que cette haine était liée à la peur de l’étrange et de l’inconnu. En fait, elle devait venir des coins plus sombres du cerveau humain.
Il y avait tant de norms, et si peu de métahumains… Même sa grande force et ses sens supérieurs ne la protégeraient pas d’une émeute.
Janice avait appris qui étaient ses amis, et quelle était sa place dans le monde.
Elle jeta un coup d’œil sur la forme endormie de Dan. Les rayons du coucher de soleil s’insinuaient par les volets, teintant sa fourrure de rose. Bientôt, il s’éveillerait et il partirait. Il disait qu’elle travaillait pour lui à présent, mais elle n’avait pas grand-chose à faire, sauf d’apprendre la magie.
Grâce à la magie, elle avait psychiquement suivi Shiroi au centre du monde, dans une gigantesque caverne qui menait à l’autre réalité. Là, elle avait rencontré Son totem. Elle avait vu Son œil brillant et senti la douceur de Sa fourrure. Dans le silence de la nuit, elle avait entendu Son cri et, levant les yeux, elle avait aperçu Sa silhouette qui traversait le ciel pour danser avec la lune. Loup l’avait choisie. Janice était fière que le prince de la forêt l’ait considérée comme sienne.
Elle commençait à comprendre Loup, à sentir le prédateur en elle.
La main de Dan sur son épaule la tira de ses songes. Elle se tenait devant la fenêtre, observant les ténèbres qui recouvraient l’ancien East End de Londres. Le nouveau quartier, flambant neuf, ne ressemblait pas aux précédents. Les assassins rôdaient dans les rues et les dealers de tous genres s’y terraient. L’East End était devenu le refuge d’une race de parasites humains parfaitement dégoûtants. Shiroi lui avait dit que cet endroit faciliterait son développement magique. C’est pourquoi ils résidaient dans un immeuble d’habitation fortifié. Il lui avait promis qu’ils partiraient bientôt.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— Non, mentit-elle.
— Bien. (Il l’embrassa.) Je pensais que nous pourrions essayer ce soir un voyage dans un autre royaume. Le dernier était des plus encourageants.
— D’accord, répondit-elle, excitée à l’idée de revoir Loup.
Dan lui prit la main et la conduisit au rez-de-chaussée, où ils pratiquaient leur entraînement magique. Han était déjà là ; il répandait des herbes odorantes pour parfumer la salle. Comme à son habitude, il ne dit rien, mais il hocha la tête quand Janice le salua. Puis il replia sa silhouette couverte de fourrure derrière son tambour. Janice s’étendit à même le sol pendant que Dan lançait un sort pour s’assurer qu’ils ne seraient pas dérangés.
— Prête ? demanda-t-il.
— Impatiente.
Il s’assit en tailleur près de sa tête et posa les mains de chaque côté de son visage. Il entonna le chant de voyage ; Dan battit la mesure avec son tambour. Janice écouta la musique jusqu’à ce que paroles et instrument se confondent.
Le rythme vibrait dans tout son corps. Elle se laissa conduire par le tempo, atteignant peu à peu un état de conscience chamanique. Un trou béant s’ouvrit devant elle, mais elle n’avait pas peur. Elle se glissa dans l’ouverture et se laissa doucement tomber.
Elle se trouva bientôt dans un autre monde.
La lune brillait, juste à l’horizon. Elle était pleine et belle. Janice la salua ; elle entendit le cri de Loup. La joie gonfla sa poitrine. C’était ainsi qu’elle aspirait à vivre, libre de faire ce qu’elle voulait, sentant l’air frais sur sa fourrure. La nuit était devenue son alliée. Elle courut.
Janice ne se pressait pas ; elle exultait. Elle courait parce qu’elle en avait envie. Un loup blanc courait à son côté. Dan. Il était plus grand et plus fort qu’elle, mais il ne la menaçait pas. C’était son mâle ; ils dirigeaient la meute. Ils étaient puissants. Personne ne pouvait les défier.
Ils couraient.
La lune grimpait dans le firmament étoile, mais Janice n’avait pas besoin de sa lumière blafarde. Ses sens étaient exacerbés. Rien ne lui échappait… surtout pas l’odeur de sa proie.
Un éclair blanc : un lapin effrayé jaillit de sa cachette. Ils le prirent en chasse.
Un amas de buissons se dressait devant eux. Le lapin, voyant son salut, redoubla de vitesse. Dan lui bloqua la route. La proie s’arrêta net, tremblant de tous ses membres. Le loup la coinça avec sa patte. L’animal se débattit, en vain. Shiroi fixa Janice, lui laissant l’honneur de le tuer.
Le lapin sentit ce qui se passait ; il la fixa avec des grands yeux implorants. Ne savait-il pas où était sa place dans l’ordre des choses ? Il figurait la proie. Le loup était le prédateur ; le lapin, sa victime.
Les yeux paniques de la pauvre bête regardaient Janice.
Elle hésita. Ce n’est que de la viande.
Oui, de la viande. Alors pourquoi ne voulait-elle pas refermer ses mâchoires sur sa nuque ? Elle fit demi-tour.
Dan tua le lapin et déchiqueta sa carcasse. Quand il eut terminé, il offrit sa part de viande à sa compagne.
Elle la mangea. Les loups dévoraient les lapins, c’était ainsi.
Avec le temps, tu réussiras, dit Dan. Il ne lui fit aucun reproche. Elle ressentait sa patience et son amour. Il comprenait. Il attendrait qu’elle prenne elle-même la décision. Il avait promis qu’il ne l’obligerait à rien.
Elle l’aimait.
Après avoir mangé, ils se remirent à courir. Enfin, elle sentit la fatigue la gagner. Leur vitesse décrut au rythme du tambour. Le voyage touchait à sa fin.
Janice s’éveilla de sa transe, se sentant reposée et rassasiée. Dan lui demanda de raconter ce qu’elle avait éprouvé. Quand elle eut terminé, il lui dit qu’il était satisfait. Elle savait que c’était vrai.
Shiroi avait une affaire importante à régler ; il la laissa. Janice retourna dans l’appartement, à l’étage du dessus, et reprit sa place devant la fenêtre, enveloppée par la lassitude de l’accomplissement. Dans les rues de l’East End, les équipes de nettoyage du matin traitaient les débris de la nuit. Des charognards. Ils se servaient sans doute des restes abandonnés par les prédateurs. Elle vit une équipe charrier un cadavre tiré d’un immeuble voisin. Une autre épave qui disparaissait ; une autre victime du métroplexe. Une nouvelle journée commençait à Londres.