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Dodger ne s’était jamais senti si fatigué. Il fixa quelques instants la connexion informatique qu’il tenait dans la main, puis laissa le câble s’enrouler dans son cyberdeck. Un long séjour dans la Matrice crevait toujours un decker ; cette fois, son corps ne suivait plus son cerveau. Essayer d’accomplir seul le travail de toute une équipe l’avait achevé.

Les recherches de Sam et de Hart s’étaient soldées par un échec. La Matrice ne contenait aucun indice, et une vérification du statut des druides suggérait qu’ils n’étaient pas à l’origine de la disparition de ses compagnons. Willie n’avait rien trouvé non plus. Même les indics des rues d’Herzog n’avaient rien à offrir, quelque fût le tarif proposé. Pourtant, il était impossible qu’ils soient restés cachés à Londres si longtemps sans laisser de traces.

Dodger était frustré. Il se moquait de Hart ; il s’en était toujours méfié. Mais Sam… Le decker avait mis son ami dans le pétrin et il avait disparu. Sa culpabilité était aggravée par le temps qu’il avait perdu à se concentrer sur l’autre problème.

Là non plus, il n’avait rien trouvé, mais le mystère l’appelait comme le chant d’une sirène. Il fouillait la Matrice à la recherche de l’Intelligence Artificielle qui se faisait appeler la Fée Morgane.

Dodger était entré en contact avec les meilleurs deckers de la Matrice, mais ils ne savaient rien. Au début, il n’y avait même pas de rumeur au club Cyberspace. A présent qu’il avait posé tant de questions, l’elfe était sûr que les potins allaient bon train. Ses collègues deckers n’étaient pas stupides ; ils commenceraient à fouiller de leur côté. Quelqu’un finirait bien par savoir quelque chose.

A moins que l’IA soit trop intelligente pour des deckers mortels ? Peut-elle se terrer dans la Matrice sans qu’on la détecte ?

Il ignorait la réponse.

Mais il savait que Renraku n’avait toujours pas annoncé au monde l’existence de l’Intelligence Artificielle. Ce qui signifiait, en clair, que leur programme avait foiré. Si la corporation avait été propriétaire d’une IA en bon état de marche, elle l’aurait franchisée à ses filiales.

Sauf si elle l’utilisait pour des raids dans les ombres. Après tout, l’IA existait dans l’architecture virtuelle du Cercle Caché, et l’enquête de Dodger n’avait révélé aucune connexion entre Renraku et le Cercle. Renraku avait des contrats avec le gouvernement britannique, mais le decker n’avait rien trouvé d’inhabituel. En temps normal, il aurait pensé que les informations étaient trop bien cachées. Avec l’intervention de l’IA, il ne pouvait être sûr de rien. Les cérémonies du Cercle Caché ne correspondaient pas au style de Renraku.

Dans ce cas, que fait l’IA dans l’architecture du Cercle ?

Il avait d’abord pensé que Renraku agissait contre les druides. De tels criminels pouvaient attirer l’attention d’une corpo aux prétentions civiques exacerbées. Détruire des terroristes valait toujours quelques points positifs à la bourse. Mais l’IA n’était pas intervenue contre le Cercle, et les opérations de Renraku en Europe étaient en berne. Et le contingent local de Samouraïs Rouges se trouvait en mission sur le continent. L’intuition de Dodger lui disait que la corpo n’était pas impliquée.

Dans ce cas, qui dirige l’IA ?

Ce n’étaient pas les druides. S’ils avaient disposé d’une telle puissance, le decker n’aurait plus été qu’un légume.

Malgré toutes ses compétences, l’IA restait une énigme pour Dodger. Elle l’avait trouvé dans l’arborescence du Cercle. Comment ? Elle lui avait même fait porter un présent. Pourquoi ? Le suivait-elle ? Pourquoi et comment ? Que diable se passait-il ?

Dodger commençait à croire que l’IA seule avait les réponses. S’il la rencontrait à nouveau, il lui poserait des questions. Mais c’était dangereux ; il n’avait pas envie de traîner en présence de l’IA. Pourtant, il se sentait anormalement attiré par elle. Il ne pouvait plus le nier. Mais les émotions n’avaient pas leur place dans un monde d’électrons où les phéromones n’existaient pas. L’elfe frissonna ; ce qu’il ressentait en présence de l’IA ressemblait à ce qui le liait à Teresa : de l’amour.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Il était fatigué, troublé et affamé. Sachant qu’il ne pourrait rien faire si son corps l’abandonnait, il alla jusqu’au réfrigérateur, priant pour que Willie l’ait rempli de victuailles avant de changer de QG.

Il n’avait pas trouvé l’idée géniale. Sam ou Hart ne sauraient pas où il se trouverait, et laisser un message avec un plan était aussi dangereux que rester. C’est pourquoi il avait préféré attendre ses amis.

Il sortit une bouteille de Kanschlager du frigo. Il allait l’ouvrir quand un bruit épouvantable le fit sursauter. Il lâcha la bouteille. Elle explosa sur le carrelage, aspergeant ses pieds nus d’échardes de plastique et de bière. Un regard derrière lui l’éveilla d’un seul coup.

Deux hommes s’étaient introduits dans le squat. Celui qui était habillé en noir avait glissé sur les vestiges du dernier repas de Dodger ; il s’était rattrapé à la table où étaient posés le cyberdeck et la radio de Willie. La chute de ces équipements les avait trahis.

Le deuxième intrus avait déjà traversé la salle. Au départ, Dodger crut qu’il s’agissait d’un Shidhe, à cause de la coupe de ses vêtements, mais la barbe en bataille qui dépassait du capuchon balaya cette idée. Le norm se saisit de l’elfe à l’instant où il allait dégainer son arme.

Dodger fut précipité contre le bord du plan de travail de la cuisine. Puis il sentit le canon froid d’une arme se coller à son menton.

— Assez confiant pour ne pas changer de QG ? dit une voix familière. Dois-je te descendre ou te laisser inventer un mensonge pour t’en sortir ?

— Sam ? fit Dodger, surpris.

Le runner lui sourit :

— Etonné, non ? Elle n’a pas réussi à me garder.

Verner attrapa l’elfe par les épaules, puis il le lança contre le réfrigérateur. Il recula de deux pas et visa la poitrine de Dodger avec son arme.

— Sam, ce n’est pas un pistolet tranquillisant !

— Non, Dodger. Donne-moi une bonne raison de ne pas l’utiliser.

— L’utiliser ? De quoi parles-tu ? Que s’est-il passé ? On essaie de vous retrouver, toi et Hart, depuis une semaine. Nous étions vraiment inquiets. Qui c’est ce type ? Où est Hart ? Elle va bien ?

Sam garda un visage de marbre :

— Hart est dans la mouise avec ses amis. Excuse-moi, tes amis.

— Mes amis ? Que veux-tu dire ?

— Arrête ton char, Dodger ! J’en ai marre de tes mensonges ! Regarde-toi ! Tu es pathétique. Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ? Tu bois pour oublier tes soucis ? Ou tu te prépares à vendre Willie ? Tue-la. Ce sera plus simple que de la faire mettre en cage. Venez voir l’interfacée naine et le fou venu de Seattle ! Génial ! Epoustouflant ! Les monstres de Dodger et Hart Entreprises ! Tu m’a baisé la gueule pour la dernière fois.

Dodger se redressa péniblement ; son dos le faisait souffrir. Il ne comprenait rien à ce que racontait Verner, mais celui-ci ne l’écouterait pas.

— Tu te trompes, mon ami. Je n’ai pas comploté contre toi !

— Menteur !

Sam leva son arme.

Le canon visait l’elfe entre les yeux. La mort était au bout du canon. Mais la main du runner se mit à trembler.

— Nom de nom ! Je ne peux pas !

Sam jeta son arme. Son compagnon parla pour la première fois depuis leur arrivée :

— C’est aussi bien, Sam. Je ne crois pas que l’elfe mente. Son aura indique qu’il ne comprend vraiment rien.

Verner se détourna, les poings serrés. Son compagnon l’observa d’un air inquiet, puis il fixa Dodger.

L’elfe tremblait sans pouvoir se contrôler. Tout à coup, la voix de Willie cracha dans le poste radio :

— Twist ! C’est toi ? Que se passe-t-il ? Foutredieu, que quelqu’un réponde !

Sam prit l’appareil :

— Je suis là, Willie.

— Heureuse de te savoir en vie. Où étais-tu passé ?

— J’étais parti en vacances forcées.

— Sacré moment pour aller faire du tourisme ! Tu aurais pu revenir plus tôt.

— C’était impossible, Willie. (Verner prit une grande inspiration.) Mon guide ne l’entendait pas de cette oreille.

— Le principal, c’est que tu soit là, rétorqua l’interfacée. Paré à reprendre du service, mon gars ?

— Paré.

— Tant mieux, parce que tu es le dernier mage en état d’agir.

— Le dernier… Que s’est-il passé ?

— J’avais envoyé une sonde à Herzog. Il est mort. Quelqu’un a fait un raid sur son sanctuaire, mais il s’est défendu. Il en a descendu quatre ou cinq. Vu l’état des cadavres, je ne suis pas tout à fait sûre.

— Le Cercle ?

— Non, répondit Willie. A moins qu’ils aient l’esprit plus ouvert qu’avant ton départ. Les flingueurs étaient des elfes.

Sam se tourna vers Dodger :

— Tu peux répéter ?

— J’ai dit que les types qui ont fait sa fête à Herzog étaient tous des elfes.

— Des elfes, répéta Verner. Dodger, nous avons à discuter.