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Les passagers étaient nerveux – avec de bonnes raisons. Sam Verner l’était aussi ; pourtant, personne ne le visait avec une arme. Pour les corporatistes terrifiés, recroquevillés dans leurs sièges, les shadowrunners semblaient être des bêtes enragées, prêtes à les tuer sans provocation. A dire vrai, leur évaluation de la situation était proche de la vérité. Sam le pensait en observant l’agité qui se tenait devant lui.
Jason Stone était petit, mais il n’avait pas besoin de son pistolet-mitrailleur Sandler TMP pour paraître dangereux. Les muscles reconstitués de l’Indien et ses gestes nerveux suffisaient amplement. Il était ce qu’on appelait un samouraï des rues, du muscle à louer, une montagne de chairs d’autant moins fragiles qu’elles étaient bardées de cyberware. Comme beaucoup de ses collègues, la modification de son corps lui avait coûté une grande part de sa santé mentale. Ses boucliers oculaires chromés masquaient ce qui restait de son âme, mais son sourire cruel trahissait ses émotions. Il serait heureux d’utiliser son arme.
A l’autre extrémité de la cabine, George Gueule de Raie et Loutre Grise menaçaient l’équipage. Eux aussi étaient des samouraïs ; mais ils ne dansaient pas encore sur le fil de la folie comme leur chef. Heureusement, car si Sam avait besoin d’eux pour se protéger, il ne pensait pas pouvoir supporter plus d’un samouraï de l’agressivité de Stone.
Verner passa devant Jason. Il savait qu’il bloquait en partie sa ligne de tir, mais les autres le couvriraient. Ils l’avaient toujours fait. Peut-être n’aimaient-ils pas Sam, mais ils le protégeraient jusqu’à ce qu’ils soient payés.
— Encore deux minutes, messire Twist, dit une voix dans le récepteur auriculaire de Verner.
Sam hocha la tête, même si Dodger ne pouvait pas le voir. Le récepteur était le seul moyen de savoir où l’elfe se positionnait dans la Matrice. Dodger aurait pu confier le compte à rebours à un sous-programme vocal ; en intervenant personnellement il révélait son inquiétude. Le decker elfe préférait jouer la carte de la prudence : un sous-programme aurait pu être purgé du système avant que Sam s’en aperçoive. Un decker dans la Matrice était une sécurité appréciée de tous les shadowrunners.
Dans deux minutes, les préparatifs de décollage seraient terminés, et la navette de l’Aztechnology prendrait son envol pour l’aéroport international de Seattle. Si les runners retardaient le décollage, la tour de contrôle du métroplexe serait alertée. Il fallait que la navette parte à l’heure prévue, de façon à laisser au groupe le temps de quitter les lieux avec le colis. Jusqu’à présent, seuls les passagers connaissaient leur présence. La boîte noire de Dodger avait bloqué les communications avec la cabine de pilotage dès que Verner l’avait fixée à la paroi. Ils auraient déjà dû être partis, mais l’homme qu’ils cherchaient n’avait pas répondu au code quand ils avaient parlé aux passagers. Le temps passait trop vite au goût de Sam.
Où se cachait Raoul Sanchez ? Etait-il seulement à bord ?
C’était le cas, d’après la liste des passagers. Peut-être avait-il pris peur, à présent que son escorte était arrivée ? Mais pour quelle raison ? Son exil ne serait que temporaire. M. Johnson avait préparé une bonne planque, et, dans une semaine ou deux, Sanchez serait de retour au travail, sain et sauf dans sa nouvelle corpo.
Verner le trouva à la troisième rangée. Sanchez regardait droit devant lui, le front trempé de sueur. Ses mains agrippaient les accoudoirs de son fauteuil.
— Venez, Sanchez, nous n’avons pas de temps à perdre.
L’homme tourna la tête vers Sam. Ses yeux noirs irradiaient la peur. Il avala bruyamment sa salive :
— Je vous en prie ; je n’ai rien fait. Le runner ne sut pas quoi dire.
— Foutredieu, Twist ! Si c’est lui, cassons-nous en vitesse ! s’exclama Jason, qui tira Sanchez par le bras. On va pas se faire piquer parce que ce rond-de-cuir pisse dans son froc !
Le samouraï des rues enfonça le canon de son arme sous le menton du corporatiste :
— On s’amuse pas avec nous. Comprende ?
— Je vous en prie, señor, ne tirez pas, gémit Sanchez. Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je ne suis qu’un technicien, pas un ahman. Je n’ai pas accès aux secrets. Je ne suis personne.
— Tu ne seras plus qu’un cadavre si tu ne lèves pas tes fesses !
— Jason, intervint Sam, je crois que le señor Sanchez en sait moins que nous sur cette affaire.
— Je m’en fiche. On l’embarque.
Verner n’aimait pas la tournure des événements :
— Loutre, jette un coup d’œil dehors. Dodger, quelque chose sur la grille du trafic aérien ?
— Négatif, messire Twist, répondit l’elfe dans l’écouteur.
Il surveillait la conversation grâce au micro de Sam. Loutre revint dans la cabine ; elle secoua la tête.
— Bon, quelle que soit la raison de ce raid, il n’y a pas de piège. Fichons le camp d’ici.
Loutre acquiesça et débloqua la porte de la cabine. Gueule de Raie resta impassible, comme d’habitude, mais il gardait les yeux rivés sur Jason. L’Indien tenait toujours Sanchez par le bras.
— Ça pue ! Ce doit être un piège, et Pedro en fait partie. (Il écrasa la pomme d’Adam du pauvre type avec le canon de son arme.) N’est-ce pas, Pedro ? C’est sûr. Tu es trop nerveux. Tu n’aimes pas jouer l’appât quand le poisson a des dents, hein ? Je déteste qu’on se foute de moi, Pedro.
— La ferme, Jason, s’écria Verner. Il a une arme sur la gorge. Normal qu’il soit nerveux. Allez, embarquons-le. Plus tôt nous serons partis, mieux ce sera.
Le samouraï tourna lentement ses yeux miroir vers lui :
— Je te dis qu’on ferait mieux de le griller. Ça servira de leçon.
L’Indien cherchait les limites de Sam, comme il le faisait toujours depuis qu’ils avaient été séparés de Fantôme. Jason aimait se dire qu’il était aussi bon que son ancien chef, mais Verner ne voyait aucune comparaison possible. Fantôme Qui Marche à l’Intérieur était un vrai guerrier, coulé dans le moule des anciens héros de son peuple. Il méritait amplement son surnom de « samouraï », contrairement à ce fou cybernétisé. Pour Jason, la fin justifiait les moyens ; s’il fallait utiliser la vie d’un homme dans ses jeux de pouvoir, il s’en moquait.
Cette fois, la vie de Sanchez n’était pas la seule chose en jeu. Si Sam reculait, il ne pourrait plus contrôler Stone. Il soupira et concentra toute son assurance dans sa voix :
— Je t’ai dit qu’on ne tuerait personne. On l’embarque.
Jason le fixa, jouant de l’effet inquiétant de ses boucliers oculaires chromés. Peu impressionné, Verner le foudroya du regard. Puis un mouvement, à l’arrière de la navette, attira son attention. La main droite du passager était relevée, et le canon brillant d’une arme apparut à la base de sa paume.
Jason se retourna avant que Sam ait le temps de dire un mot. L’homme avait des réflexes rapides, mais le samouraï réagit plus vite encore. Il fit un pas de côté ; Verner sentit la chaleur de la balle, qui s’enfonça dans la paroi de la cabine.
Le tireur se baissa, espérant utiliser comme bouclier le siège de devant et son occupant. Stone tendit le bras dans sa direction, avec un geste trompeusement imprécis. Le Sandler TMP était équipé d’un adaptateur qui relayait les informations de visée dans la plaque d’induction de sa paume. Quand la mire apparaissait dans ses yeux, il était certain qu’il visait sa cible.
Stone tira. La balle du Sandler traversa l’appui-tête du fauteuil. Le tireur retomba dans une gerbe de sang. Plusieurs femmes se mirent à hurler.
Pendant que Gueule de Raie criait à tout le monde de rester en place, Jason alla examiner sa victime. Fouillant ses poches, il trouva un portefeuille, y jeta un coup d’œil, puis le jeta par terre. L’Indien cracha sur le cadavre :
— Saloperie de flic de L’Azie !
Sam se détendit un peu. L’attaque n’était pas un piège, comme il l’avait craint. Le tireur appartenait peut-être à la police de l’air. Ou il était en vacances ? Il avait simplement voulu faire son travail, et empêcher des shadowrunners de tuer un corporatiste.
— Les jeux sont faits, Twist, dit Stone. On ne peut pas se permettre de traîner Pedro derrière nous.
Avant qu’il puisse répondre, une main le tira par la manche.
— señores, vous ne pouvez pas m’abandonner, gémit Sanchez.
— C’est ce que tu crois ! grogna Jason.
— Je suis condamné.
— Tout le monde a vu ce qui s’est passé, le rassura Verner. Vos chefs comprendront. Ils sauront que c’était une erreur.
Sanchez secoua la tête :
— L’ahman. Il ne me croira pas.
— Ils diront à votre ahman ce qui est arrivé.
— Non, señor. Il refusera de le croire.
— Et pourquoi ? Vous avez cinquante témoins.
— Non, señor. Regardez.
Jetant un coup d’œil sur les passagers, Sam comprit. Il reconnut tout de suite la résignation et la peur qui figeaient leurs visages. Ces gens-là oubliaient déjà que Sanchez était l’un des leurs.
La cabine puait la mort. Le pauvre salarié avait raison : ils devaient l’emmener. Un homme de la sécurité d’Aztechnology avait été tué. Ce n’était plus une affaire mineure, et les collègues de Sanchez ne le défendraient pas. L’ahman pourrait décider qu’il était responsable, malgré les preuves du contraire. S’il le condamnait, ceux qui prendraient sa défense seraient soupçonnés à leur tour – s’ils ne partageaient pas son sort. Aztechnology n’était pas connue pour sa clémence.
Verner fixa Sanchez dans les yeux. Il était terrifié à l’idée de rester et à celle de quitter la corporation ; les shadowrunners et son propre désespoir ajoutaient à son angoisse.
Sam comprenait ce qu’il endurait. Il saisit Sanchez par les épaules et lui sourit :
— Très bien. Fichons le camp. La gratitude masqua presque la frayeur du pauvre employé.