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L’homme d’osier se tenait au sud, à l’autre bout des lignes inscrites à la craie, face à la surface de terre nue en forme de bouclier par laquelle ils étaient tous entrés dans la zone rituelle. Le calice d’argent, rempli d’eau bénite, était posé à l’ouest, et l’odeur parfumée du brasero allumé à l’est emplissait l’espace. Seules les parties supérieures du mannequin étaient visibles au-dessus du labyrinthe de verdure.

Excepté la structure d’osier, Glover trouvait la situation familière. D’habitude, la lance à pointe dorée se dressait au sud, mais ce n’était pas un simple rituel. C’était la cérémonie sacrificielle la plus importante de la religion druidique. Six élus, descendants d’une lignée pure, étaient attachés à l’homme d’osier ; un à chaque membre, un dans le tronc et l’autre, recroquevillé dans sa tête. Gordon se tenait devant le mannequin avec une torche à demi dissimulée par les manches de sa toge blanche. Il semblait pensif et résolu. Réfléchissait-il à son rôle prochain dans le rite ?

Les symboles en place, il était temps de commencer. Gordon abandonna l’homme d’osier et rejoignit sa place près du centre du cercle, prenant soin de ne pas piétiner les lignes tracées à la craie. Atteignant le pentagramme où il devait se tenir, David Neville vint à sa rencontre et acheva le dessin. Les autres druides prirent leur poste, tels des spectres blancs évoluant dans la nuit. Chacun portait une toge rituelle, un bandeau doré et la capuche d’un initié. Sir Winston, qui présidait la cérémonie, se distinguait de ses pairs par un lourd pectoral en or gravé de l’insigne solaire de son totem.

Tout était en place. Glover ne remarqua rien d’anormal pouvant justifier l’inquiétude de Hyde-White. L’anneau de cérémonie avait été dessiné comme l’exigeait le rituel. Que pouvait-il arriver ?

Le corporatiste se joignit au cercle, ajoutant son énergie magique au sortilège en préparation. La silhouette de Neville commençait à briller d’une lueur surnaturelle. Glover remarqua que l’aura de Hyde-White semblait pâle, comme s’il ne s’était pas entièrement livré au rite. Un chaman de moindre compétence aurait pu tout faire rater de cette manière, mais une parcelle du pouvoir du gros homme suffisait à la tâche en cours.

Neville entonna le chant d’ouverture. Il demanda à la terre d’entendre leur appel. Il adressa des prières à toutes les forces de la nature et leur exprima la dévotion du Cercle. Il marqua une pause avant de parler du sacrifice.

Neville adressa un signe de tête à Gordon, qui brandissait sa torche éteinte. Rassemblant un peu de l’énergie de chaque druide présent, Neville invoqua une lance de flammes qu’il précipita sur la torche.

Une fois son brandon allumé, accompagné par le chant rythmique des autres druides, Gordon retourna au bord du cercle, face à l’homme d’osier. Il enflamma le bras gauche du mannequin, puis abandonna sa torche dans une jambe d’osier. Il s’inclina, avant de reprendre sa place dans le cercle, au centre du pentagramme.

— Nous offrons l’holocauste, dit Neville. Que le ciel l’accepte.

Les druides continuèrent leurs incantations, haussant la voix tandis que les flammes dévoraient l’homme d’osier. Sanchez, première des victimes expiatoires, mourut sans un cri. Les initiés chantèrent plus fort.

Un vacarme fait de métal tordu et de bois déchiqueté domina soudain leur mélopée, arrêtant net la cérémonie. La cacophonie provenait d’un endroit proche du manoir.

Derrière les dépendances, une silhouette indéfinissable se dressait. L’énorme masse de débris et de matériaux divers enfla jusqu’à dépasser le toit des écuries. La chose semblait vouloir approcher du cercle.

— David, dit calmement sir Winston, nous ne devons pas être interrompus.

— Je vais retenir ce monstre, père.

David Neville se déconnecta de la gestalt. Glover doubla sa concentration pour combler en partie le vide créé par son départ. Ce n’était pas facile, car la chose attirait sans cesse son regard inquiet.

Les flammes dévorant l’homme d’osier éclairaient l’apparition. A chaque pas, elle paraissait plus définie. C’était un golem constitué de carcasses de voitures, de planches et d’ordures ; il imitait la silhouette de l’homme d’osier.

Un des sacrifiés poussa un hurlement ; la chose sursauta. Morceau par morceau, ce qui restait de la voiture de Glover, une antiquité à essence, se détacha du monstre.

David Neville l’affronta. Il évitait soigneusement d’enjamber la protection magique tracée sur le sol. Il se tenait droit, les bras écartés, les paumes tendues pour demander de l’aide.

— Par les puissances du ciel, je te commande. Par la force de la terre, je te chasse. Je tiens fermement ma place sur le sol caressé par le vent, et je te chasse !

Glover vit l’énergie se rassembler autour de David tandis qu’il se préparait à l’attaque. Les ténèbres scintillantes de l’aura du monstre parurent absorber la rafale magique comme si elle n’avait jamais existé. Glover sentit sa gorge se dessécher. Le jeune Neville n’était qu’un snob imbécile, mais il se spécialisait dans le combat contre les entités mystiques. Quoi que fût cette horrible chose, elle possédait assez de puissance pour lui résister.

Une gueule béante bordée de pare-chocs, de ressorts et de fragments de métal cracha un flot de détritus à demi liquéfiés sur le jeune homme. Neville voulut reculer, pris de nausée. Mais la mare putride se gélifia autour de ses pieds. Ses jambes disparurent dans la masse poisseuse. Neville essaya encore de conjurer la créature, mais l’odieux monticule l’ensevelit.

Le chose fut prise de convulsions et menaça de s’écrouler, comme si le jeune homme avait réussi son sortilège. C’était un leurre. La créature se vidait dans la marée spongieuse qui venait d’avaler David Neville.

A son tour, Barnett s’attaqua au monstre. Les flammes qu’il avait invoquées s’écrasèrent contre son torse. Excepté une colonne de fumée, le golem ne réagit pas à l’assaut magique.

Hyde-White semblait en transe ; la sueur coulait sur les bourrelets de graisse de son visage et de son cou. Comme Glover, il concentrait son énergie sur le rituel pendant que les druides restants s’occupaient de la créature.

Les autres membres du Cercle tentèrent de conjurer le monstre. Leur effort, cette fois, eut un résultat : la chose parut coincée entre les anneaux de protection extérieurs et intérieurs. Fitzgilbert, un des druides, s’aventura trop près d’elle. Il fut frappé par un membre métallique qui venait de se décrocher. Il s’écroula, la nuque brisée.

Hyde-White, avait enfin, quitté sa place. Il approcha de Glover :

— Andrew, vous voyez où nous a conduit l’obsession de Neville. Il ne contrôle pas cet esprit corrompu. Comme je le craignais, il y a une erreur dans le rituel ; c’est ce qui a donné naissance à cette chose. Si le sacrifice va à son terme, j’ignore quelle sera sa puissance.

Glover fixa le golem. C’était fascinant, à la fois attirant et dégoûtant. La chose exsudait le pouvoir : la preuve que Hyde-White avait raison.

— Nous devons l’arrêter.

— Si le sort est rompu trop abruptement, il risque d’y avoir un choc en retour. Je maintiendrai le lien avec Neville pendant que vous ferez ce qu’il faudra.

Ce qu’il faudra.

Glover jeta un coup d’œil en direction de l’homme d’osier. Les flammes avaient déjà consumé sa moitié gauche et elles s’étendaient au reste du mannequin. Une partie des sacrifiés étaient morts. Corbeau était attaché au bras droit ; il commençait à se débattre, car la chaleur dissipait les effets de la drogue qui embrumait son esprit.

Tant d’efforts pour l’amener ici, et tout est fichu à cause de l’arrogance de Neville !

Au centre du cercle, sir Winston brandissait sa serpe au-dessus de sa tête. Il avait les yeux fermés ; ses lèvres remuaient au rythme des paroles du rituel.

— Nous offrons le sang à la terre. Que le sol boive cette liqueur divine pour se rafraîchir !

Gordon approcha de lui. Il entonnait la prière de l’offrande, proposant son propre sang pour revitaliser la terre. Il s’agenouilla devant Neville et pencha la tête en arrière pour exposer sa gorge.

Glover ne pouvait pas permettre qu’un sang royal nourrisse la monstruosité. Espérant qu’il ne détruisait pas du même coup l’espoir de la terre, il concentra sa puissance en un rayon de feu magique qui sectionna le bras droit du golem. Corbeau fut tué sur le coup.

— Imbécile ! Qu’avez-vous donc fait ? hurla sir Winston en se précipitant sur Glover.

— J’ai arrêté cette abomination !

— Vous venez de détruire ce pour quoi nous travaillons depuis des années !

— J’ai sauvé notre espoir. Regardez !

Le golem chancelait. Il perdit sa cohésion et s’effondra. Une odeur de putréfaction et de moisissure se répandit sur le lieu sacré. Le corps à demi décomposé du jeune Neville gisait parmi les fragments de métal et de bois. Ses ossements blancs luisaient à la lueur du feu.

— Voyez ce que vous avez fait, vieil homme, et ce que vos ambitions corrompues vous ont apporté. Votre fils est mort. Vous porterez ce fardeau jusqu’à la tombe ! Priez pour que la situation n’empire pas. Reste à espérer que votre folie ne nous aura pas coûté la terre !

— De quoi parlez-vous ? demanda l’un des druides.

Glover désigna le tas de débris qui avait interrompu la cérémonie :

— De ça. Nous avons tous vu que la chose se développait à mesure que les sacrifiés mouraient. (Il se tourna vers Neville :) Si vous aviez continué la cérémonie, cette créature aurait gagné une puissance incontrôlable. Vous auriez donné naissance au destructeur de la terre nourricière !

— Non ! (Le visage du vieil homme reflétait son entêtement.) Elle aurait été détruite. La corruption aurait été balayée !

Glover ne rendit pas les armes :

— Alors, pourquoi s’est-elle dispersée quand j’ai interrompu le rituel ?

Sir Winston fixa les autres druides. Leurs visages étaient accusateurs.

— Je ne sais pas, réussit-il à dire.

— Eh bien, j’en ai vu assez pour le savoir. Vous nous avez mal guidés, sir Winston. Nous devons trouver un autre moyen de guérir la terre. Espérons que c’est encore possible, et que vos perversions ne nous ont pas fermé les portes de la réussite !

Barnett se tourna vers lui :

— Glover, qu’allons-nous faire ?

— Ce qui est nécessaire, répondit Gordon. J’étais prêt à donner ma vie pour restaurer la terre. Qui peut exiger plus ? Qu’on me montre la voie. Si vous voyez les choses de la même manière, monsieur Glover, je vous suivrai.

— C’est une immense responsabilité, dit Andrew.

— Vous vous êtes montré digne de la prendre.

Glover fut agréablement surpris. Des félicitations de Sa Grandeur ! Hyde-White avait eu raison. Des occasions se présentaient à lui ; il serait un imbécile de ne pas les saisir. Il tenta de cacher sa joie et de demeurer impassible pendant qu’Ashton, l’étudiant de Neville, ôtait le pectoral d’or d’archidruide au vieil homme pour le lui tendre. Ses mains tremblaient quand il le reçut.

— Je sers la terre comme vous, Votre Grandeur. Comme vous l’avez compris, nous devons faire tout ce qui est nécessaire pour la guérir. Devenant chef du Cercle, je n’aurai d’autre objectif que le retour de la terre à son ancienne beauté. Rien ne me détournera de cette mission !

Il sentit la force de la conviction monter en lui pendant qu’il parlait. Il ferait tout pour que la terre soit sauvée. Dans son dos, il sentit aussi la présence massive et réconfortante de Hyde-White.