15

Londres puait.

Ce n’étaient pas seulement les ordures et les fumées acres qui imprégnaient tout. La puanteur particulière de Londres était un héritage de l’attaque terroriste de 2039. Un groupe radical appelé Pan Europa avait libéré un agent biochimique dans l’air, en représailles du rôle supposé de l’Angleterre dans la dissolution de la CEE. A l’époque, les terroristes avaient dû être ravis de l’action de leur arme sur le dôme protecteur de la cité. Ils n’avaient pas prévu l’effet secondaire de l’organisme sur les fibres biologiques.

Il n’y avait eu aucun moyen de le combattre. La majeure partie de l’héritage historique de Londres avait été détruite. Les émeutes avaient dévasté la ville, parachevant l’œuvre de l’organisme. Le célèbre esprit de résistance des Londoniens avait sombré, avec les rêves de diriger une nouvelle Europe.

A présent, les structures rouillées du dôme abandonné dominaient la ville comme la carcasse pourrissante d’une bête antédiluvienne, percée çà et là par des gratte-ciel et des antennes de communication.

Sam considérait les tours brillantes du nouveau métroplexe comme des monuments glorifiant le mépris des corpos pour le peuple. Au lieu de nourrir les espoirs des gens, les corpos avaient défié la puissance croissante du Parti Vert et profité du chaos. Avec des votes achetés au Parlement et des pots-de-vin judicieusement distribués à l’aristocratie, elles avaient corrompu la loi britannique, brisant les rêves de sécurité et de protection du peuple. Malgré le retour de la monarchie constitutionnelle, George VIII, le Lord Protecteur et le Parlement ne gouvernaient pas le pays seuls. Les corpos régnaient sur l’Angleterre comme sur leurs employés.

Mais Londres était un métroplexe moderne ; à l’ombre des tours corporatives se trouvait un autre monde. Les corporations et les Verts du Lord Protecteur n’y avaient aucune influence. L’ancienne cité avait ses ombres, un peu comme Seattle. Dans les ténèbres, des hommes et des femmes, des shadowrunners, luttaient contre la domination du pouvoir corporatiste.

Sam sentit les gouttes d’eau poisseuse des égouts couler sur sa nuque.

Pourquoi Hart était-elle en retard ? Quinze minutes. Durant les trois semaines où ils avaient hanté les ombres de Londres, elle avait toujours été à l’heure, sinon en avance… Contrairement à Sally.

— Que fait-elle donc ? souffla Estios d’un air impatient.

— Elle a dit qu’elle viendrait.

Sam aurait voulu être aussi sûr de lui qu’il le laissait paraître. Estios semblait particulièrement nerveux. Bizarre. L’elfe était du genre rouleur de mécaniques ; l’absence de ses partenaires lui importait peu. S’inquiétait-il vraiment du retard de Hart ? C’était improbable ; il ne lui faisait plus confiance depuis Stonehenge.

Une courte série de coups retentit dans le tunnel d’évacuation. Estios dégaina aussitôt son arme. Certain que l’elfe se chargerait des questions immédiates, Sam activa ses sens astraux et sonda l’égout. L’aura qui approchait lui était familière et rassurante. De plus, Hart n’avait pas été suivie.

— Nous sommes au complet ? demanda-t-elle.

— Où étais-tu ? gronda Estios.

Elle ignora sa question :

— Allons voir Herzog.

— Je n’aime pas ça, dit l’elfe aux cheveux noirs.

— Tu n’aimes rien. Tu n’étais pas obligé de venir.

— Nous ne sommes pas tenus de l’impliquer dans nos affaires, Hart, insista Estios. Tu as déjà assez compromis notre sécurité en envoyant Twist le voir.

— Elle n’a rien compromis, Estios, le coupa Sam. Herzog est un professeur. Tu devrais la remercier de me valoriser.

— Apprendre dans l’égout est pire que ne rien apprendre.

Hart éclata de rire :

— Apprendre, c’est apprendre. Je te suggère de garder tes remarques pour toi. Je ne crois pas que notre hôte les appréciera. Si Herzog était là…

— Herzog est là !

La nouvelle voix émanait de la silhouette épaisse qui émergeait des ombres du tunnel. Sam avait senti l’odeur distinctive d’Herzog ; il savait qu’il n’était pas loin, mais les autres, apparemment, ne s’en étaient pas rendu compte. Estios sursauta ; Hart se retourna brusquement. Le nouveau venu émit un rire sonore.

— Pas de combat aujourd’hui, dit-il.

Pour un humain, Herzog était imposant, presque de la taille d’un ork. Sous ses vêtements en patchwork, il n’était que muscles. Il avait une force surnaturelle, un don de la nature intensifié par son totem. Malgré sa masse et les nombreux fétiches décorant ses habits, il marchait presque silencieusement.

— Bonsoir, Herzog, dit Katherine Hart. Je suis contente de te voir.

— Tu as du travail pour moi.

— Direct, avec ça, commenta Estios.

— La nuit avance, elfe. D’autres occupations m’attendent. Si tu trouves mes manières abruptes, tu n’es pas obligé de traiter avec moi.

— Ignore le beau ténébreux, Herzog, coupa Hart. Nous avons besoin de ton aide.

— Pour ?

— Pour nous donner un coup de pouce. Nos sondes psychiques ne nous servent à rien ; nos adversaires sont parés à toute intrusion hermétique. Je pensais que tes talents nous offriraient une approche plus productive.

— Vos adversaires ne sont pas les miens.

— Ce sont les ennemis de tous, intervint Sam.

Herzog se tourna vers lui :

— Alors, pourquoi n’as-tu pas fait ce que demande Hart ?

Verner refusa de répondre. S’il avait été seul avec le chaman, il l’aurait peut-être fait. Mais devant Katherine, il était coincé. Il ne tenait pas à ce qu’elle apprenne à quel point il détestait parler à Chien, parce qu’il craignait l’irrationalité de son essence spirituelle. Il ne voulait pas non plus qu’elle sache combien cette autre présence le terrifiait.

— Je ne peux pas.

— Tu en as le pouvoir, insista Herzog. Tu sais libérer ton esprit. Pourquoi t’es-tu arrêté ? A cause de Chien ou de l’Homme de Lumière ?

Verner hésita ; Katherine le foudroya du regard :

— C’est quoi, cet Homme de Lumière ?

— Rien. Ce n’est rien. Une sorte de symbole subconscient. J’ai encore du mal à atteindre le royaume spirituel. C’est pourtant nécessaire pour entreprendre la tâche que tu demandes. Hart ne répondit rien et se tourna vers Herzog :

— Alors, chaman. Travailleras-tu pour nous ?

— Oui. Il me faut du temps.

— Dans ce cas, nous te laissons agir, finit Estios. L’elfe arrogant disparut dans les ténèbres du tunnel.

Hart remercia Herzog, puis prit le bras de Sam. Le chaman l’arrêta :

— Il reste.

— Pourquoi ? demanda Verner, surpris.

— Tu dois apprendre.

Sam allait protester, mais Katherine l’en empêcha :

— Il a raison. Tu dois apprendre tout ce qui est possible. De plus, si tu restes, tu nous appelleras si Herzog découvre quelque chose d’important. Ça pourrait nous faire gagner du temps.

— Mais tu…

— Mais rien. Tu sais qu’il ne travaillera pas en présence de quelqu’un, sauf s’il s’agit d’un chaman.

— Je ne suis pas…

Herzog éclata de rire :

— Tu es ce que tu es. Tu dois venir avec moi, à présent. Les flics arrivent.

Verner jeta un coup d’œil alentour. Il ne voyait pas grand-chose, mais il entendait des pas précipités. Quels que soient les intrus, ils faisaient trop de bruit pour des runners. C’étaient donc les patrouilles des égouts, et la magie ne les protégerait pas d’un sorcier corporatiste. Hart avait déjà disparu ; il ne pourrait pas la rattraper. Sam n’avait pas le choix. Soupirant, il suivit Herzog. Même le chaman Alligator était préférable à une rencontre avec la police du métroplexe.

Ils s’arrêtèrent quand Herzog fut sûr qu’ils étaient hors de danger. Le chaman s’appuya contre la paroi du tunnel et se tint immobile. Sa respiration soulevait à peine sa poitrine.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda Verner.

— Par nécessité.

— Mais nous ne t’avons rien offert. Ne crois pas qu’Estios te paiera ce que tu désires. Tu n’as rien exigé ; il ne te donnera rien.

Le ricanement du chaman fut à peine audible :

— Je ne fais pas ça pour l’elfe aux yeux de glace. Ni pour ta copine Hart. Je le fais pour toi. Tu dois comprendre que tu ne peux emprunter la voie que si tu acceptes ce que tu es.

— Je l’ai accepté. J’ai appris des sorts. Je peux faire des projections astrales à volonté.

— Tu refuses la vérité. Si tu avais accepté ta nature chamanique, la voie qui mène aux plans spirituels ne serait pas bloquée. Tant que tu nieras l’autre réalité, tu ne réussiras pas. Jusque-là, tu resteras ton pire ennemi.