23
Sam ne savait pas quelle magie Hart avait utilisée pour détruire le monstre. Il ignorait qu’elle fût capable de ce genre de prodige. Il espérait qu’elle n’avait rien. Parfois, utiliser l’énergie mystique au-delà de ses capacités pouvait provoquer la mort.
Verner fut soulagé de constater que l’elfe respirait encore. Il lui tâta le pouls ; son rythme était régulier. Il l’embrassa, heureux qu’elle l’ait sauvé, et surtout qu’elle soit encore en vie. Elle lui rendit son baiser ; elle revenait à elle.
— Voilà une vision touchante !
Sam se figea. Les yeux plissés de Hart lui indiquèrent que le nouveau venu était armé. Le runner pivota lentement sur ses talons.
L’homme qui venait de parler portait un pardessus et un chapeau de tweed usé. Sam n’avait pas besoin de voir sa plaque pour reconnaître un inspecteur du métroplexe de Londres. Un de ceux que les shadowrunners avaient espionnés.
Le flic pointait une arme de gros calibre sur Verner ; il était clair qu’il savait s’en servir.
— Jetez vos créditubes. Posez-les par terre et faites les glisser vers moi.
Sam et Hart obtempérèrent. Le flic récupéra les tubes et les inséra dans un mini-portable qu’il venait de sortir de sa poche intérieure.
Un deuxième flic arriva :
— Tu as trouvé quoi, Dellett ?
— Deux des curieux qui traînaient dehors.
— Identité ?
— D’après les NIS, ils sont morts.
Dellett ne paraissait pas surpris. Sam, lui, fut étonné de la rapidité avec laquelle il avait découvert que leur Numéro d’Identification Système appartenait à des personnes décédées.
— Inspecteur, cria le premier flic, vous ne croyez pas que ce sont les tueurs ?
Burnside sortit de l’ombre :
— Va aider Rogers.
Dellett rangea son arme et alla rejoindre son collègue, occupé à déshabiller le cadavre de Carstairs. Puis ils jetèrent le corps dans le fleuve. L’inspecteur scruta Sam avec intérêt. Le runner, à la manière dont ils s’étaient débarrassés de Carstairs, comprit que les flics ne partiraient pas avant d’avoir effacé tous les indices. Il s’attendait à ce qu’ils fassent de même avec Hyde-White, mais les deux subalternes discutaient au bord de l’eau. Pourquoi un druide, et pas un autre ? Verner scruta l’endroit où il avait vu tomber Hyde-White, mais il n’aperçut pas son cadavre. Le seul qui fût comparable en taille à la masse de graisse du druide appartenait à une bestiole couverte de fourrure blanche. La tête du métahumain avait disparu. Sam avait déjà vu ce genre de créature. L’apparence de Hyde-White aurait-elle été un leurre ? Son retour à sa véritable forme avait épargné une rude besogne aux flics. Qui penserait que cet être couvert de fourrure était un gros industriel ?
Mais les poulets étaient censés combattre le crime, pas l’encourager.
— On m’avait dit que vous étiez incorruptible, Burnside, lança Verner. J’ai dû mal entendre.
L’inspecteur le fixa d’un air mécontent ; Sam sut qu’il avait commis une erreur en l’appelant par son nom.
— Ta gueule ! rétorqua Burnside
— Vous ne comprenez pas ce qui se passe ici ? Savez-vous quelle est la gravité de ce mal ?
— Je t’ai dit de la fermer. Je n’ai pas besoin d’être sermonné. Je ne suis pas stupide, et je sais mieux que toi ce qui se trame. En plus, tu es un Yankee, et tu ne comprends pas ce qui peut être important ici, et pourquoi.
— Je sais reconnaître le mal quand je le vois.
— Je vais te dire ce qui va se passer, Yankee, dit Burnside Toi et ta copine, vous allez venir avec nous, et on vous relâchera quand on sera sûrs que vous ne causerez pas d’ennuis. J’espère pour vous que vous ne savez pas grand-chose.
— Vous êtes aussi mauvais qu’eux.
— Pense ce que tu veux.
Sam se doutait que quelque chose clochait. Burnside et ses collègues n’avaient pas l’air enchantés de couvrir les traces des druides. Soudain, Verner pensa savoir pourquoi l’inspecteur était impliqué :
— C’est Gordon, c’est ça ?
— Je t’ai dit de la fermer, racaille !
En plein dans le mille !
— Vous ne pourrez pas nous faire taire !
— Ah oui ? Si vous mourez, personne ne s’en plaindra. Tu dois en savoir assez pour bien choisir tes ennemis. Si tu te trompes d’interlocuteur, tu ne verras pas le jour se lever demain. Ferme ta gueule, et tu peux encore t’en tirer.
Verner décida que c’était une bonne idée ; énerver l’inspecteur ne ferait qu’aggraver les choses. Son silence parut soulager Burnside Il demanda à Dellett de surveiller les runners, puis alla parler à Rogers. Dellett s’appuya contre un pilier et ignora les deux prisonniers. Il savait qu’ils n’iraient pas loin tant qu’il se trouverait dans les parages.
Dès qu’ils furent certains que le flic ne leur prêtait plus attention, Sam murmura à Hart :
— Il faut se tirer d’ici.
— Super. Je suis trop crevée pour avoir une idée.
— Tu peux courir ?
— S’il le faut. Mais ne me demande pas de magie.
— Laisse-moi faire. Je voulais te montrer une chose que m’a apprise Herzog.
— Tu es sûr d’y arriver ?
— Non.
— Il n’y aura pas de deuxième essai, Sam.
Verner se concentra, essayant de se souvenir des paroles de l’incantation. Sa mémoire lui faisait défaut ; il lutta pour la recouvrer.
— Oublie les mots, rappelle-toi le chant.
Sam se raidit :
— Merde, pas maintenant ! Pourquoi le stress me rend-il toujours schizo ? Fiche le camp, Chien !
— Ce n’est pas le stress. Tu as le choix, chante l’incantation, ou chante pour les flics !
— Je sais.
— Alors fais-le !
— Sors de ma tête.
— Fais-le ! dit une dernière fois la voix de Chien, curieusement musicale.
Verner reprit l’air et chanta silencieusement. Le pouvoir gonfla en lui au rythme de la mélodie. Puis, quand il fut certain de ce qu’il faisait, le runner le libéra.
Des voix furieuses s’élevèrent dans l’entrée nord.
Burnside étouffa un juron et se précipita vers l’arche, suivi de ses deux subalternes. Pour l’instant, ils avaient oublié leurs prisonniers. Le sortilège avait fonctionné. Pendant que les flics s’intéressaient aux voix illusoires, Sam et Hart prirent la fuite par la porte ouest.
Dès qu’ils arrivèrent sur le trottoir, Katherine se précipita vers le fleuve.
— Où vas-tu ? demanda Sam.
— J’avais prévu un bateau, au cas où on se ferait avoir.
— Et Willie ?
— Nous reviendrons la chercher.
— Elle a peut-être besoin de notre aide. Le monstre a court-circuité sa sonde ; le choc en retour pourrait l’avoir blessée. Elle est peut-être morte !
Hart regarda par-dessus son épaule comme si elle s’attendait à ce que Burnside et ses sbires sortent en trombe du bâtiment :
— Si elle est morte, nous ne pourrons rien pour elle. Si elle est vivante, être arrêtés ne servira à rien. Tirons-nous.
— Il paraît que le coin est infesté de goules. Si Willie est évanouie…
— Sam, nous…
— Je vais la chercher. Je ne peux pas l’abandonner.
L’elfe secoua la tête :
— D’accord, allons-y.
Sam se rappelait où Willie avait garé son van. Ils ne mirent pas longtemps à le retrouver. Il ressemblait plus à une épave qu’à un véhicule en état de marche. Les apparences étaient trompeuses. Willie l’avait trafiqué et équipé de matériel de surveillance high-tech. En bref, c’était son centre de commandement mobile. Après avoir désactivé la protection du véhicule, les deux runners se précipitèrent à l’intérieur. Ils furent soulagés de constater que l’interfacée était encore en vie, à demi consciente. Elle s’évanouit dès qu’elle réalisa que ses amis l’avaient retrouvée. Hart ordonna au van de prendre la direction d’une de ses planques.
Quand Willie ouvrit les yeux, ses pupilles étaient dilatées ; Sam se demanda si c’était à cause de la drogue qu’il lui avait injectée, ou du choc.
— Que s’est-il passé ? Où est tout le monde ?
— Hart et moi sommes là, Willie. Tout va bien.
— Les autres s’en sont sortis ?
— Pas de nouvelles d’Estios et de la bande depuis qu’ils sont partis à la poursuite des druides. Sympa de leur part de nous avoir laissés dans le pétrin.
La naine se mit à trembler. Verner lui posa une main sur l’épaule :
— Tout va bien. Hart a bousillé cette horreur.
— Sûr ?
— Sûr.
— Je hais la magie !
Moi aussi, aurait aimé ajouter Sam. Il trouva plus utile de rester positif :
— Le raid a réussi.
— C’était quoi, cette chose couverte de fourrure ? demanda Willie.
— On aurait cru un sasquatch.
— Plutôt un wendigo, intervint Katherine. Mais les deux se ressemblent. On est jamais certain, même en lisant l’aura.
— Pourquoi crois-tu qu’il s’agissait d’un… ?
— Wendigo ? La chair. Un wendigo est une métacréature qui dévore de la chair humaine. Le Cercle dépeçait certainement les cadavres pour le nourrir. Une sale affaire.
— Eh bien, à présent que sa bouche n’est plus connectée à son estomac, il risque d’avoir faim, rayonna Willie. Je l’ai décapité.
Un sourire sur les lèvres, elle ferma les yeux et se mit à ronfler.