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Sam fixait Dodger. L’elfe, affalé dans le fauteuil rembourré qu’il s’était approprié, semblait perdu dans le monde de la Matrice. De temps à autre, ses doigts pianotaient à un rythme de staccato sur sa console Fuchi. Il avait l’air détendu, ce qui dérangeait Verner. Celui-ci finit par lui donner un coup de coude :

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Bonté divine ! Veux-tu le faire toi-même ?

L’elfe, en s’énervant, fit sentir à Sam tout le poids de sa frustration. Il prit la mouche :

— Et pourquoi pas ?

— Le système de Glover est dur à manier ; il est mieux protégé que je le pensais. Tu es peut-être un bon collecteur de données, mais comme decker, jamais tu ne m’as jamais impressionné.

— Je n’ai pas besoin d’être le meilleur pour forcer l’entrée d’un système ! répliqua Verner, vexé.

Dodger éclata de rire :

— Il y a des deckers auxquels tu n’arrives pas à la cheville, et ce système leur a grillé le cerveau ! Voilà trois jours que j’y travaille. Il y a tellement de couches de CI que ça en devient glacial. Tu veux te bousiller la cervelle ? Dans ce cas, fais-le avec le matériel d’un autre.

Dodger avait raison, bien sûr. L’elfe était un pro en matière d’accès non autorisé à un ordinateur. Même avec son aide, Sam s’en était sorti de justesse lors de leur raid contre Renraku, l’année précédente. De plus, l’interface informatique lui donnait toujours des migraines ; l’éveil de ses pouvoirs magiques avait rendu le contact de la Matrice encore moins agréable.

— Désolé, Dodger. Fais ce que tu peux.

— Ma patience a ses limites, messire Twist. Mieux vaut ne pas me déranger dans ma quête, car l’endroit est un enfer. Si tu me distrais au mauvais moment, tu devras t’occuper d’un légume elfique.

— Je n’en ai pas la moindre envie. Tiens-moi au courant de tes découvertes.

— Ne t’éloigne pas. J’aurai besoin de toi s’ils me piègent.

— Je serai là, dit Sam.

Dodger sourit :

— Je compte sur toi.

L’elfe concentra toute son attention sur la Matrice, laissant Verner réfléchir à la situation. Glover les avait emmenés en Angleterre, sous prétexte qu’il avait besoin d’eux pour protéger Corbeau, à présent que Burke était mort. Tu parles ! Le vol s’était déroulé sans encombre, et le type avait été livré à une installation d’ATT. Glover leur avait demandé de l’attendre à son manoir, moyennant finances. Quatre jours avaient passé ; ils n’avaient pas entendu parler de leur patron.

Sam avait des vieux doutes sur l’honnêteté de Glover. Il n’aimait pas son attitude. Pourquoi s’était-il laissé convaincre par Dodger de continuer de travailler pour son compte ? Pourquoi ? Parce qu’il avait peut-être une chance de retrouver Janice. A présent, cet espoir s’était évanoui en fumée. Janice était sur Yomi, à l’autre bout du monde !

Cependant, il ne pouvait pas partir. Que la femme recherchée par Glover soit sa sœur ou non, Verner voulait savoir ce qu’il complotait, et en apprendre davantage sur son organisation.

Bien des heures plus tard, Dodger se déconnecta. Ses yeux étaient cernés par la fatigue :

— Il semble que René Corbeau n’ait jamais fait partie d’ATT.

— Tu es sûr ?

L’elfe fit une moue désapprobatrice.

— Désolé…, fit Sam. Glover travaille en indépendant ?

— C’est fort possible.

— Et Burke ?

— Une ombre. On trouve quelques indices ici et là, une référence oblique de temps à autre. Mais il a travaillé pour les services secrets britanniques.

— Un agent du gouvernement ?

Dodger soupira :

— Tu es insupportable depuis quelques jours. Es-tu devenu sourd ?

— Désolé, Dodger.

— Excuses acceptées, messire Twist. (L’elfe se massa le front, puis contempla ses mains.) De plus, je crains de ne pas avoir arrangé les choses. Je n’aurais jamais dû t’impliquer dans cette affaire.

— Je me suis impliqué tout seul. Tu as peut-être trouvé la liste avec le nom possible de ma sœur, mais j’ai décidé de suivre ce fantôme. Nous sommes allés en Extrême-Orient, en partie pour nous rapprocher d’elle : nous devions découvrir ce que préparait Glover et l’identité de cette femme. A présent, nous sommes en Angleterre et nous ne savons toujours rien.

— Ce n’est pas entièrement vrai : Glover, qu’il soit ou non indépendant, a une organisation efficace. Pendant que nous récupérions Sanchez et Corbeau, quelqu’un a complété la liste. A la vitesse à laquelle ils agissent, leurs plans, quels qu’ils soient, vont bientôt donner leurs fruits.

— Tu as une mise à jour ?

Dodger sortit l’écran miniature de son logement, dans la console. Sam lut la liste. Cinq noms sur les sept étaient à présent acquis. Janice Walters, la dernière, ne l’était pas. Une bonne raison de rester, Glover les gardant peut-être pour s’occuper d’elle.

— Que fait-on ?

— On attend, répondit l’elfe. Avec du temps et un peu d’audace, je découvrirai plus de détails.

Sam secoua la tête :

— Tu en as fait assez pour aujourd’hui. Tu as besoin de repos.

Dodger s’étira :

— D’exercice, surtout. Une petite promenade dans le jardin aiderait mon sang à circuler de nouveau.

Le soleil de la fin d’après-midi projetait les ombres des arbres à feuilles caduques et des buissons minutieusement taillés. Dodger et Sam se trouvaient près d’un grand espace de gazon, desséché par la saison froide. En été, ce cercle devait être un lieu agréable où prendre le soleil. Quatre blocs de pierre, apparemment des sièges, étaient installés aux quatre points cardinaux.

L’elfe approcha du bloc encore chauffé par le soleil et s’allongea dessus. La dalle était si longue que seuls ses pieds se trouvaient dans le vide. Sam s’accroupit près de la stèle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un lieu agréable pour observer le paysage.

— Non, je parle de ces symboles. Il y a quelque chose de gravé dans la pierre.

Dodger roula sur le flanc et caressa les gravures des doigts :

— De l’écriture. La plupart des lettres sont romaines, mais je ne connais pas cette langue.

Sam fixait les inscriptions. Les lettres lui semblaient familières. Il tenta d’épeler les mots dans sa tête. Ils avaient un rythme étrange, comme une litanie… ou les sortilèges que Sally lui avait appris.

— Tu ne m’as pas dit un jour que toutes les demeures anglaises avaient leurs passages secrets ?

Le decker ricana :

— Tu crois que c’est l’entrée du réseau souterrain où Glover et ses comparses complotent pour rétablir l’Empire Britannique ? Qu’il faut lire une incantation à haute voix pour que la pierre se soulève ?

— Et pourquoi pas ?

— Parce qu’on n’est pas dans un roman à quatre sous.

— Mais il y a un espace. Comme si le sommet de la pierre servait de couvercle.

Dodger se laissa glisser à terre pour examiner ce que lui indiquait Sam.

— Donne-moi un coup de main pour la faire bouger. Tous leurs essais se révélèrent infructueux. Verner s’agenouilla devant le bloc ; Dodger s’assit dans l’herbe, appuyé sur ses mains :

— C’est une illusion d’optique. Une fissure.

— Je vais essayer autre chose, dit Verner.

Il fixa les symboles, libérant son esprit de la frustration qu’il ressentait. Il concentra son énergie magique en répétant les mots dans sa tête. Au début, il ne se passa rien. Puis, à la deuxième tentative, Sam sentit quelque chose changer dans la pierre.

Il appuya sur le bloc. La stèle glissa lentement, révélant un trou assez grand pour y passer les doigts. Sam y glissa ses mains et poussa. Le couvercle bascula plus facilement qu’il ne l’avait pensé.

Le banc de pierre ne dissimulait pas l’entrée d’un lieu secret. En fait, il était rempli de tissu blanc soigneusement plié. Le sortant de sa cachette, Verner s’aperçut qu’il s’agissait d’une robe brodée de motifs compliqués.

— Des bouts de tissu, dit Dodger, déçu.

— Des accessoires de sorcellerie.

— Voilà qui ne me surprend pas. Nous avons été témoins de ce qu’il a fait à l’ork de Mihn-Pao.

— J’ai déjà vu ces symboles quelque part.

— Notre ami Glover est peut-être Merlin Ambrosius revenu à la vie pour sauver le monde.

— Merlin ? demanda Sam.

— Messire Twist, je plaisantais.

— Mais tu viens de réveiller ma mémoire. Quand j’étudiais la magie, j’ai lu des textes sur le sujet. Beaucoup suggèrent que Merlin, s’il a existé, était un druide. Ce sont des symboles druidiques.

L’elfe fouilla dans les tissus qui restaient dans la cachette, il en sortit bientôt une petite serpe d’or.

— Une dague sacrificielle ?

— Un objet rituel servant à couper le gui sacré. Les druides étaient des mages de la nature, des chamans d’un genre spécial. Ils ont été très influents dans la restauration des terres sauvages d’Irlande avant la prise de contrôle du Shidhe.

— Chassés comme des serpents par l’ire de Padraigh. (L’elfe remit la serpe dans sa cachette.) Il y a assez de robes pour habiller une dizaine de personnes. Il semblerait que ce bon Glover agisse pour le compte d’un cercle druidique. Dans ce cas, c’est peut-être un agent du gouvernement ?

— Comment ça ?

— Ne sais-tu donc pas que le Lord Protecteur est un druide ?

— Non.

— C’est pourtant la vérité. Son Parti Vert est une coalition de membres des deux Maisons du Parlement.

— Je ne savais pas que les Verts étaient des druides.

— Ils ont eu une influence fondamentale dans la restauration de la monarchie, expliqua Dodger. L’Angleterre n’a pas connu de groupement d’intérêt aussi puissant depuis les Puritains de Cromwell.

— Eh bien, avec le pouvoir dont ils jouissent dans ce pays, j’espère que les druides sont plus ouverts que les Puritains. Tout ce que j’ai pu lire sur eux les décrit comme une force bienveillante. Jadis, ils gardaient les traditions et les lois ; leur rôle dans la société était essentiel. Actuellement, ils se chargent de la détection et de l’entraînement des personnes douées de pouvoirs magiques.

Dodger continuait de fouiller dans les robes :

— Il n’est pas sage de s’attendre à plus de tolérance de leur part. Le druidisme n’était-il pas une forme de religion, dont les druides étaient les prêtres ?

— Avant l’Eveil, peut-être. Les cultes souscrivant au druidisme ont édifié leur système de croyance sur des reconstructions idiosyncratiques de la religion celtique. Ils ne manquent pas de faux prophètes. Personne ne sait vraiment comment opéraient les anciens druides, puisqu’ils utilisaient la tradition orale.

« Les druides du Sixième Monde en sont les héritiers. Lorsque la magie a réapparu, certains mages se sont basés sur leurs rites pour définir les paramètres de leur concentration. Leurs totems se sont organisés autour de choses comme : Soleil, Chêne, Zéphyr, Ruisseau, Cerf… tout ce qui était lié à la forêt. Naturellement, ils se sont fait appeler druides. Ils ont restreint leurs activités à l’Europe. Malgré leur importance dans la restauration, ils se sont montrés moins agressifs que les mages tribaux d’Amérique du Nord. Je ne savais pas qu’ils avaient autant d’influence sur la politique britannique. L’Angleterre a été des plus prospères sous la tutelle des Verts. Si Glover est un druide, nous sommes probablement paranoïaques quant à ses motivations ; le retard ne signifie peut-être rien d’anormal. Il attend la bonne phase lunaire, ou quelque chose de ce genre, pour passer à la suite des opérations. Les druides sont extrêmement attentifs aux cycles astrologiques. »

Dodger se frotta les mains, puis fixa le contenu du banc :

— Espérons qu’ils ne soient pas des fanatiques !