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Glover ne se sentait pas à l’aise ; il trouvait oppressante la senteur de tous ces bouquets. Comment Hyde-White arrivait-il à la supporter ? A moins que le vieil homme ne sente plus les fleurs dont il aimait s’entourer ?

Hyde-White était assis derrière un vieux bureau en chêne. Son énorme ventre s’insérait dans la concavité creusée pour lui permettre d’atteindre facilement le télécom d’une main, et la banque d’intercoms de l’autre. La lueur grise du moniteur du télécom – la source de lumière la plus forte de la pièce – éclairait son visage par dessous, inversant le tracé habituel des ombres, durcissant son large faciès et transformant ses yeux en deux bassins obscurs.

Malgré la température basse qui régnait dans la pièce, Glover avait chaud. Il craignait la réaction du gros homme. Cela lui rappelait l’époque de l’université ; il avait été l’étudiant, et Hyde-White le maître.

— Ainsi, vous avez invoqué le gardien que je vous avais attribué, dit Hyde-White.

— Oui. C’était un esprit puissant, monsieur. Votre maîtrise de la magie est hors pair.

— Et vous êtes jaloux. (Le gros homme croisa les doigts sur son ventre rebondi.) L’énergie de la jalousie peut alimenter les ambitions d’un homme. Vous pourriez disposer d’esprits similaires à celui-là, vous savez. Je sens que vous en avez le potentiel ; il vous suffirait de le dompter. Un homme doté d’autant de puissance peut aller loin.

— Je suis heureux de ma place, monsieur, répondit Glover.

— Si je le croyais, je ne m’abaisserais pas à vous parler. L’ambition n’est pas un péché, Andrew. Un homme sans ambition est une coquille vide, un épouvantail dont se moquent les corbeaux. (Hyde-White soupira :) Je suis vieux, Andrew, l’ombre de ce que j’étais. A présent, il m’est nécessaire de travailler avec d’autres pour accomplir ce que je désire. Il faut toujours saisir les occasions au passage. Si vous n’agissez pas au plus vite, tout est perdu. Vos rêves se transforment en poussière.

Il tourne autour du pot, pensa Glover. Est-ce un test, ou quelque chose de plus compliqué ? Une promotion au sein du Cercle, peut-être ?

Il savait que son pouvoir personnel était plus important que celui du vieil homme ; il avait vu son aura lors d’une session. Mais la puissance pure ne suffisait pas. Hyde-White le dominait en connaissances, en expérience, malgré ses vénérables années.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? Je suis loyal envers la cause. Je ne précipiterai pas le Cercle dans le chaos à la veille de notre triomphe.

— Le Cercle est faible.

— Nous serons plus forts, une fois le rituel terminé. Le sang restaurera la terre et le Cercle deviendra son gardien. Nous n’aurons plus à supporter le manque de vision du Lord Protecteur.

— Le Cercle gagnera de la puissance. Mais ce n’est qu’une chaîne d’individus dévoués à un même idéal. Il n’est pas plus résistant que son maillon le plus faible. Le rituel que nous préparons n’est pas une mince affaire. Il doit rétablir l’équilibre rompu par l’action du Lord Protecteur. Les forces auxquelles nous allons faire appel exigeront beaucoup du Cercle. Notre chef doit être fort ; sinon, la situation tournera à la catastrophe. Nous pourrions faire plus de mal que de bien.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Parce que je crois que vous pensez comme moi ; que la terre devait être notre première priorité, et que nous avons échoué. Nous avons été aveuglés par notre arrogance ; nous nous prenions pour des chefs, non pour des serviteurs. Notre espèce a trahi la terre !

Hyde-White ne manquait pas de perspicacité ; il venait de toucher l’humus des convictions de Glover. Du moins jusqu’à un certain point… Même les serviteurs avaient des ambitions. Mais Andrew avait appris à les mettre de côté jusqu’au bon moment. Après tout, un serviteur n’était-il pas une forme de parasite ? Et quel parasite pouvait prétendre survivre à la mort de son hôte ?

— Je vois dans votre regard, Andrew, que je ne me trompe pas. La souffrance de la terre retentit aussi fort dans vos oreilles que dans les miennes. Je ne crois pas que vous soyez un des moutons de Neville. Vous ne cherchez pas à restaurer la terre par un désir déplacé de gloire. Vous savez que c’est une tâche importante pour notre survie. Vous avez su dompter vos ambitions jusqu’à cet instant.

— Au départ, j’ai cru que vous proposiez de briser le Cercle, répondit Glover. Le rituel représente notre seule chance de réussite. Doutez-vous de son efficacité ?

— Pendant que Neville et ses adeptes chassaient les héritiers, j’ai étudié les légendes. Je crains que ce ne soit pas aussi simple qu’il le pense… Le rite est dangereux.

— Nous savons tous qu’il y a des risques.

Hyde-White hocha gravement la tête :

— Pour les participants, c’est inévitable, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Si une erreur est commise pendant la cérémonie, les conséquences risquent de se révéler graves. La puissance invoquée pourrait être corrompue ! Etes-vous prêt à déchaîner sur notre pays un supplément d’horreur ?

— Neville ne le permettrait jamais. Malgré ses airs de supériorité, il ressent la souffrance de la terre autant que nous. Il ne voudrait pas la blesser davantage.

— Peut-être ne pourra-t-il pas l’empêcher.

— Et vous le pourrez ?

Le gros homme serra les lèvres :

— Je n’en sais rien. Quand nous nous sommes rendu compte que le Lord Protecteur restait sourd à nos besoins, nous avons formé le Cercle et élu Neville archidruide. Je crains que notre erreur soit lourde de conséquences. Mais ma peur ne me conduira pas à vous abandonner ; ma conscience ne permettrait pas une telle trahison. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que le rite se passe comme prévu. S’il arrive quelque chose, j’aimerais savoir que quelqu’un, dans l’assemblée, apprécie l’idée que nous pourrions changer nos plans à la dernière minute. Quelqu’un d’assez puissant pour nous sauver du désastre. La terre a besoin de notre aide, Andrew. Nous devons faire tout ce qui est nécessaire pour la guérir.

— Nous l’avons juré.

— En effet. Mais un serment n’a aucune puissance. Je crains que Neville n’ait pas la force de traverser cette épreuve.

— Il est meilleur chaman que moi !

— Vous êtes jeune et fort. Vos connaissances sont peut-être moindres, mais vous possédez une puissance plus grande. Moi, je suis vieux. Avec l’âge, mon pouvoir terrestre a grandi, grignotant peu à peu mes pouvoirs occultes. Je vois clairement ce qui doit être fait, mais je ne suis pas sûr d’avoir encore la capacité d’agir. Vous l’avez, Andrew. Je la sens vibrer en vous. Je peux vous montrer la voie, et vous ferez ce qu’il faudra.

Hyde-White se tut, apparemment heureux de laisser Glover réfléchir à ses arguments. Si les craintes du vieillard étaient justifiées, il n’avait aucun recours. La terre passait avant tout. Si ce n’était qu’un écran de fumée cachant un plan plus complexe, Glover n’était pas sûr de vouloir en faire partie. Neville ne manquait pas d’influence dans la noblesse anglaise, et il n’hésiterait pas à briser sa carrière mondaine. Mais Hyde-White représentait aussi la puissance. Sa corporation, GWN, détenait une partie non négligeable des parts d’ATT, ainsi que d’autres multinationales mineures…

— Je vais réfléchir à ce que vous venez de me dire, monsieur, conclut Glover.

Hyde-White lui décocha un grand sourire :

— Je suis sûr que vous prendrez la bonne décision, Andrew.