30
Sam se réveilla. Dans la pièce, quelqu’un priait.
Verner voulut s’asseoir, mais la souffrance qui lui déchira le crâne l’en dissuada. Son retour à l’horizontale ne fut pas assez rapide pour satisfaire son estomac. Il roula sur le côté à temps pour vomir sur le sol.
Il gémit.
— Ah, vous êtes conscient.
Un homme habillé de noir apparut à son côté. Il portait un bol en céramique dans une main, et des serviettes dans l’autre. Sans rien demander, il aida Sam à se nettoyer.
Verner se laissa faire. Sa tête le lançait encore, presque autant qu’après un séjour dans la Matrice. C’était une douleur familière. Elle passerait. Mais son ventre semblait couvert de brûlures au deuxième degré et ses muscles lui faisaient mal.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
— Je n’en sais rien. Je vous ai vu pour la première fois quand les serviteurs vous ont amené. A mon avis, vous avez été drogué.
Hart. Dans sa mémoire, Sam voyait son visage attristé et le canon de son Crusader. Katherine avait chargé son arme de balles tranquillisantes. Pourquoi ? Que se passait-il ?
Verner regarda autour de lui. Il n’y avait pas grand-chose à voir. La pièce ronde aux murs de pierre devait mesurer un peu plus de cinq mètres de diamètre. Une petite alcôve contenait un bassin assez grand pour s’y baigner. Les parois rocheuses étaient humides et couvertes de lichen phosphorescent. Etonné par cet environnement, Sam utilisa ses sens astraux. La modification des données sensorielles le désorienta ; le mur n’était qu’une illusion. L’étranger et lui étaient enfermés dans une cellule moderne. Le lichen cachait l’éclairage, et les parois étaient en béton. Verner se sentit exténué par l’effort. Il revint à sa vision normale. Si son compagnon de cellule avait remarqué quelque chose, il n’en dit rien.
— Où sommes-nous ?
— Quelque part au sud-ouest de Dublin. Pour être plus précis, dans une cellule de la Cour de Seelie.
— Dublin ? En Irlande ?
— Oui, vous paraissez surpris.
— Troublé serait le mot juste. On m’a descendu à Londres.
— Descendu ? (L’homme se mit à chercher des traces de blessure.) Ah, oui ! On vous a tiré dessus avec des balles tranquillisantes.
Sam hocha la tête.
— On dirait que vous n’avez pas dormi longtemps, si on en juge par l’état du repas que vous venez de rendre. Qui vous a descendu, et pourquoi ?
Il ne voulait pas y penser. Pourquoi Hart lui avait-elle tiré dessus ? Pour le vendre à ses ennemis ? Ils avaient été amants. Il l’aimait…
— Je ne veux pas en parler.
— Alors, oublions ça. Mais il serait intéressant que vous vous rappeliez quand ça s’est passé. Je n’ai plus de montre, et j’ai perdu la notion de l’heure. La lumière ne varie pas et les repas sont servis à horaires irréguliers. Il n’y a aucun moyen de mesurer le temps ici.
Le temps ? Sam réalisa qu’il ne savait pas non plus où il en était. Les journées passées à traquer le Cercle Caché s’étaient mélangées dans son esprit. Il s’était à peine aperçu du passage de la nouvelle année. Il se souvenait seulement du Solstice.
— C’était fin janvier, je crois… Le vingt-neuf. Le Solstice, je veux dire…
— Le vingt-neuf, répéta son compagnon en soupirant. Il s’est passé plus d’une semaine, et personne ne m’a trouvé. Si la magie des elfes est si forte, je crains de ne plus entendre parler d’eux. Ces elfes sont des démons.
— Qui êtes-vous ? demanda Verner.
— Moi ? Un pauvre pécheur du nom de Pietro Rinaldi. Je suis prêtre de l’Ordre de Saint Sylvestre, et, à cause de mon manque d’attention, un prisonnier comme vous.
— Un prêtre ? Mais nous sommes en Irlande. Je croyais que tous les religieux avaient été fichus dehors quand le Shidhe a pris le pouvoir.
— J’arrive tout juste.
— Pas le meilleur moyen de commencer un travail de missionnaire…
— Je ne suis pas missionnaire, répondit Rinaldi. Bien que la tâche de tout prêtre soit de sauver les âmes, l’Ordre de Saint Sylvestre a une autre fonction. Je fais partie d’un groupe d’enquête. Alors que mes compagnons concentrent leurs efforts sur l’Angleterre, je suis venu glaner des informations en Irlande. Je pensais que le sceau diplomatique de Sa Sainteté aurait été mieux respecté. Hélas, les dirigeants de cet Etat ne respectent aucune autre autorité que la leur.
— Alors, ils vous ont cueilli à l’aéroport et fourré dans ce trou ?
— Tout le contraire. Je suis entré dans le pays sans problème. C’est en commençant mon enquête que j’ai attiré l’attention de Lady Deigh.
— Qui ?
— Lady Brane Deigh, une elfe très riche et très influente qui se prétend reine de la Cour de Seelie.
— Mon père, ne me dites pas que vous êtes ici à cause d’une femme !
— Si fait, mais pas comme vous le pensez, dit Rinaldi en souriant. Depuis la Réunification, le célibat n’est plus obligatoire pour les prêtres. Mais mon Ordre obéit toujours aux traditions. Ma chute ne vient pas des tentations de la chair. Mon affaire avec la Dame était de nature plus… thaumaturgique.
— Ne me dites pas que vous êtes un mage ?
Rinaldi éclata de rire :
— Quelle importance ?
— Croyez-moi, ça en a une.
— Alors, j’espère que vous ne serez pas trop déçu. Je suis seulement sensible aux phénomènes mystiques. Je sais que vous êtes un mage. Mes talents limités, en revanche, ne me disent pas votre nom.
Verner était embarrassé. Il interrogeait Rinaldi depuis dix minutes, et il ne s’était pas encore présenté. Il allait décliner son identité, mais son intuition lui cria de se méfier. Les noms étaient importants dans le monde des ombres et dans celui de la magie. Comment savoir si Rinaldi disait la vérité ? Il avait avoué avoir eu affaire à cette reine elfique, Deigh. Il était peut-être un de ses agents ; son approche amicale pouvait être un piège.
— On m’appelle Twist, mon père.
— Ah, un nom des rues ?
Sam hocha la tête.
— Je comprends que les circonstances ne vous inspirent pas confiance. Mais nous sommes dans la même cellule et je crois que vous avez le pouvoir de nous sortir d’ici. Lisez mon aura, si vous voulez. Je n’ai rien à cacher.
S’évader était une priorité, mais Sam se sentait encore trop faible pour faire plus que s’asseoir et respirer profondément. Rinaldi entreprit de lui raconter ce qu’il faisait. Ce fut quand le prêtre lui expliqua la nature de l’Ordre de Saint Sylvestre qu’il prêta vraiment attention à ses paroles.
— Vous appartenez à un ordre de magiciens ? demanda-t-il, incrédule.
— J’ai dit que les Sylvestrins rassemblaient la crème des talents magiques de l’Eglise, mais tous leurs membres ne sont pas des mages. La plupart sont des adeptes ou des étudiants. Je n’ai qu’un faible talent.
— Lequel ?
— Sens astral.
Rinaldi parut embarrassé, ou du moins, troublé. Sam éprouva un élan de compassion. Voir la magie et ne pas pouvoir l’utiliser ? Quelle frustration ! Je crois que je n’accepterais pas ce genre de limite.
— C’est un talent utile, dit-il.
Le prêtre haussa les épaules et sourit :
— Je suis surtout un chercheur, spécialisé en chamanisme totémique, mais j’ai également étudié des traditions plus hermétiques. Il y a tant de choses à apprendre, et si peu de temps. Mais assez parlé de moi. Peut-être pourriez-vous me dire quelle tradition vous suivez ?
— Vous ne devinez pas ?
— Sans que vous utilisiez votre magie ? Bien sûr que non.
Sam se sentit stupide :
— Il semble que je sois chaman.
— Semble ? Quiconque ayant votre niveau de puissance devrait connaître son orientation.
— Les gens me disent que je suis un chaman. Honnêtement, mon père, cette idée me gêne. Je suis chrétien. Ces histoires de totems me dérangent. Ce que je veux dire, c’est que les primitifs adoraient les totems de leurs dieux. Je ne peux pas.
— Croyez-vous aux anges ? demanda Rinaldi.
— Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ?
— Y croyez-vous ?
— Ils sont dans la Bible.
— Certains pensent que la Bible ne raconte pas la vérité. Croyez-vous que les anges existent ?
Verner hésita :
— Oui.
— Et que sont-ils ?
— Comment le saurais-je ? Je ne suis pas théologien.
Le prêtre sourit :
— Si ça peut vous rassurer, les théologiens se disputent sur le sujet. La plupart pensent qu’un ange est une entité spirituelle. Tant que nous restons des êtres de chair, nous ne connaissons pas les pensées de Dieu. Nous ne percevons qu’une faible part de Son grand dessein. Les mages en savent plus que la majorité de l’humanité. Vos sens astraux vous en disent davantage que vos yeux, non ? Vous avez perçu des esprits qui n’ont pas de présence physique ? Pourquoi ne seraient-ils pas réels ?
— Ce sont des formes d’énergie. Ce n’est pas la même chose.
— E=MC². L’énergie est aussi réelle que la matière, récita Rinaldi.
— Vous dites que les totems sont des anges ?
— Non. Mais je ne connais aucun chaman qui doute de leur existence.
— Ce ne sont pas des structures psychologiques qui permettent au cerveau d’accéder à la magie ?
— Je n’ai pas dit ça non plus.
— Vous me rendez cinglé, mon père, rétorqua Sam. Je n’y comprends plus rien.
— J’aimerais vous donner les réponses que vous cherchez, Twist. Je ne suis pas chaman, et je ne ferai jamais l’expérience d’un contact totémique. Tant que je serai prisonnier de ma chair, je ne connaîtrai pas la réponse. Mais que les totems soient réels ou non, leur impact l’est. Un chaman doit suivre les indications de son totem s’il ne veut pas perdre son pouvoir.
— Vous me dites de suivre mon totem. Et Dieu ?
— Un totem s’accorde à votre nature. Ce n’est pas vous qui le choisissez. Dieu a créé l’homme comme il est, avec les dons et les fardeaux qu’il lui a donnés. Accepter votre nature chamanique ne vous écartera pas de Lui. Il vous a accordé ce don.
Verner commença à mesurer la sagesse des paroles du prêtre.
— J’aurais dû vous rencontrer plus tôt, mon père.
— On ne vit pas avec des regrets. Il faut contempler l’avenir.
— Facile à dire… Alors, quand Chien me parle, je ne trahis pas Dieu ?
— Votre totem vous lie à… (Le prêtre s’interrompit :) Votre totem vous parle ?
— Oui. Il n’est pas toujours facile à comprendre, et il est parfois bavard.
— Mais il s’adresse à vous directement ? En paroles ?
— Comment ferait-il autrement ? Seuls les dragons sont capables de parler sans voix.
— Vraiment ? Je n’ai jamais rencontré de dragon…
— Evitez-les. Ce sont des menteurs de première !… Comme les elfes.
— Twist, combien de fois avez-vous parlé avec… Chien ?
— Nous avons eu trois ou quatre longues discussions. Il m’apprend des chansons. Complètement dingue, hein ?
— Non, pas le moins du monde, répondit Rinaldi. Quand cela s’est-il passé pour la dernière fois ?
— Avant qu’on me tire dessus.
— Face à la mort, donc ?
— Non, avant. (Sam ricana.) C’est un peu confus, je suis désolé. Ce doit être l’effet de la drogue. Quand j’ai parlé à Chien, Herzog m’avait appris à entrer dans les plans spirituels. Il ne voulait pas nous aider contre le Cercle, mais il avait accepté de m’enseigner ce dont j’avais besoin pour l’affronter.
— Le cercle ? Quel cercle ?
— Un groupe de druides qui s’appelle le Cercle Caché. Ce sont des fous. Mes amis et moi voulions les arrêter.
— Twist, parlez-moi de ce Cercle Caché.
Pourquoi pas ? pensa Sam. Les druides haïssent les métahumains ; les elfes ne sont pas leurs alliés. Si la présence de Rinaldi est un piège pour me faire parler, quelle importance ?
Verner raconta tout ce qui s’était passé. Le prêtre lui posa une foule de questions, et ses réponses parurent le troubler au plus haut point. Il semblait de plus en plus agité. S’il jouait la comédie, il était vraiment très doué.
A la fin du récit, Rinaldi affichait un air grave :
— Twist, nous devons sortir d’ici.
Sam avait changé d’opinion sur le religieux. Ce ne pouvait pas être un piège. Il soupira, décidant qu’il valait mieux lui faire confiance.
— Appelez-moi Sam, mon père.