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Les voix piaillantes des leshys portaient sur les nerfs de Hart. Elle savait que sa propre nervosité s’ajoutait à l’irritation provoquée par les petits humanoïdes. Elle les détestait. Mais, elle n’avait pas mieux pour porter la civière où reposait Sam. Bien qu’il soit caché par une armature de bois couverte de tissu, les leshys savaient ce qu’ils transportaient. Les autres serviteurs de la Cour de Seelie auraient colporté les pires rumeurs. Les leshys le feraient aussi, mais personne ne leur prêtait attention.

Pour l’instant, Katherine avait réussi à ne pas se faire remarquer depuis son arrivée en Irlande. Bambatu s’était arrangé pour que la piste d’atterrissage soit déserte. Sans doute avait-il fait de même pour les couloirs qu’elle traversait avec son fardeau. Personne ne lui bloqua le passage.

La cour désignée pour la réception de son « colis » faisait partie des myriades d’espaces en plein air disséminés dans le sombre palais forestier, forteresse de Lady Deigh. Une douce lumière définissait un cercle d’un peu plus de trois mètres de diamètre. Le reste de la cour gisait dans un linceul de ténèbres. Le sol était en terre battue, couvert de mousse. Même si elle n’arrivait pas à les voir dans l’obscurité ambiante, Hart sentait les branches qui s’entrelaçaient au-dessus de sa tête.

La porte de verdure par laquelle ils étaient entrés disparut derrière eux. Katherine avança jusqu’au cercle éclairé. Elle ordonna aux leshys de poser la civière, puis les renvoya. Les petits humanoïdes s’éparpillèrent dans toutes les directions en riant, comme des enfants à la sortie de l’école.

La clairière fut plongée dans un silence de mort. Les leshys n’avaient pas utilisé la porte pour sortir, mais Hart était certaine d’être enfermée dans l’obscurité.

Katherine profita du silence pour se détendre. Peu de temps après, un nouveau rectangle lumineux apparut, et une femme aux traits elfiques fit son entrée. L’éclairage, derrière elle, dessinait sa fine silhouette au travers de la robe diaphane qu’elle portait. Hart ne put contenir un soupçon de jalousie : les illusions foisonnaient dans la Cour de Seelie, mais Lady Brane Deigh n’en usait pas pour améliorer son apparence.

Le rectangle disparut. La Dame répondit à la révérence de Hart d’un court signe de tête ; son regard resta fixé sur la civière tandis qu’elle approchait. Puis elle souleva le tissu.

— Il respire.

La surprise tant espérée par Katherine était absente de la voix de Lady Deigh. Elle foudroya la runner de son regard vert :

— C’est ainsi que tu remplis ta mission, milessaratish ?

— Un milessaratish sert sa maîtresse. Je voulais faire selon vos désirs, ma Dame.

— En désobéissant aux ordres ?

— Une bonne servante pense aux intérêts de sa maîtresse. On m’a dit que vous vouliez mettre fin aux actions des runners contre le Cercle Caché. N’est-ce pas exact ?

— C’est exact, répondit Deigh sans la regarder.

— Tuer Verner n’aurait servi à rien. J’ai travaillé avec les runners, et je les connais. Ils auraient redoublé d’efforts pour trouver son assassin. S’il disparaît, ils ne sauront pas quoi faire. Ils partiront à sa recherche, et ils ne se mêleront plus des activités du Cercle.

La Dame se tourna brusquement :

— Alors, tu me les envoies !

— Ils ne découvriront aucune piste vous liant à cette affaire, ma Dame. Les gens que j’ai utilisés pour cette mission n’ont aucune connexion avec le Shidhe.

— Si ta réputation ne ment pas, tu aurais pu le faire disparaître sans l’amener ici.

— Oui, mais mort, il ne servira à rien.

La souveraine eut une expression dédaigneuse :

— Parce qu’en vie, il me servira ?

— Verner est une arme qu’on pourrait retourner contre le Cercle Caché dans le cas où le plan actuel échouerait. S’il était mort, vous seriez obligée de trouver un autre outil.

La Dame demeura silencieuse. Katherine se demanda si elle avait fait le mauvais choix. Deigh n’aimait pas les surprises, ni les subalternes dotés de trop d’esprit d’initiative.

— Je déteste qu’on me désobéisse, Hart. Tes ordres étaient de tuer Verner.

— Bambatu m’a dit d’interrompre les activités des runners. J’ai pensé que c’était l’objectif principal. Le décès de Verner avait été proposé comme méthode la plus expéditive, mais j’ai trouvé une option. A mon avis, sa mort n’aurait pas servi nos objectifs. S’il reste en Irlande, il sera facile de faire croire à son décès. Et il sera un excellent recours en cas de problème… Lady Deigh soupira :

— Ainsi, tu as agi dans mon intérêt ?

— Oui, ma Dame.

La Dame scruta le visage de Sam. Un fin sourire apparut aux coins de ses lèvres :

— Je commence à apprécier ton initiative. Les mortels savent être… attrayants.

Ces paroles dérangèrent Hart plus qu’elle l’aurait pensé. Elle n’avait pas épargné Verner pour qu’il devienne le jouet d’une pimbêche aux prétentions d’immortalité.

Qu’elle ressente de la jalousie l’étonna encore plus. Mais elle ne pouvait pas exprimer ses sentiments. Ce serait beaucoup trop dangereux pour Sam. Et pour elle.

— Vous le laisserez vivre ?

La Dame haussa les épaules :

— Tes arguments ne manquent pas de mérite, mais je dois réfléchir. Ma parole fait office de loi à la cour, et tu m’as désobéi.

— Seulement pour mieux vous servir. Ce n’est pas un crime, au yeux d’une souveraine dotée d’une sagesse telle que la vôtre.

Deigh la fixa du coin de l’œil :

— Tant que sa servante est sage, elle aussi.

— Je crois n’avoir rien commis qui vous compromette. Et j’ai ma réputation à défendre.

— Ah, la réputation ! Tu as mis en jeu plus que ta réputation, Hart. Crois-tu me connaître assez pour t’assurer mon pardon ?

Katherine savait qu’une mauvaise réponse à cette question serait dangereuse. S’était-elle trompée sur Deigh ? Espérant qu’elle voulait la tester, elle se redressa fièrement :

— J’ai passé des semaines à la cour avant d’être envoyée sur la piste du Cercle Caché. J’ai écouté vos sujets, même avant d’accepter votre contrat. Je sais que vous êtes une souveraine intelligente. Vous savez reconnaître vos intérêts. Seuls votre loyal Bambatu et moi connaissons la teneur exacte de vos ordres. Je n’ai rien à gagner en parlant ; lui non plus. Vous n’avez rien à perdre en accordant sa grâce à Verner.

— Je n’ai pas besoin d’un discours, rétorqua Deigh.

Elle tourna les talons. Le rectangle de lumière apparut devant elle. Elle se retourna vers Katherine avant de sortir :

— Et s’il y a un problème ?

— Je peux garantir mon travail, répondit Hart en la fixant droit dans les yeux.

Lady Deigh lui sourit froidement :

— Ton travail se garantit par une vie, Hart. La tienne contre la sienne.

Katherine baissa les yeux :

— Je comprends.

— Je ne le pense pas, mais j’accepte ta garantie. Il vivra pour l’instant. Selon mes termes.

Lady Deigh fit un geste. La civière de Sam se souleva ; elle flotta vers les ténèbres qui entouraient la clairière.

Les yeux elfiques de Hart ne parvinrent pas à percer l’obscurité. Sa vision astrale lui permit de distinguer les esprits qui portaient Verner. La civière disparut. Quand Katherine tourna la tête, la souveraine aussi était partie.

Ai-je pris la bonne décision ?