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— Tu trouves des choses intéressantes ?

Dodger porta la main à son Sandler dès qu’il reconnut la voix, mais la femme fut plus vive. Elle lui arracha son arme. Le decker voulut plonger derrière un meuble, mais elle fut plus rapide que lui. Elle lui barra le chemin. Dodger se colla contre la table et força ses muscles à se détendre. Des réflexes, même d’elfe, ne suffisaient pas pour éviter une balle à bout portant.

Hart lui sourit :

— Voilà qui est plus raisonnable.

— Que veux-tu ?

— Parler.

— C’est évident. Autrement, je ne respirerais plus.

Katherine haussa les épaules et baissa son arme.

Calculant la distance qui les séparait, le decker songea un instant à attaquer. Mais c’était idiot. Il la savait meilleure que lui au combat à mains nues.

— Parle, dans ce cas. Tu as toute mon attention.

Elle hésita, puis annonça :

— Je veux offrir mon aide.

Est-elle sérieuse ? Après ce qu’elle a fait à Sam, elle espère qu’il va la reprendre ?

— Il n’a plus confiance en toi. Moi non plus.

Hart eut un sourire triste :

— Tu devrais comprendre mes problèmes de contrats, Dodger. Après tout, lui as-tu dit qui t’a obligé à l’impliquer dans l’affaire ? Ou que tu livres ses plans à Estios ?

— Tu ne lui as rien dit ?

— Non, mais je le pourrais.

Elle jeta le Sandler de Dodger sur une table, montrant ainsi sa bonne foi, et dit :

— Nous pourrions nous entraider, Dodger.

— Si tu veux vraiment donner un coup de main, retourne d’où tu viens. Il a assez de problèmes comme ça.

— Qu’est-il arrivé ? Il est blessé ?

Son inquiétude paraissait sincère, mais elle était bonne comédienne. Hart avait berné Sam. Dodger se demanda s’il allait lui révéler ce qui n’allait pas chez son ami ; il décida que la réaction de la jeune femme lui servirait peut-être d’indice.

— Il y avait le portrait d’une femme norm dans le sanctuaire de Hyde-White. Sam a dit que c’était sa sœur.

— Une norm ? Je croyais qu’elle avait changé. De quand date la peinture ?

— Cette année.

— Et l’artiste ?

— Son identité reste un mystère.

— Et que faites-vous depuis cette découverte ?

— Quand il ne boude pas dans son coin, il se repasse l’enregistrement effectué dans l’appartement du gros porc. Moi, j’essaie de pénétrer dans les fichiers du personnel de GWN.

— Sans succès, j’imagine.

— Ce n’est qu’une question de temps.

— Comme toujours.

Hart plongea la main dans son sac à dos ; le decker se raidit. Elle lui tendit en souriant ce qu’elle venait de sortir : une boîte noire. Dodger reconnut du matériel du gouvernement.

— Essaie ça, dit-elle. C’est un « décapsuleur » non réutilisable. Je le gardais pour une grande occasion.

Le decker prit la boîte, remplie d’une sélection de disquettes et de puces.

— Pourquoi fais-tu ça ?

— Disons que je suis curieuse.

L’impatience de se servir de son jouet n’empêcha pas Dodger d’effectuer les vérifications d’usage avant de l’insérer dans sa console. Entrer dans la Matrice lui fit l’effet d’une douche apaisante ; dans le monde virtuel, il connaissait la quiétude… Ou presque. Son seul problème ne s’était pas montré depuis des semaines : l’IA.

Le decker fut étonné par la beauté et l’élégance avec laquelle le décapsuleur brisa la glace de GWN pour lui permettre de se glisser dans les fichiers. Sa chasse fut courte et couronnée de succès. Il récupéra les données sur son cyberdeck, puis se déconnecta. Le décapsuleur s’autodétruisit.

Le nom de Janice Verner figurait sur une liste de consultants de GWN. Les autres noms ne disaient rien à Dodger ; jamais ils n’étaient apparus lors de leurs recherches sur les druides du Cercle Caché. Il ne reconnut que celui de Karen Montejac.

Hart remarqua sa réaction.

— Tu la connais ?

— Cette… demoiselle travaille pour… un ancien client.

— Et quel rapport ?

— Aucun.

— Une intuition, ou tu as des preuves ? insista Katherine.

— Une autorité supérieure a déjà étudié cette possibilité.

L’expression de Katherine lui indiqua qu’elle n’aimait pas sa réponse. Elle savait qu’il voulait parler du professeur Laverty. Finalement, elle hocha la tête.

— Qu’y a-t-il dans le dossier de Verner ? demanda-t-elle.

Dodger l’appela sur l’écran. Il ne lui fallut qu’une simple manipulation pour le déverrouiller. La première page concernait une autorisation de transit sur un vol corporatiste de Hong Kong à Mexico.

— Pas de Yomi ? s’étonna Hart. Voici la réponse à ton problème. La date du vol se situe bien après l’exil de la sœur de Sam. Si Hyde-White l’a recrutée, il l’a fait au goulag. Elle ne devrait plus ressembler à une norm.

— Le portrait a peut-être été effectué à partir d’une vieille photo ?

— Dans ce cas, pourquoi l’avoir chez lui ? Elle n’avait sûrement plus aucune envie de le voir, comme c’est le cas dans de nombreuses gobelinisations. Non, Sam devait voir ce tableau. Ce porc de druide est un sale manipulateur !

— Comment le sais-tu ?

— Expérience personnelle, répondit-elle amèrement. Fais-moi confiance. Le portrait est un faux, un leurre pour le déconcentrer.

Dodger trouva une faille dans le raisonnement de Hart :

— Comment Hyde-White pouvait-il savoir que Sam s’introduirait chez lui ?

Katherine haussa les épaules :

— Il comptait peut-être mettre le portrait autre part.

— Pour quelle raison ?

— Je n’en sais rien. Mais cette grosse barrique est un immonde salaud, et un manipulateur de classe A. C’est lui qui est à l’origine du Cercle. Il a effectué les recherches qui ont abouti sur le rituel de l’homme d’osier. La véritable puissance du Cercle, c’est lui.

— Comme Merlin pour le roi Arthur, renchérit Dodger, se souvenant de son expérience dans l’architecture informatique du Cercle.

— Quoi ?

— Rien. Une allusion littéraire. Alors, que fait-on ?

— Tu en parles à Sam, et tu me tiens au courant. J’ai autre chose à faire.

— D’autres ennuis à causer ? demanda le decker, soupçonneux.

— Bien sûr. Quand tu verras Verner, donne-lui ça. Hart sortit un paquet de son sac. Le papier s’était un peu froissé pendant le voyage ; Dodger reconnut sans peine la forme de l’arme qu’il contenait. D’après le poids, il se douta qu’il y avait autre chose dans le paquet.

— Pourquoi le devrais-je ? demanda-t-il tandis qu’elle prenait la direction de la porte.

— Parce qu’il en aura besoin, répondit-elle sans se retourner.

* * *

Sam ne savait pas ce qu’il s’attendait à voir, mais il n’arrêtait pas de repasser les enregistrements de Willie. L’interfacée l’observait d’un œil plus inquiet à chaque fois. L’enregistrement se termina ; Verner pianota sur les commandes pour reprendre à zéro.

— T’en a pas vu assez ?

— Encore un coup, Willie.

— Bon sang ! Tu l’a passé au moins un million de fois ! Ecoute, Twist, je ne suis pas experte, mais je suis certaine qu’une femme vit dans cette résidence. Ce n’est pas ce que tu voulais savoir ?

Sam hocha la tête d’un air absent. Sur l’écran, l’enregistrement reprenait au début.

— Quel genre de femme, Willie ? Une norm ?

— Tu me prends pour une parabiologue ? (La naine siffla le fond d’une canette de Kanschlager.) Les gros plans montrent des poils un peu partout, mais ça ne nous renseigne pas, sans analyse chimique. Ce druide et sa traînée pourraient avoir un chien. Il y a des os grignotés dans la cuisine.

— Non, il n’y avait pas d’odeur de chien.

— Un chat, alors ! Twist, que cherches-tu ?

— Je veux savoir ce qui est arrivé à ma sœur. On m’a dit qu’elle avait été gobelinisée.

Le kansayaku Sato aurait-il menti ? Non, ce n’est pas son genre. Mais plus tard ? Elle a peut-être été tuée par Hyde-White et sa bande de cinglés ? C’est peut-être pour ça que Renraku ne m’a jamais laissé entrer en contact avec elle.

Sam refusait d’y croire. Il aurait su qu’elle était morte. Il était un chaman, avec des foutus pouvoirs mystiques ! S’il ne pouvait pas sentir ce qui arrivait à sa propre sœur, à quoi bon ?

Le portrait, dans le sanctuaire de Hyde-White, ne représentait peut-être pas sa sœur. Ce pouvait être une coïncidence. Pourquoi refusait-il de le croire ?

Il tenta de se rappeler des détails. Malgré ses efforts de concentration, il n’arriva à se souvenir que de l’horrible odeur qui hantait l’appartement.

Cette puanteur lui paraissait… familière. Soudain, il se rappela où il l’avait sentie pour la première fois. Ce n’était pas dans le monde ordinaire, mais dans le royaume des esprits. L’Homme de Lumière empestait de la même manière.

Sam se souvint des paroles de son adversaire : la manipulation des émotions et les troubles de la mémoire. Dodger avait-il vu la même femme sur le portrait ?

* * *

— Hyde-White, mon vieil ami ! s’exclama Glover. Avez-vous bien récupéré de vos blessures ?

— Presque.

Janice savait qu’il mentait. Si Hyde-White portait encore des bandages, Dan Shiroi était depuis longtemps guéri des blessures que lui avait infligées la bande de shadowrunners qu’il avait bernée d’un sort d’illusion, se faisant passer pour mort et décapité. Elle détestait le masque que portait Dan aujourd’hui. Pas assez entraînée pour le percer à jour, elle voyait comme ses co-conspirateurs, la masse obèse de Hyde-White. Janice attendait avec impatience le jour où Dan lui apprendrait à cacher son apparence aussi habilement que lui. Ainsi, elle apparaîtrait à l’immonde Glover et à ses semblables sous un aspect plus ragoûtant.

— Votre compagne est aussi ravissante que d’habitude, dit l’archidruide.

Quand il pensa que personne ne l’observait, il contempla Janice avec le regard dégoûté qu’on réserve habituellement aux parasites. Elle était presque sûre qu’il connaissait sa véritable apparence ; c’était un druide, après tout. Il semblait souffrir d’une haine pathologique de tous les métahumains.

Glover lui donnait l’impression d’un homme à l’esprit trop fermé pour quelqu’un qui ourdissait des plans si grandioses pour son pays. Elle ne l’aimait pas. Les autres druides ne valaient guère mieux.

Dan lui avait parlé du complot visant à renverser le monarque actuel. Il espérait user de son influence pour améliorer la situation de leur métatype. Ça valait le coup, même s’ils devaient pour cela utiliser des gens comme Glover.

Durant les dîners auxquels elle avait assisté, Janice avait pu mesurer l’influence de Dan sur les druides. Ils le traitaient comme un ancien vénéré. Shiroi et elle se moquaient d’eux, dans l’intimité de leur chambre ; surtout de Glover. L’archidruide était tellement dévoué à Hyde-White et à la cause… C’était risible : il adorait un de ceux dont il avait juré la destruction.

La discussion se termina enfin. Barnett, qui les recevait, ouvrit les portes de la salle à manger. La réunion se déroulait dans un des centres de conférences de sa société, dont il paraissait fier. Janice, pour sa part, trouvait les décorations dépourvues de classe et ennuyeuses. La table, pourtant, avait été mise avec un style impeccable.

La sélection de condiments et de sauces offrait une grande variété d’accompagnements pour le plat principal constitué de viande crue. De chaque côté du plateau doré rempli de morceaux en bouchées se trouvaient des paniers plein d’excellentes brioches destinées à saucer. Excepté pour l’invité, à chaque place se trouvait une carafe de cristal contenant la boisson préférée de chaque convive. L’assiette de l’invité était flanquée de deux verres, l’un rempli d’eau glacée, l’autre de vin rouge.

Des plats de fruits et de légumes étaient savamment disposés sur la table. Ils ajoutaient des touches de couleurs, mais Janice ne trouvait plus ces aliments appétissants. Son nouveau métabolisme n’acceptait que la viande.

L’invité était déjà installé en face du siège d’honneur, toujours réservé à Dan.

L’homme ne leva pas les yeux. Sous l’éclairage feutré de la pièce, Janice ne remarqua pas tout de suite les ecchymoses qui couvraient une partie de son visage ; elle les vit en prenant place. Ses habits noirs étaient déchirés et sales. Il avait l’air résigné à un sort peu enviable.

— Vous auriez pu donner des vêtements de rechange à notre invité, Glover, fit remarquer Dan.

— Je l’ai fait. Il les a refusés.

— Vous auriez dû lui proposer une bure et des sandales, suggéra Ashton.

Sa blague provoqua l’hilarité générale. Janice ne comprit pas. Elle ne dit rien. Personne ne s’en aperçut.

— Vous êtes impolis, mes amis, gronda Shiroi. Pietro Rinaldi est notre hôte. S’il désire se présenter en tenue décontractée, je ne le chasserai pas de ma table.

Rinaldi leva les yeux en entendant son nom ; il fixa Hyde-White, puis Janice, avec un regard surpris. Elle lui sourit, espérant le calmer. Le prêtre frissonna et regarda à nouveau son assiette.

Dan passa le grand plateau de viande à Glover, afin qu’il fasse le tour de la table, puis il s’adressa à son invité :

— J’ai été heureux d’apprendre qu’on vous avait persuadé de rester avec nous, Pietro. Une occasion de rencontrer une personne de votre qualité est un plaisir trop rare.

Shiroi attendit une réponse de Rinaldi, en vain.

— Allons, Pietro. Me parler ne mettra pas votre âme en péril.

Le prêtre le fixa longuement avant de répondre :

— Vraiment ? Je sais ce que vous êtes.

— Ah, votre don de perception ? Vos amis sylvestrins m’ont prévenu qu’il était puissant. Ce doit être difficile de voir les choses et de ne pas pouvoir les expérimenter pour les comprendre vraiment. Vous avez ma sympathie.

— Epargnez-la-moi ! rétorqua Rinaldi. Je vous comprends assez bien comme ça.

— Vraiment, Pietro ? Notre race n’est pourtant pas répertoriée dans les bibliothèques d’arts thaumaturgiques que vous fréquentez. Vous n’avez que des spéculations sans fondements. Mais j’aimerais vous entretenir d’un sujet que vous connaissez bien.

« Voyez-vous, je sais tout de vous, Pietro. Je connais votre carrière, mais surtout, je n’ignore pas quel genre d’individu vous êtes : un homme d’action. Quand j’ai appris les limites de votre don, j’en ai été attristé. Simplement voir la magie qui fait vivre le monde… Vous n’êtes pas un observateur, Pietro Rinaldi. Vos lacunes doivent vous ronger. »

— J’ai accepté mon destin.

— De belles paroles, rétorqua Dan, et un noble sentiment. Je suis sûr que vos supérieurs ont encouragé cette attitude. Cependant, accepter l’inévitable n’est pas une vertu.

Janice comprenait parfaitement ce que voulait dire Shiroi. Elle aussi avait souhaité utiliser la magie ; elle s’était lamentée d’apprendre qu’elle n’avait pas de potentiel mystique.

— Depuis longtemps, j’ai appris à ne pas désirer l’impossible, répondit Rinaldi.

Shiroi secoua la tête :

— Vous voulez dire, ce qu’on prétend qu’il est impossible de désirer. Etes-vous certain que la magie ne peut pas jaillir de vos mains ?

Janice en avait été sûre jusqu’à ce qu’elle rencontre Dan. Il lui avait montré sa vérité.

— Pietro, votre ignorance simplifie la tâche de vos ennemis, continua Hyde-White/Dan. En gardant limité votre accès à la magie, vous ne présentiez aucune menace pour eux. (Shiroi récupéra le plateau et se servit plusieurs morceaux de viande juteuse :) Connaissant ma véritable nature, vous savez que je suis d’autres voies que la majeure partie de l’humanité. J’ai visité des lieux de puissance magique. Le pouvoir que j’ai touché transcende les restrictions morales, et j’ai appris comment le partager. Je peux donner une nouvelle signification à votre vie. La magie, Pietro ! Si vous acceptez de vous joindre à nous, je vous conduirai au royaume de la puissance et je vous révélerai les vérités secrètes. Je vous offre ce que vous désirez le plus. Il vous suffit de rallier notre cause. Mangez avec nous.

Hyde-White/Dan tendit le plat de viande à Rinaldi. Le prêtre ne broncha pas, mais son regard parcourut l’assistance :

— Je vous connais mieux qu’eux. Vade retro, Satanas !

Le gros homme posa le plat et éclata de rire :

— Je suis très persuasif, mais jamais je n’ai prétendu être aussi doué que le Diable.

— Vous êtes cependant un démon.

— On me l’a déjà dit, mais ce n’est pas le cas. Je suis une créature de la Terre, Pietro. Ni plus, ni moins. Le monde m’appartient autant qu’à vous, et nous avons chacun notre place dans l’ordre des choses. J’essaie de vous en offrir une meilleure, qui vous permettrait d’utiliser le pouvoir que vous désirez tant. Les êtres supérieurs, comme vous, ne sont pas entravés par la morale des groupes inférieurs. Il en a toujours été ainsi. Ne savez-vous pas quelle est votre destinée ? Rejoignez-nous, et ce sera possible.

Rinaldi ignora le plateau qu’on lui présentait encore :

— Dieu est mon armure. Il m’offre le pouvoir qui m’est nécessaire.

Imbécile, pensa Janice. Dieu a établi l’ordre naturel des choses : celui du prédateur et de la proie. Le supérieur se nourrit toujours de l’inférieur. Etant à l’origine du monde, Dieu comprend notre mission. Pourquoi Rinaldi ne s’en aperçoit-il pas ?

— Votre vision de Dieu ne vous laisse que privation et frustration, répondit Dan. Ne sachant rien, vous acceptez une distorsion de la réalité. Mais vous avez vu la magie, les esprits voler dans les airs. Pourquoi supportez-vous de rester spectateur alors que vous pourriez participer à ces merveilles ?

— Le Seigneur en a décidé ainsi, répliqua le prêtre.

Janice remarqua que son ton semblait moins ferme qu’au début. Shiroi avait dit que Rinaldi était intelligent ; peut-être commençait-il à comprendre la sagesse de ses paroles ? Elle l’espérait.

— Décidé ? répéta Dan. Un homme qui a la force de saisir les occasions ne peut-il pas décider par lui-même ? La réponse se trouve autour de vous. Mes compagnons ont partagé ma pitance, et ils sont devenus plus forts. Votre don vous permet de le voir, n’est-ce pas ?

Le prêtre baissa la tête sans répondre.

— Regardez-les !

Rinaldi se redressa brusquement. Il fixa les convives avec des yeux aussi tristes que l’hiver. Hyde-White s’adossa à son siège, satisfait :

— Oui, vous voyez dans leur aura que leur puissance augmente en partageant mon repas. Vous pouvez briser les liens qui vous empêchent de toucher à la magie ! Vous le désirez, n’est-ce pas ?

— Oui, dit le prêtre d’une voix blanche.

— Alors, joignez-vous à nous, insista Dan en lui tendant le plateau de viande pour la troisième fois. Ce n’est pas difficile. Mangez. Nourrissez-vous du pouvoir d’autrui.

Les narines de Rinaldi se dilatèrent. Il se mit à haleter. La sueur perla sur son front. Ses yeux dévoraient la viande sur le plat doré.

— Allez, Pietro. Vous ne pouvez pas refuser. J’essaie seulement de vous aider à accomplir votre destin.

Le prêtre enfouit sa tête dans ses mains. Il tremblait.

Dan passa le plat à Janice. Elle se servit, puis tendit la viande à son voisin. Elle se sentait désolée pour Rinaldi. Pourquoi était-ce si difficile pour lui de prendre place parmi eux ? Comment pouvait-il refuser ce que Shiroi lui proposait ?

Les convives entamèrent leur repas. Derrière la barrière de ses mains, le prêtre les observait. Il écarquilla les yeux.

— Ne vous rendez-vous pas compte de ce que vous mangez ? s’écria-t-il.

Le silence tomba sur l’assemblée. Dan et Janice échangèrent un sourire. Du sushi d’humain, pensaient-ils.

Glover se racla la gorge :

— Nous en sommes conscients. Nous partageons cette nourriture rituelle. Elle est nécessaire pour le succès de la cérémonie. En les mangeant, nous ramenons les impurs au cycle sacré de la terre. A travers nous, ils sont purifiés, et nous gagnons en force.

— Dieu vous garde ! Vous mangez de la chair humaine ! (Rinaldi semblait proche de l’hystérie.) Renoncez à votre péché ! Luttez contre l’influence néfaste de cette créature !

— Mais c’est un sacrement, répondit Ashton.

— Et moi qui croyait que l’Eglise acceptait les autres religions, fit un autre druide.

— Nous le faisons au nom de la terre, ajouta un troisième.

Le prêtre voulut se lever, mais Dan fit un geste. Le pauvre homme fut retenu par une main invisible.

— Il est impoli de quitter la table avant la fin du repas ! le sermonna Shiroi.

— Laissez-moi partir ! Je vous rejette !

— Je suis patient, Pietro. Je vous donne une autre chance.

— Je mourrai avant.

— Peut-être pas. Je sais être persuasif et patient. Bientôt, vous adhérerez à mon point de vue. Tôt ou tard, les gens ont faim.