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La pièce était silencieuse, mais Dodger savait qu’il n’était pas seul dans la bibliothèque. Sa certitude n’avait rien de mystique ; les sorts, les incantations et les voyages astraux n’étaient pas son genre de magie. Ceci dit, il n’entendait rien, ne sentait rien, et ne voyait aucun indice de leur présence. Son intuition était peut-être due à une étrange combinaison de ses sens, gérée au niveau du subconscient. Il se moquait de savoir comment ça fonctionnait ; il lui suffisait amplement d’avoir ce don. D’ailleurs, il ne sentait aucun danger. Personne ne songeait à l’attaquer, du moins pour l’instant.

— Je vous avais dit qu’il serait connecté.

Cette voix vindicative, Dodger ne la connaissait que trop bien. Estios ne l’aimait pas, et ça ne changerait sûrement jamais. L’elfe aux cheveux noirs l’avait défié la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Ils s’opposaient par la couleur des cheveux – blanc pour l’un, noir pour l’autre –, comme par la personnalité. La seule chose qui les liait, c’était leur mutuelle hostilité.

Dodger se déconnecta de la Matrice. Il prit tout son temps, laissant quelques ordres avant d’éteindre. Il saisit le connecteur du datajack de sa tempe gauche entre deux doigts, et laissa le câble s’enrouler doucement dans le logement de son cyberdeck. Il referma le compartiment et fit pivoter son siège.

Estios le fixait d’un air mauvais, comme prévu. Le professeur Sean Laverty se tenait entre lui et Chatterjee. La présence de l’elfe asiatique ne le surprit pas ; il résidait souvent dans le manoir. Un peu plus loin, appuyée au montant de la porte, il y avait la vraie surprise : Teresa O’Connor. Aïe. Cette chère Teresa. S’il avait pu prévoir qu’elle viendrait, il ne serait jamais resté.

— Dodger, vous connaissez le règlement, dit Laverty.

— La console enregistre une copie du programme, professeur. J’ai suivi le règlement.

— Tu t’es connecté à la Matrice sans autorisation ! glapit Estios.

— Un decker se passe toujours d’autorisation. Sinon, pourquoi ferait-il ce boulot ?

— Arrête ta frime, continua l’autre. Tu crèches ici depuis assez longtemps pour savoir que, au manoir, personne n’entre dans la Matrice sans autorisation.

— Estios, si quelqu’un trouve des éléments compromettants dans la copie du raid, je me soumettrai à la punition choisie par le professeur.

— On n’a pas besoin de voir tes fausses preuves, rinçure. Tu n’es plus admis ici. Barre-toi.

Estios fit un pas en avant, apparemment prêt à faire exécuter sa décision, mais Laverty le retint :

— Dodger peut rester aussi longtemps qu’il lui plaira.

— Ce n’est pas prudent.

— Techniquement, Dodger abuse de votre hospitalité, professeur, intervint Chatterjee. Il crée un précédent.

— Il devrait être expulsé !

— Dodger est libre d’aller et de venir à sa guise, monsieur Estios, dit le professeur. Je suis certain qu’il ne nous trahira pas. Il fait parfois montre d’un caractère difficile, mais il a un grand cœur. Je suis sûr que ses actes sont justifiés.

— En vérité, répondit Dodger sur le ton ampoulé des grands jours, soyez assuré de tout mon respect pour vous et votre hospitalité, professeur. Les circonstances ont conspiré pour m’obliger à outrepasser votre règlement.

— Comme d’habitude ! rétorqua Laverty, souriant. Les circonstances se liguent souvent contre toi.

Le decker haussa les épaules.

— Ne sachant où m’installer pour que mon corps soit en sécurité pendant mon voyage dans la Matrice, je suis venu ici. Si je n’avais pas eu d’obligations envers mes collègues runners, je ne me serais jamais imposé.

— Dodger, cette mission ne concernerait pas le groupe de Samuel Verner, par hasard ?

— En vérité, c’est cela même.

Laverty demeura pensif. Les elfes attendirent ; ils savaient qu’il ne fallait pas troubler le professeur. Il parla enfin :

— Tu témoignes une remarquable loyauté envers cet homme. Verner cherche-t-il toujours sa sœur ?

— Oui. (L’intérêt du professeur troubla le decker.) Ce n’était qu’une mission de routine. Même un chevalier errant a besoin de liquidités.

— Un casse, pouffa Estios.

— Point du tout !

— Appelle ça comme tu veux. Tu ne changeras rien à la chose.

L’agacement de Dodger se calma quand il vit l’expression de Laverty. Estios venait de perdre des points en ouvrant les hostilités.

— Certains ne changeront jamais, dit le decker. Un mouvement, près de la porte, attira son attention ; aussitôt, il regretta ses paroles. Il avait oublié Teresa, tant elle avait été discrète. Pensant cacher son chagrin aux autres, il se mit à expliquer sa mission :

— Ce devait être une simple extraction, amicale, qui plus est. Le sujet avait apparemment signé un contrat avec de nouveaux employeurs, mais il avait oublié de donner son congé à sa corporation actuelle. M. Johnson nous a assuré que la mission serait simple. Mais le sujet ne savait même pas que Verner et son équipe venaient le chercher.

— Une ruse pour piéger Verner ? suggéra Chatterjee.

— Si c’était le cas, leur plan manquait de préparation.

— Des représailles de Renraku, alors ?

Cette allusion de Chatterjee à la corporation persuada Dodger que c’était Verner qui intéressait le professeur.

— C’est peu probable, répondit-il. Laverty hocha la tête :

— Pour en arriver là, il a bien fallu que vous cherchiez la véritable identité de M. Johnson.

Le decker prit un air offensé :

— Un client s’attend à garder l’anonymat !

Le professeur sourit ; Dodger sut qu’il ne s’en sortirait pas à si bon compte. Il soupira :

— Glover, d’Amalgamated Technologies et Télécommunications. Il en est le vice-président. Sa société a un pedigree purement européen. Il n’y a pas la moindre trace d’une influence de Renraku. Bien sûr, il a des connexions avec Saeder-Krupp.

Laverty leva un sourcil, mais ne dit rien. Estios réagit pour lui :

— Saeder-Krupp ! La marionnette de Lofwyr. Si le dragon agit sur le territoire de Seattle…

— Monsieur Estios ! coupa le professeur. Vous m’ennuyez, ce soir. Les plans du dragon n’ont aucune importance dans cette affaire. Qu’il ait des parts dans une société ne signifie pas qu’il la contrôle. Bien qu’ATT appartienne à Saeder-Krupp, la corporation reste indépendante, et je ne pense pas que Lofwyr sache quelque chose sur cette opération. Dodger, tu as bien dit que le vrai nom de M. Johnson est Glover ?

— Andrew Glover.

— Je doute que ton ami Verner se trouve encore piégé dans les plans d’un dragon, mais je pense qu’il aura besoin de ses dons magiques.

Dodger comprit la question implicite ; il avait même une idée de l’offre qui allait suivre et annonça :

— Il ne reviendra pas vous voir.

C’était Laverty qui avait révélé à Verner ses dons de magicien, un an plus tôt, lors d’une visite organisée par Dodger.

— Je comprends. Sa fidélité à la tradition hermétique s’explique très bien par sa rigueur logique et son orientation scientifique. Votre rapport concernant sa vision du totem Chien était des plus surprenants. Je n’y aurais jamais songé. C’était un oubli embarrassant. Je lui inspire probablement peu de respect, puisque je me suis trompé sur son appel.

Si vous saviez…, pensa Dodger, qui dit :

— Ce n’est pas la raison. Bien qu’ayant survécu au feu du dragon, Sam croit à peine en ses pouvoirs magiques. Il ne va pas vous reprocher de le prendre pour un mage alors qu’il nie l’appel chamanique. Il s’accroche désespérément à sa vision scientifique du monde.

— Alors, il a abandonné l’étude de la magie ?

— Bien au contraire. Il lutte pour apprendre. Lady Tsung en devient presque folle.

Laverty parut surpris :

— Mme Tsung tente de lui enseigner la magie ?

— C’est le mot. Si Sam n’était pas aussi têtu, il verrait que Lady Tsung et lui souffrent d’incompatibilités mystiques.

— Amène-le-moi.

— Il refusera de venir. Il veut retrouver sa sœur.

— Une telle loyauté est admirable. Mais fais tout ce que tu pourras pour l’amener ici.

Ce disant, Laverty tourna les talons et sortit, suivi par Chatterjee et Estios. Teresa resta près de la porte.

Elle approcha du bureau où était posée la console de Dodger. Le decker se leva.

La jeune femme prit la puce que venait d’éjecter l’ordinateur portable et commenta :

— Tu parais apprécier ce Samuel Verner.

— Je lui ai dit que je l’aiderais à trouver sa sœur. Une noble quête. Nous avons appris qu’elle a été envoyée sur l’île de Yomi. C’est un lieu terrible où les Japonais exilent les porteurs de gènes métahumains. Nous voulons la libérer.

— Autrefois, dit Teresa, tu aurais chargé sans réfléchir. .

— Yomi n’est pas le genre d’endroit où on rentre comme dans un moulin. Il faut se préparer. Recueillir des informations et des crédits, car c’est une opération coûteuse. Pendant ce temps, nous nous entraînons à devenir des shadowrunners meilleurs.

— Tu aurais fait un merveilleux paladin.

Dodger lui tourna le dos ; il ne voulait pas qu’elle voie les émotions que ses paroles venaient de réveiller.

— Je ne suis pas un paladin, et je ne le serai jamais. Je refuse d’être corrompu pour servir quelqu’un.

— Pourtant, tu travailles pour ce norm.

— Je ne travaille pas pour lui, je l’aide. Il y a un monde de différences entre ces deux verbes.

— Tu joues toujours sur les mots. Pourquoi l’aides-tu ?

— Nous sommes amis.

Elle inclina la tête. Se retournant, Dodger vit son expression pensive. Elle lui sourit, disant :

— Nous étions amis, autrefois.

— Je l’ai cru, en effet.

Enfin, leurs regards se croisèrent. Le yeux de Teresa étaient aussi verts et profonds qu’ils l’avaient toujours été. Il se sentait prêt à plonger, comme il l’avait déjà fait auparavant.

— Mais tu es parti, dit-elle.

— Il le fallait.

— Tu es revenu ?

— Je ne sais pas.

— Je vois. (Elle mit la puce informatique dans sa poche et prit la direction de la porte.) Viens me parler quand tu seras certain.

Elle disparut dans le couloir.

Les ténèbres et les livres anciens entendirent sa réponse :

— C’est promis.