5

Quand Sam arriva au coin de South Main Street et de Fourth Avenue South, la masse sombre de l’Arcologie de Renraku se dressa devant lui. La mégastructure dominait les immeubles environnants, bloquant la majeure partie des rayons rougeâtres du soleil. Déjà, des lumières éclairaient la face est. Plus loin, sur la façade nord, le quartier du club s’illuminait. Moins d’un an plus tôt, l’Arcologie avait été son domicile… et sa prison.

Il tourna à droite sur Fourth Avenue. Il se trouvait à deux rues du club Penumbra, mais le trajet lui parut long. La première fois que Sally l’y avait conduit, il avait failli prendre la fuite quand il avait remarqué la proximité de l’Arcologie.

Il arriva dans la petite rue qui menait au club. Il fut agréablement surpris de trouver, parmi les motos garées devant l’entrée, la Rapier de Dodger. Penumbra n’était pas un endroit pour les animaux ; il se retourna pour dire à Inu de l’attendre. Mais le chien prenait déjà la direction de Yesler Way. Il reviendrait sans se perdre, comme d’habitude.

Quand Verner entra, il fut accueilli par un grognement de Big Tom. Sam salua le sasquatch, qui lui sourit, montrant ses crocs. Il était encore tôt, et le Penumbra était pratiquement vide ; seuls quelques clients discutaient autour des tables.

Derrière le bar, Jim fit un signe de tête en direction d’une table. Verner acquiesça et alla s’installer à côté du buveur déjà installé.

— Salut, Dodger. Tu es en avance. Tu vas bien ?

— En vérité, j’allais bien jusqu’à ce que tu lances cette remarque, messire Twist.

L’elfe pencha la tête ; l’éclairage au néon se refléta sur les trois jacks intégrés dans sa tempe gauche.

— Tu t’en remettras. As-tu trouvé quelque chose sur Johnson ? Sais-tu, par exemple, ce qui est arrivé la nuit dernière ?

— J’ai quelques données, mais pour hier, je ne peux que spéculer.

— En tout cas, tu en sais plus que moi.

L’elfe lui tendit un portable. Verner fit défiler les données sur le mini-écran tandis que Dodger lui résumait leur contenu :

— Comme tu vois, M. Johnson est Andrew Glover, d’ATT. Pour quelqu’un de son envergure, ce boulot illégal semble bizarre. Le garde du corps s’appelle Harry Burke, du Circuit européen. Ses services sont très chers.

— Tu crois que Johnson bosse au noir ?

— C’est possible. Mais il peut aussi avoir des affaires en cours pour l’ATT à Seattle, puisqu’il est directement arrivé de Londres avec son passeport corporatif. Il me faut du temps pour vérifier.

Sam remarqua quelque chose sur l’écran ; il s’arrêta sur une page.

— Saeder-Krupp.

Il frissonna, se rappelant de ses démêlés avec le propriétaire de la corporation. Le dragon !

— Intéressant, n’est-ce pas ?

— J’espère que cette affaire n’a rien à voir avec Lofwyr. J’en ai ma claque des dragons.

Dodger hocha la tête. Sam retourna à son étude des données, mais il avait perdu toute sa concentration. Jusqu’à présent, il avait pensé que Lofwyr en avait terminé avec lui. Etait-ce encore une de ses machinations ? Attendait-il le moment idéal pour attaquer ?

Un geste de Dodger l’arracha à ses réflexions.

— Il semble que tout le monde soit en avance, ce soir, dit l’elfe.

Verner vit Andrew Glover à la porte du club. Le corporatiste traversa la salle en direction du bar. Il avait une taille moyenne, des épaules étroites et un corps mince. Son long visage chevalin semblait détendu, comme celui d’un homme assuré de sa place dans le monde. D’après ses vêtements sortis de chez un grand couturier, elle devait être confortable. Sam sourit. Malgré la coupe impeccable de son manteau de tweed, la doublure devait être pare-balles. Les riches ne prenaient jamais de risques. Trempé par la pluie qui commençait à tomber, Glover passa une main distraite dans sa chevelure couleur sable. Sa démarche donnait l’impression qu’il évoluait sur son territoire.

Derrière le corporatiste arrivait Burke, scrutant la salle avec ce qui pouvait passer pour de la simple curiosité. Sam n’avait pas besoin d’une vérification astrale pour deviner que le garde du corps disposait d’un avantage sur les hommes ordinaires. D’après les informations de Dodger, ses services n’était pas donnés, ce qui pouvait signifier deux choses : des implants cybernétiques ou de la magie.

Le barman indiqua la table des shadowrunners à Glover. Celui-ci vit ses « partenaires » et arbora aussitôt son sourire corporatiste breveté. Il se débarrassa de son manteau encore humide et le tendit à Burke, qui le prit, laissant avancer son patron jusqu’à la table. Glover s’installa en face de Dodger. Avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche, il fut dérangé par un nouvel arrivant,

Verner n’avait pas vu venir Jason, soudain matérialisé en bout de table. Finalement, le gosse avait peut-être retenu quelque chose de l’enseignement de Fantôme.

Stone s’installa près de Glover, le bloquant contre la cloison. Il posa un Ares Predator sur la table, le canon en direction du corporatiste, puis mit ses deux mains sur le formica.

L’homme de l’ATT réagit bien. Il n’exprima que de la surprise à l’apparition de l’Indien. Sam fut impressionné par son flegme. Pourtant, il s’attendait à ce que Burke intervienne. Curieux, il jeta un coup d’œil au garde du corps, désormais flanqué de Gueule de Raie.

Glover s’éclaircit la gorge :

— Voilà qui est des plus irréguliers !

— Pas plus que la mission, mon pote, dit Jason. Tu n’auras pas de problèmes tant que tu resteras réglo avec nous, Johnson. Nous avons le colis, nous voulons les nuyens.

Le corporatiste le fixa quelques instants, puis tourna la tête vers Sam :

— C’est le nouveau chef de votre groupe ?

— Non, répondit Verner, mais il a raison. Vous nous avez mal renseignés sur la situation. J’exige des explications.

— Et moi les crédits, ajouta Stone.

Le regard que lui lança Glover en disait long sur l’opinion qu’il avait des classes inférieures. Lentement, sans laisser croire au samouraï des mes qu’il dégainait une arme, il glissa une main dans une poche et en sortit un créditube, qu’il posa sur le formica. Le tube n’était pas marqué du sceau d’une banque.

— Je n’avais pas l’intention de vous escroquer. Je crois que ça suffira pour couvrir la somme convenue.

Malgré son évidente avidité, Stone ne se précipita pas sur le créditube. Il le fit rouler vers Dodger.

L’elfe s’en saisit sans un mot. Il le connecta à son portable, pianota sur le clavier miniature, puis leva la tête :

— Dites-moi, mon bon Johnson, pourquoi l’argent est-il bloqué ?

— Quoi ! s’exclama Stone.

— Allez-vous nous fournir une explication, monsieur Johnson ? demanda Sam.

— Vous devez d’abord répondre à une question, répliqua le corporatiste. Où est M. Sanchez ?

— Livré, comme nous l’avions promis. Le visage de Glover demeura impassible :

— Vous comprendrez aisément qu’il me faut une confirmation avant d’autoriser le déblocage des crédits.

Sam tenta de rester calme. Généralement, les corporatistes n’étaient pas aussi sûrs d’eux en dehors de leur territoire, sauf s’ils disposaient d’atouts cachés.

— Alors on attend. (Il se tourna vers Stone.) Compris, Jason ? Nous lui laissons une chance.

Le samouraï des rues haussa les épaules. Après un silence de quelques minutes, la montre multifonctions de Glover sonna. Le corporatiste sourit en soupirant :

— Très bien, messieurs. Les fonds sont maintenant à votre disposition, ainsi qu’un bonus pour la rapidité d’exécution de votre mission. Ce fut un plaisir de travailler avec vous. (Il fit mine de se lever, s’attendant à ce que Stone le laisse passer.) Je suis très occupé, et je dois partir.

— Restez assis, monsieur Johnson, dit Verner d’une voix faussement calme. Vous devrez attendre l’appel de Loutre.

Glover prit une grande inspiration :

— Je vois.

— Ne vous inquiétez pas, mon bon Johnson, rétorqua Dodger. C’est une simple question de confiance. Vous comprendrez aisément la situation.

Le corporatiste commençait à perdre patience. Au milieu de la salle, Burke paraissait plus tendu. Sam voulait calmer le jeu avant que quelqu’un fasse quelque chose de regrettable. Mais comment ?

Se forçant à sourire, il commanda une tournée :

— Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, monsieur Johnson. Ce n’est qu’une simple formalité.

— Je l’espère, monsieur Twist.

— Cependant, mes amis se sentiraient plus en confiance si vous répondiez à ma question. Ils seraient soulagés d’entendre une explication.

Glover haussa les épaules :

— Un problème de communication. M. Sanchez n’a jamais reçu le message concernant son extraction. C’est pour ça qu’il ne savait pas que vous étiez mes agents.

— C’est tout ?

— Oui. Je prends toute la responsabilité de cette confusion.

Il aurait été discourtois d’insister. Après tout, il pouvait dire la vérité. Verner décida d’adopter une approche différente :

— Je sais que vous n’êtes pas tenu de me répondre, mais que va-t-il arriver à Sanchez ?

Glover eut un sourire énigmatique :

— M. Sanchez recevra la meilleure attention pendant son transfert. Nous le voulons en bonne santé, car son rôle dans notre organisation est important. Bien sûr, nous bénéficierons de sa participation, mais ce ne sera pas à sens unique. Sanchez dispose… de certains atouts. Si tout se passe comme nous le pensons, il deviendra un jour célèbre. Ne vous inquiétez pas pour lui.

— Foutrement généreux, commenta Jason.

— Croyez ce que vous voulez. Certains s’intéressent à autre chose que leur confort personnel. Pouvez-vous comprendrez le concept d’altruisme, ou est-ce trop intellectuel pour votre cervelle avide ?

Stone serra les mâchoires ; ses doigts frôlèrent la crosse du Predator. Verner, soulagé que l’insulte n’ait pas provoqué une réaction immédiate saisit le poignet de l’Indien. Il n’espérait pas l’arrêter, seulement ralentir les choses. Ce faisant, il risquait d’offrir à Burke l’occasion rêvée de descendre le samouraï.

Espérant qu’il avait fait le bon choix, Sam se tourna vers Glover :

— C’était vil de votre part. Vous devriez vous excuser.

— Je fais des excuses lorsqu’elles sont nécessaires et appropriées, répliqua le corporatiste sur un ton neutre.

Stone se détendit, pensant que l’autre se repentait. L’Indien était vraiment idiot. Sam lui lâcha le poignet quand il fut sûr qu’il n’allait pas se précipiter sur son arme.

Ils attendirent. Enfin, le téléphone du bar sonna. Jim prit le combiné, tourna la tête, puis lança à la cantonade :

— Un appel pour Halifax. Quelqu’un l’a vue ?

Aucune réponse. Jim revint au téléphone :

— Elle n’est pas là. Il est encore tôt. Essaie chez Damien.

Dodger sourit. Sam aussi se sentit soulagé, mais il aurait été impoli de le montrer. Jim venait d’indiquer par code que Loutre Grise avait accompli sa part de la mission sans encombre. Jason en profita pour prendre le portable et jeter un coup d’œil admiratif sur la ribambelle de chiffres inscrits sur l’écran. Il le tendit à Verner :

— Partage, Twist.

Sam transféra la part de Jason et celle de Gueule de Raie sur des créditubes, puis il les donna à l’Indien.

Stone alla rejoindre son collègue. Glover, Verner et Dodger regardèrent les deux samouraïs partir.

— Vos hommes manquent de savoir-vivre. Un départ aussi subit pourrait inciter un employeur ingrat à minimiser ses dépenses. Comment peuvent-ils être certains que je ne vais pas créer de problème" ?

Verner se posait la même question. Heureusement, il avait appris à se débrouiller seul.

— Ce n’est pas leur problème, dit-il. C’est un endroit public où nous sommes connus. Il vous serait difficile de nous causer des ennuis. De plus, nous avons tous ce que nous voulions, non ?

Le corporatiste retroussa les lèvres et leva un sourcil :

— Il me semble, en effet. Pourtant, je me demande si vos associés se seraient comportés de la même manière autre part ?

— Nous avons des amis partout.

— Vous êtes remarquablement prudent, mais vous ne choisissez pas toujours bien vos partenaires.

— Je dois obéir à certaines contraintes.

— En effet. Je m’excuse d’avoir été aussi abrupt, messieurs. Votre style ne m’est pas familier, et j’étais déconcerté. A présent, je mesure votre compétence et votre professionnalisme.

Sam inclina la tête. Il n’était pas sûr de savoir où Glover voulait en venir. Il préféra ne rien dire.

— J’ai d’ailleurs, si cela vous intéresse, un autre travail à vous confier.

Non, merci, pensa Verner.

— Pour nous, Seattle risque d’être un peu chaud dans les prochains jours, dit-il.

— Ce qui vous donne une raison supplémentaire d’accepter mon offre : une mission en dehors de la ville.

— Nous ne sommes pas intéressés.

— Je vous assure que ça n’a rien à voir avec ce malentendu. De plus, ayant constaté votre efficacité, je pense pouvoir convaincre mes associés de vous payer mieux.

Sam allait rejeter l’offre, mais Dodger lui flanqua un coup de coude dans les côtes et dit :

— Nous allons y réfléchir, mon bon Johnson. Laissez-nous un moyen de vous contacter.

— Certainement, mon bon elfe, répondit le corporatiste. Mais j’ai besoin d’une réponse rapide. J’ai un calendrier à tenir, et je quitte le métroplexe demain après-midi.

Une fois Glover et Burke partis, Sam se tourna vers le decker :

— Qu’est-ce que tu as en tête ?

— Je m’occupe de notre avenir, messire Twist.

— Je ne veux pas de ce type dans notre avenir. Si son « problème de communication » se reproduit, on est dans le pétrin ! Surtout s’il est lié à Lofwyr.

— Tu parles trop vite. Je voulais te montrer quelque chose avant l’arrivée de notre ami Glover, mais il a été si prompt que je n’en ai pas eu la possibilité.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un renseignement. Il ne signifie peut-être pas grand-chose. C’est un dossier contenu dans les données transférées par Glover à ATT Seattle.

Dodger pianota sur le clavier de son portable, appelant une liste de sept noms, parmi lesquels Raoul Sanchez. Deux noms étaient marqués comme étant « acquis », celui de Sanchez, « en instance ».

— Et alors ? fit Sam. Glover collectionne les gens. Il n’y a aucun nom que je connaisse sur cette liste.

— Tu en es sûr, messire Twist ? (Il lui montra le septième nom.) « Janice Walters, Yomi ». La coutume japonaise n’exige-t-elle pas que les gobelinisés changent de nom ?

Verner acquiesça, la bouche sèche. La plupart des Japonais considéraient la présence d’un métahumain dans une famille comme une honte. Les malheureux étaient envoyés à Yomi, et leur identité était modifiée pour laver la tache. Janice Walters pouvait-elle être Janice Verner, sa sœur ?

Sam ne savait pas si les officiels de Yomi l’auraient laissée choisir son nouveau nom. Si c’était le cas, elle aurait pu opter pour Walters, le patronyme de leur grand-mère maternelle. Janice l’idolâtrait, bien qu’elle ne l’ait jamais connue.

Il y avait peu de chance que la femme recherchée par Glover soit sa sœur. Mais pouvait-il prendre le risque de les négliger ?

Et que voulait le corporatiste à tous ces gens ? Si cette femme était Janice, Verner devait le savoir. Quoi de mieux, pour ça, que se lier à l’organisation représentée par « M. Johnson » ?

Il n’aimait pas ça, mais il serait obligé de continuer à travailler pour Glover.