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Dodger regardait le datajack. Il n’y comprenait rien. Il aurait dû y avoir assez de pistes pour l’occuper pendant plus d’une semaine. Le cercle de druides qu’ils recherchaient était composé de figures éminentes de l’Angleterre des hommes d’affaires ou des membres en vue de l’aristocratie, dont la vie quotidienne appartenait au domaine public.

Le Cercle Caché faisait honneur à son nom.

Pourquoi n’arrivait-il pas à établir de connexion ? Les sociétés secrètes réussissaient rarement à ne pas laisser de traces, surtout dans un monde où les organisations ne pouvaient pas fonctionner sans support informatique. Les groupements magiques étaient encore plus faciles à dénicher ; leurs membres comprenaient rarement les difficultés de la Matrice, la pseudo-réalité hypothétique où Dodger était comme chez lui.

Dans la Matrice, un bon decker pouvait en théorie établir des rapports entre les gens et les organisations. L’elfe savait qu’il était l’un des meilleurs de sa spécialité.

Ces druides, en plus de leur magie, s’y connaissaient en technologie. Dans la Matrice, Dodger n’avait rien trouvé de plus que ce qu’ils prétendaient être : des membres de la gentry britannique. Il n’avait même pas appris l’identité des autres participants du Cercle Caché. Sans les archives de la société secrète, il ne pouvait pas deviner quels contacts de Glover et compagnie appartenaient au Cercle. Chercher des druides officiels ne donna rien non plus. Les mages praticiens obéissaient rarement à la Loi d’Enregistrement ; les membres du Cercle Caché faisaient sans nul doute partie du lot.

En l’absence de données, il aurait pu conclure qu’il n’y avait pas d’autres membres. Mais Sam affirmait qu’ils ne devaient pas être les seuls, et Hart le soutenait. Ils disaient qu’un cercle druidique était composé de trois fois trois personnes. Les runners connaissaient l’identité de six d’entre elles, mais deux étaient décédées.

Le Cercle Caché était trop bien caché. En trois semaines, Dodger n’avait rien trouvé. Il devait exister un autre moyen de pister ces gens-là.

Une main douce se posa sur son épaule. Il sut aussitôt à qui elle appartenait ; il lutta pour combattre le flot de souvenirs qui l’assaillait. Le passé est le passé.

— Rien ? demanda Teresa.

Dodger ne répondit pas. Elle le connaissait assez bien pour ça : elle savait déjà la réponse. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle était venue seule.

— Sacrebleu ! Mais où donc est notre chaperon ?

— Chatterjee est en bas, dit-elle.

Teresa poussa la console et s’assit sur un coin du bureau, les yeux brillants :

— Tu as quelque chose en tête ?

Il se leva et lui caressa la joue. Il avait des souvenirs aussi vifs que s’ils s’étaient aimés hier. Elle vint se nicher dans ses bras.

— Je croyais que la chair empêchait l’esprit électron de s’échapper.

— C’est la vérité, répondit Dodger.

— Tu m’as manqué.

— Toi aussi.

— Estios n’approuverait pas.

— Estios peut aller se faire…

D’un baiser, Teresa le réduisit au silence. L’instant parut durer une éternité.

— Dodger, pourquoi n’es-tu pas resté ?

— Pourquoi n’es-tu pas venue avec moi ?

Il n’y avait rien à dire qui n’eût été dit auparavant. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, écoutant battre leurs cœurs. La voix de Teresa lui parvint, assourdie par son épaule :

— Qu’allons-nous devenir, Dodger ? Je pensais pouvoir travailler avec toi sans être poursuivie par mes souvenirs. Je ne suis pas aussi forte que je le croyais.

— Tu as plus de force que moi.

— Menteur.

— D’infortunés amants, c’est tout ce que nous deviendrons ?

Un bruit les fit sursauter. Chatterjee se trouvait dans le couloir. Pour un elfe, il faisait beaucoup de vent. Le savait-il ?

Le couple se sépara à regret. Au moment où Chatterjee entra, Dodger était de retour dans son fauteuil et Teresa avait posé une fesse sur le coin du bureau.

— Je suis venu voir s’il y avait du progrès. Tu as des renseignements ? demanda Chatterjee.

— Rien de neuf, répondit Dodger, doublement frustré.

— Estios ne sera pas content.

— Estios n’est content que quand on lui fourre quelque chose dans le…

— Dodger ! s’exclama Teresa, outrée.

Mais le decker remarqua son sourire en coin. Ainsi, la damoiselle n’est pas entièrement vendue à l’adversaire !

Chatterjee demeura imperturbable :

— Toute évaluation personnelle des membres du groupe est inutile. Cependant, ton manque de résultats est ennuyeux ; il limite trop notre action. On m’avait pourtant dit que tu figurais parmi les meilleurs deckers.

— C’est un fait. Mais je n’ai rien découvert pour autant.

— Tu as épuisé toutes les pistes ?

— Un decker aussi compétent que moi ? Certainement pas. J’ai épuisé toutes les pistes normales. Excepté la confirmation du décès du jeune Neville, nous ne savons rien de plus que la nuit du Solstice.

— Quand leur cercle n’est pas au complet, ils sont faibles, fit remarquer Teresa.

— Pas assez, rétorqua Chatterjee. Il faudrait les détruire tous. Mais réduire leur nombre à moins de trois devrait suffire pour l’instant.

— Nous ne savons toujours pas combien le Cercle Caché compte de membres, dit Dodger.

— Précisément. C’est pourquoi tu dois redoubler d’efforts. Estios se prépare à l’action et nous devons être prêts si sa reconnaissance mystique donne des résultats intéressants. Je te suggère de reprendre tes recherches sur-le-champ.

— En vérité ? Dans ce cas, je te suggère…

— Dodger ! le coupa Teresa.

Le decker soupira. Narguer Chatterjee ne valait pas le coup :

— Très bien. Je vais essayer autre chose dans la Matrice. Peut-être aurons-nous plus de chance ?

Teresa posa une main sur le bras de Dodger. Elle ne semblait pas s’inquiéter du regard de Chatterjee.

— Dodger, dit-elle, ne fais rien de dangereux. Tu pourrais te retrouver coincé dans la glace si tu vas trop loin.

— N’aie aucune crainte, belle demoiselle. Dodger n’a pas encore rencontré de glace assez solide pour le retenir prisonnier.

Il mentait, bien sûr. Il lui était déjà arrivé d’être coincé dans la Matrice. Cette expérience hantait encore ses rêves. Mais inutile d’inquiéter Teresa. L’intelligence artificielle qui contrôlait la glace en question se trouvait dans le système de Renraku, et plus jamais il n’entrerait dans la pyramide noire de la corporation. Cette fois, il ne risquait rien.

Les yeux de Teresa le fixèrent. Ils étaient animés par une émotion que Dodger ne comprit pas. Sa main quitta son bras. S’était-elle aperçue qu’il lui avait menti ?

— Sois quand même prudent, murmura-t-elle.

Elle pensait qu’il ne l’entendrait pas. Dodger en était sûr.