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La mezzanine de la Résidence Hawthornwaite Tower était déserte, à l’exception de trois ombres anormales près des rangées d’ascenseurs. Une lointaine musique, provenant du bar, trois niveaux plus bas, masquait les rares bruits que faisaient les intrus rassemblés autour du pupitre de commande. L’un d’entre eux se dégagea du groupe pour approcher des portes décorées du logo de GWN.
Sam entendit descendre la cabine d’ascenseur. Si elle ne s’arrêtait pas à leur niveau, ils n’auraient plus qu’à rentrer à la maison… S’ils le pouvaient.
L’ascenseur s’arrêta ; Verner ôta la sécurité de son Narcoject Hypnos. Le modèle lourd de l’arme lui paraissait énorme, comparé à celui qu’il portait d’habitude. Mais c’était un raid, la discrétion avait moins d’importance. Si les portes de l’ascenseur s’ouvraient sur une escouade de la sécurité, il aurait besoin d’anesthésier à tour de bras. Il refusait de descendre des gens qui faisaient simplement leur boulot.
Dodger, assis à même le sol, se concentrait sur son cyberdeck. Willie déposa le pistolet-mitrailleur de l’elfe à ses pieds, puis brandit le sien.
— Laissez-moi faire, dit Sam.
— Tu es sûr ?
Verner acquiesça.
La naine se plaça de l’autre côté des portes, visant l’endroit qui serait hors du champ de vision du norm.
L’ascenseur s’ouvrit avec un léger bruissement ; il était vide.
Verner souffla ; il ne s’était pas aperçu qu’il retenait sa respiration. Ils avaient passé le premier obstacle.
Il tint la porte ouverte pendant que Willie se précipitait à l’intérieur de la cabine pour appuyer sur le bouton de blocage. Dodger se déconnecta, puis enroula doucement le câble qu’il avait branché sur les commandes de l’ascenseur.
— Grouille, Dodger, souffla l’interfacée.
— Patience, Damoiselle Chevaucheuse de Machine. Si on remarque quelque chose de bizarre après notre départ de cet étage, les alarmes sonneront. Il serait malheureux que la hâte fasse échouer notre plan.
L’elfe essuya le panneau avec un chiffon, puis entra dans l’ascenseur. Sam appuya sur le bouton du dix-neuvième étage, marqué GWN.
— Dis-moi, messire Twist, où est le prêtre ? Je croyais qu’il faisait partie de notre vaillante équipe.
— Il avait une affaire à régler.
— Tu l’aides à foutre le camp, et à la première occasion, il se casse quand tu as besoin d’aide. (Willie renâcla :) Quelle gratitude !
— Ses obligations religieuses ont priorité sur notre travail. Si tout va bien, il nous rejoindra plus tard, avec des renforts.
— Mais pas ce soir ?
— Non.
— Et pourquoi aurions-nous besoin d’assistance ce soir ? demanda sarcastiquement Dodger. Nous sommes trois héros intrépides qui envahissent la résidence des dirigeants d’une corporation multinationale ! Nous trouverons sans nul doute celui que nous cherchons, seul dans son appartement. Que pourra accomplir un puissant chaman contre tant de bravoure ? Surtout s’il dispose d’une escouade de la sécurité. Qu’avons-nous à craindre ?
— Ta gueule, Dodger, fit Verner.
Ils ne savaient peut-être pas dans quel pétrin ils se fourraient, mais ils disposaient d’informations suffisantes, et ils connaissaient leur cible. A ce compte-là, il aurait fallu rebrousser chemin deux heures plus tôt. Dodger n’avait peut-être rien à voir avec la mort d’Herzog, mais il n’était pas encore revenu dans les bonnes grâces du runner.
— Tu sais pourquoi nous sommes là ? continua Sam.
— C’était ton choix, dit l’elfe en haussant les épaules.
— Tu n’étais pas obligé de venir.
— Certes. Qu’aurais-tu fait sans moi ? Tu aurais escaladé le bâtiment ?
— Nous nous serions débrouillés. Willie sait bricoler l’électronique.
— Du calme, Twist, intervint l’interfacée. Dodger est aussi nerveux que nous, c’est tout. Je dois admettre que m’introduire chez ce type, qui n’est peut-être pas mort, ne me dit rien qui vaille.
— Vivant, mort, ricana l’elfe, ça ne fait aucune différence dans cette mission.
— Il y en aura une si ce gros porc nous attend derrière la porte, fit remarquer Willie.
— Ce vilain sire est décédé. Twist a vu Hyde-White tomber durant le dernier raid.
— Il n’y avait pas de cadavre, dit Sam.
— Sauf si on tient compte du corps du wendigo. Hyde-White a disparu. Le wendigo est crevé. Hyde-White doit être le wendigo.
— Ton syllogisme est un peu tordu, Dodger. Que Hyde-White soit mort ou vivant, GWN continue de servir le Cercle. Ça nous donne une raison suffisante d’être ici. Avec un peu de chance, le raid ressemblera à une opération ordinaire. Et nous découvrirons peut-être la vérité sur Hyde-White.
— Et s’il vit encore ? demanda Willie.
L’arrêt de l’ascenseur sauva Verner d’une réponse qu’il ne désirait pas donner. Comme les runners l’avaient espéré, le garde dormait à moitié. Il eut à peine le temps d’ouvrir l’œil avant que Sam lance son sort. Le vigile écarquilla les yeux ; pour lui, la cabine était vide.
Souriant, Verner lui tira dessus. Le garde s’écroula sur la moquette, inconscient. Il ronflait quand les runners prirent place derrière le pupitre de la sécurité.
Willie manipula les commandes. Quelques instants plus tard, une plaque glissa dans un logement, révélant des manettes et une prise pour un câble de données.
— Génial de savoir que les infos sont exactes, annonça-t-elle.
Ses partenaires ne répondirent rien. La technomancienne ne perdit pas de temps. Elle se brancha sur le réseau de la sécurité pour le contrôler.
Sam n’avait jamais vraiment compris comment un interface supportait le transfert de ses sens dans les composants d’un système artificiel. Contrôler un réseau était encore plus étrange que la manière de piloter de ces gens. Mais ce soir, Verner s’en moquait. C’était le boulot de la naine, et il devait lui faire confiance.
— Que se passe-t-il dans la résidence ? demanda-t-il.
— Rien. J’ai l’impression qu’il n’y a personne.
— Aucun signe d’occupation récente des lieux, ajouta Dodger.
— Tu te plantes, elfe. On ne manque pas d’indices : vaisselle sale, lits défaits, appel téléphonique il y a moins de deux heures. Mais personne… Attendez. Il y a quelque chose de bizarre à ce niveau.
— Un enregistrement en boucle ? s’interrogea Sam.
— Non. Tout fonctionne. Mais les caméras ne voient pas tout.
— D’autres senseurs ?
— Non. Il n’y a pas d’autre système sur ce niveau. Je crois plutôt qu’une partie du bâtiment n’est pas couverte par les caméras de sécurité.
— Une salle noire ?
— Possible. Vous allez être obligés de faire une visite personnelle à votre ami.
— Je cache ma joie, fit Dodger.
— Tu peux ouvrir les serrures, Willie ?
— Pas de problème. Tu veux monter par l’ascenseur ou l’escalier ?
— L’escalier. Plus simple en cas de repli stratégique.
— Laisse-moi faire.
Au bout du couloir, une porte s’ouvrit sur des marches.
Verner tapa sur l’épaule de Dodger et prit la direction de l’escalier. Il entendit l’elfe grommeler dans son dos. Il se tut quand ils arrivèrent à l’étage de l’appartement de Hyde-White. Ils sortirent leurs armes, puis signalèrent à la caméra qu’ils étaient prêts. La porte s’ouvrit. Dodger entra, couvert par Verner.
Ils se trouvaient dans une pièce vide.
Quelques secondes plus tard, rien n’ayant bougé,
Sam dit doucement :
— Tu es là, Willie ?
— Oui, répondit la naine sur les haut-parleurs du bâtiment. Je vous vois, mais pas eux. J’ai fait un enregistrement, au cas où on aurait besoin des plans pour une autre opération. Je l’utilise en boucle pour masquer nos activités. Dites-moi si vous avez besoin de plus de temps. Faites vite, mon bricolage ne les trompera pas longtemps.
— Compris. Où est la partie aveugle de l’immeuble ?
L’appartement de Hyde-White était constitué de petites pièces, arrangées comme dans un loft, avec des cloisons de séparation. Certaines chambres semblaient ne pas avoir d’ouverture. Malgré la rapidité de Willie, il leur fallut cinq bonnes minutes pour trouver la pièce noire. Ce fut Dodger qui découvrit la porte, dissimulée derrière une tapisserie. Il entra.
— Messire Twist, viens voir ce que j’ai trouvé. Sam écarta le pan de tissu et sentit aussitôt la magie de l’endroit lui picoter la nuque. Il sonda la salle avec sa perception astrale. L’endroit était entouré d’une barrière mystique, mais il ne sentit aucun danger immédiat. Il passa une main dans l’ouverture. Rien ne se produisit ; Sam suivit l’elfe dans la pièce.
La puanteur le frappa. Cela sentait la pourriture. Verner pensa à de la viande en décomposition, mais la température était si basse que ce n’était pas possible. Sam était frigorifié.
La pièce ne mesurait que quelques mètres de long, mais elle était remplie d’une collection de meubles et d’objets de toutes provenances. Dodger se mit à fouiller, mais Sam n’y prêta pas attention. Ses yeux étaient rivés sur un grand portrait à l’huile représentant une femme.
— Très séduisante pour une norm, commenta Dodger quand il remarqua l’air concentré de son ami.
— Janice, murmura Sam.