39

L’explosion de la façade de la tour était le signal attendu par Hart. Elle coinça la crosse du Conner contre son épaule et visa. Les quinze livres de pression de la gâchette enflammèrent le propulsif. Katherine sentit le pistolet lance-grappin s’enfoncer dans son épaule ; son missile avala les deux cents mètres qui séparaient les deux immeubles.

Le projectile enfouit sa tête d’acier dans le béton. Agissant au plus vite, l’elfe attacha le câble porteur au filin de tension, puis accrocha le tout à une poulie. Elle appuya sur le bouton lancement de son harnais. Après s’être assurée de la solidité du filin, elle le tendit et testa la résistance du crochet. Il soutenait facilement son poids.

Le bruit des armes automatiques, en provenance du niveau résidentiel, certes plus proche, était presque noyé par les vacarme de la plazza. Hart n’avait pas de temps à perdre. Elle s’assit sur la corniche et poussa avec les pieds.

Quelques instants plus tard, elle filait vers Hawthornwaite Tower.

* * *

Glover sentit une secousse ébranler le bâtiment. Il ne savait pas ce que cela signifiait, mais ça ne pouvait pas avoir de rapport avec les problèmes de la plazza. Les vibrations venaient d’un étage supérieur.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Neville.

L’archidruide ne daigna pas jeter un regard au vieil imbécile.

— Il faut prévenir Hyde-White, continua-t-il.

Il est peut-être déjà mort, pensa Glover. Il se demandait si ce serait une mauvaise chose. Après un instant d’indécision, il réalisa que le gros homme lui était encore nécessaire pour réussir.

Le bureau de Barnett ne proposait pas la gamme complète des écrans de surveillance disponibles dans le centre de sécurité de l’immeuble, mais il était toujours possible de visionner une partie des salles du bâtiment. Glover demanda sur le télécom une vue des étages appartenant à GWN. L’ordinateur indiqua qu’il n’avait aucun contact avec les caméras des niveaux en question.

Il était clair, cette fois, que quelqu’un attaquait le Cercle. Des actions apparemment fortuites faisaient partie d’un plan, conçu pour couper les druides de l’organisation. Très intelligent. Glover supposa que leur adversaire comptait éliminer les druides un par un. Cette stratégie ne manquait pas de mérite. Mais elle ne réussirait pas.

Jusqu’à présent, la seule attaque directe avait été l’assaut de la résidence de Hyde-White. Ça ne présageait rien de bon. L’ennemi semblait savoir où et qui frapper. Quoi qu’il en soit, le Cercle devait combiner ses forces dès que possible.

Gordon fit son entrée. Brillant de fureur, son regard fouilla la pièce, puis s’arrêta sur Glover. L’héritier avança vers l’archidruide :

— Que diable se passe-t-il, Glover ? Je passais une soirée délicieuse à me préparer au prochain rituel, et l’enfer se déchaîne autour de moi. D’abord, Barnett s’arrête chez moi pour m’informer qu’il y a une émeute dans le hall. Ensuite, une explosion secoue la tour. Est-ce encore les shadowrunners ? Vous avez dû en toucher quelques-uns ; un de leurs avions est tombé devant mes fenêtres. (Gordon s’arrêta en pleine tirade :) Où est-il ? Il n’est pas blessé ?

L’archidruide n’avait pas besoin de se poser de question : l’héritier de la couronne voulait savoir si Hyde-White était en vie. Par le visage vérole de Bel ! Personne ne se rend compte que c’est moi, l’archidruide ?

Il se calma. Le destin de la terre avait priorité sur ses problèmes de fierté. Il fallait sauver le Cercle.

— Il est dans sa résidence, Votre Grandeur. Neville et moi allions nous y rendre.

Gordon ne vit pas le regard étonné de sir Winston.

— Alors, je viens avec vous, dit-il. Je dois savoir s’il est blessé. Ces shadowrunners ont déjà failli le tuer une fois. S’il est seul, il aura besoin de notre aide.

Glover secoua la tête :

— Ce n’est pas la peine, Votre Majesté. Sir Winston et moi nous chargerons de tout.

Il aurait pu épargner sa salive ; Gordon leur emboîta le pas, suivi par ses gardes du corps. Arrivant devant l’ascenseur de la GWN, l’archidruide tapa le code d’appel d’une cabine.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent presque aussitôt. Glover voulut encore demander à Gordon de rester en arrière, mais le futur roi bondit dans la cabine, toujours accompagné de ses hommes. Furieux, l’archidruide appuya sur le bouton correspondant à l’étage de Hyde-White. Les portes se fermèrent et l’ascenseur commença à monter. La cabine s’arrêta après quelques secondes.

— Il y a toujours de l’électricité, fit observer un des gardes. Ce doit être une vérification de sécurité.

— Etes-vous certain d’avoir tapé le bon code, archidruide ?

Le ton de Neville devenait trop ironique pour quelqu’un qui avait perdu ses fonctions.

— C’était le bon, répondit Glover d’un air agacé.

— Alors, appelez la sécurité pour faire marcher ce fichu ascenseur, ordonna Gordon. Vite ! Il a besoin de nous.

Glover arracha la protection du télécom en jurant.

— Voilà qui est très évocateur, mais improbable, dit une voix dans le haut-parleur.

L’écran de communication s’alluma, montrant l’image d’un elfe aux cheveux blancs :

— Bonsoir, archidruide… Votre Grandeur Corrompue. Sir Winston, je suis heureux de vous voir aussi.

— Qui êtes-vous ? demanda Gordon.

— Que voulez-vous ? dit Glover. Vous ne m’amusez plus, Dodger.

— Calmez-vous, archidruide. Quant à ce que je veux, disons que j’espère que vous aimerez ma surprise. Prochain arrêt : Septième Cercle de l’Enfer !

L’ascenseur se mit à tomber.

Ses occupants perdirent l’équilibre. Glover vit la peur déformer les visages de ses compagnons. Même les gardes du corps de Gordon étaient effrayés – leurs os renforcés ne survivraient pas à une chute de plus de quarante étages !

— Inutile n’employer le frein d’urgence, continua l’elfe sur l’écran. Il a été déconnecté.

Un garde martela tout de même le bouton. En vain.

— Faites quelque chose, Glover ! Sauvez-nous !

La voix de l’héritier était hystérique. L’archidruide tenta de se concentrer. Lever sa protection personnelle ne lui prit qu’un instant.

La cabine prenait toujours de la vitesse. Glover savait que maintenir son écran mystique l’empêcherait d’user de sa magie pour protéger les autres, mais il préférait ne pas prendre de risques.

L’archidruide leva les bras au-dessus de sa tête. Il concentra son énergie pour faire exploser le toit de la cabine. La paroi de métal, les poulies de sécurité et le câble de soutien de l’ascenseur se volatilisèrent.

Gordon saisit Glover par le col :

— Pour l’amour de Bel, que faites-vous ?

— Je pars. La terre a besoin de moi.

— Et moi ? Elle a besoin de moi aussi !

— Il reste d’autres membres de la famille royale.

L’archidruide se dégagea. Il pointa les doigts vers le haut et ferma les yeux.

Le plancher de la cabine sembla se dérober sous lui. Il lévita dans le puits tandis que l’ascenseur se précipitait vers le bas.

Les jurons du decker elfe se joignirent aux hurlements de Gordon, aux cris des gardes du corps et aux gémissements de Neville.

Glover remonta lentement, bien décidé à atteindre l’appartement de Hyde-White.

* * *

Sam vit la rafale mystique détruire la dernière sonde. Son blindage noircit, puis bouillonna. La machine explosa dans une pluie de fragments.

Un morceau de métal égratigna la joue du runner. Il poussa un petit cri de douleur.

Hyde-White se tourna vers lui. Des yeux injectés de sang le fixèrent.

— Ainsi, c’est toi. Tu aurais dû m’écouter, Samuel Verner. Venir ici signe ta condamnation à mort !

— N’en sois pas si sûr, monstre, bluffa Sam.

Le druide éclata de rire :

— Monstre ? Est-ce une façon de décrire une personne qui cherche à améliorer la vie de ses semblables ?

— Tes crimes parlent pour toi. Tu ressembles peut-être à un homme, mais tu n’en est pas un !

Hyde-White soupira. Son calme inquiétait Verner. Le gros homme s’assit sur un siège encore intact.

— Tu m’a eu pendant un instant. J’étais initié à la tradition druidique quand tu mouillais encore tes couches. Il était ridicule de ma part de croire que tu aurais pu percer mon masque. Ton potentiel magique m’a trompe.

Sam comprenait goutte au discours du druide.

— Tu sembles perplexe, continua Hyde-White. Puisque ta mort est inévitable, le masque n’a plus aucune importance. Vais-je te laisser voir la vérité ? Tu n’aimeras pas ça ; elle est effrayante. C’est bien en soi, car la peur a un goût subtil.

Le druide se leva et s’étira. Il grandit et devint plus mince. Ses bras et ses jambes s’allongèrent ; ses vêtements se transformèrent en fourrure blanche. Son visage se fit plus bestial, rappelant celui d’un sasquatch.

La chose qui avait été Hyde-White adressa un sourire hideux à Verner :

— Tu vois, je ne suis plus humain depuis des dizaines d’années.

Sam recula et entra en collision avec un mur. La puanteur qui émanait de la gigantesque créature blanche lui donnait la nausée. Verner s’était attendu à l’odeur, mais pas à ce qu’il voyait. Pourtant, il avait déjà contemplé pareil monstre lors de l’attaque du Cercle, pendant la cérémonie. Willie et Dodger avaient à la fois raison et tort. Hyde-White était un wendigo, mais il était encore en vie.

— C’était toi, l’Homme de Lumière !

Ce fut au tour du wendigo d’être surpris :

— Le quoi ?

— Celui qui bloquait le chemin des royaumes totémiques.

— Ah ! Tu utilises le passé, ce qui veut dire que tu as percé les barrières que j’avais installées dans ton esprit Quand j’ai touché ta forme astrale, durant le Solstice, j’ai appris ce que tu étais, et j’ai décidé de te sauver de toi-même. Tu es têtu ; j’aurais dû m’y attendre. Peut-être as-tu vraiment la puissance nécessaire pour percer mon masque.

— Salaud ! s’exclama Sam, furieux. Je ne suis pas un jouet. Je suis un homme, espèce de bête sans âme. Tu as foutu le souk dans ma tête pour m’empêcher d’utiliser le pouvoir qui pourrait te détruire !

— Me détruire ? Un chiot comme toi ? (Le wendigo éclata de rire :) Voilà qui est drôle ! Mais c’est vrai ; elle m’avait dit que tu avais un étrange sens de l’humour.

Verner pâlit :

— Janice ?

— Bien sûr, Janice. Tu savais qu’elle était là, n’est-ce pas ? Ainsi, c’est elle qui explique ton raid contre moi. Moi qui pensais que tu avais de nobles objectifs… Je n’aurais pas dû oublier que la famille est une puissante motivation.

— Tu n’es même pas humain ! Que sais-tu des liens familiaux ? Tu es un assassin, un bouffeur de chair humaine, et tu corromps les esprits ! Tu ne dois pas continuer à vivre, car tu es une abomination !

— Quel droit as-tu de me juger ? répliqua le wendigo, pointant un doigt accusateur sur Sam. Tu portes en toi le sang de l’homme. La race humaine détruit son nid depuis son enfance ! Je suis heureux de ne plus en faire partie. Si tu comprenais ta place dans la nature, comme moi, tu verrais la vérité !

« Je suis né de la terre ; je réponds aux attaques incessantes de ton espèce contre mon berceau, et j’ai appris à appeler les esprits corrompus de Gaïa, notre mère. J’éliminerai l’humanité, cette vermine qui infeste la terre. Si tu avais une vrai noblesse de cœur, tu te joindrais à ma croisade. »

Sam sentit l’appel du wendigo éveiller en lui une certaine compréhension. Il n’aimait pas ce que l’homme avait fait à l’environnement. Son désespoir et sa frustration vinrent attiser la rage qu’il éprouvait contre les humains. Puis il se rappela du contact répugnant du wendigo dans son esprit.

— Menteur ! s’écria-t-il. Tu changes la vérité à ton avantage, mais je ne céderai pas. C’est toi qui corromps, qui séduis, qui détruis. Tu es le mal, et je dois t’éliminer !

Le wendigo lâcha un long hurlement au travers de ses dents serrées. Puis il sourit :

— Si je suis le mal, qu’en est-il de ta sœur ?

— Je ne te laisserai pas lui nuire.

— Lui nuire ? (Hyde-White ricana :) Je n’ai aucune raison de blesser les miens. Car elle appartient désormais à mon monde, Sam. Oublie-la.

— Où est-elle ?

— En sécurité. Quand Glover m’a parlé des problèmes de ATT-Multifax, j’ai cru bon de prendre mes précautions.

— Qu’as-tu fait d’elle ?

— Elle est dans mon troupeau.

— Non !

Animé par l’énergie du désespoir, Verner fit appel à sa magie et se jeta sur le druide. Hurlant les paroles du chant de Chien, il appela un esprit. Dès qu’il sentit sa présence, il exigea de lui un service.

Une brume lumineuse s’éleva du parquet et sortit des murs. Le brouillard se mit à tourbillonner entre Sam et le wendigo. La vapeur prit une apparence presque liquide avant de se fixer sur une forme humanoïde.

La chose avait la dureté du béton.

Le sol gémit sous le poids de l’esprit-bâtiment qui se manifestait. Entre ses larges épaules se trouvait une petite boule qui aurait pu être une tête, et où deux puits noirs s’ouvrirent, fixant Verner.

Le regard de l’esprit le dérangea plus que d’avoir réussi à l’appeler. La chose attendait ses ordres, car elle ne pourrait quitter ce plan qu’en s’acquittant de sa dette.

— Détruis le wendigo, ordonna calmement le runner. Anéanti le fléau qui menace la ville.

L’esprit fit demi-tour, puis se précipita sur Hyde-White. Chaque pas faisait trembler le sol.

Sam s’attendait à ce que son adversaire tremble devant une aussi soudaine manifestation de pouvoir. Il fut déçu. Le wendigo entonna une mélopée. L’odeur de putréfaction augmenta à mesure qu’il chantait.

L’esprit leva un bras pour écraser sa victime. Hyde-White ne broncha pas. Il se contenta de déplier les doigts.

L’esprit s’arrêta ; Sam sentit une douleur familière lui déchirer le cerveau. Les liens qui l’unissaient à l’invocation venaient de se briser. Il voulut les reformer. En vain.

A l’autre bout de la salle, l’esprit-bâtiment faisait volte-face. Sa silhouette lisse était devenue plus rocailleuse. D’horribles tatouages, des graffitis et des slogans violents le couvraient de la tête aux pieds. Il avança vers Sam en perdant des fragments de béton. Il laissait une coulée de détritus sur son passage.

Le wendigo ricana :

— Un mauvais choix, chaman Chiot. Les villes sont un des pires fléaux créés par l’homme. Sache que Fléau est mon totem. J’ai décidé d’utiliser le mal pour détruire le mal. Cette tour de béton n’a pas de véritable âme. L’esprit que tu viens d’invoquer m’appartient plus qu’à toi. Tu viens de me fournir l’outil de ta destruction !