Trois jours plus tôt, la souffrance lui avait paru insupportable. Puis la douleur continue avait eu sur elle un effet hypnotique. Ce matin-là, elle pensait s’y être enfin habituée quand les crampes l’avaient reprise. Elles étaient devenues de plus en plus fréquentes au fil de la journée.
Il faisait presque nuit maintenant…
Elle n’osait pas crier.
Un nouveau spasme lui déchira les intestins, remontant jusque dans son torse ; cette horreur consumait ses organes comme une flamme. La jeune femme ne put retenir un hurlement.
Puis la convulsion s’apaisa et elle resta allongée, haletante, certaine que son cri l’avait trahie. Lentement, elle s’enfonça dans les ténèbres de son abri. Les habitants de l’immeuble en ruine, s’il y en avait, demeurèrent tapis derrière leurs portes. Elle n’avait qu’une compagne : sa propre misère. Gémissant à chaque mouvement, elle se força à gravir les marches.
Si elle réussissait à se cacher, peut-être ne la trouveraient-ils pas ce soir ? Le feu qui lui rongeait les entrailles menaçait de la submerger ; elle plaqua une main sur son ventre et, de l’autre, agrippa la rambarde.
Elle réussit à monter deux étages avant de s’écrouler, en pleurs. Elle maudit silencieusement sa faiblesse. Les orks étaient censés être forts. La puissance physique dont elle avait joui depuis un an était la seule compensation du changement ; et elle l’avait abandonnée. Comme Hugh et avant lui Ken. Même son frère l’avait laissée tomber.
Qu’ils grillent tous en enfer !
Le feu qui brûlait en elle n’était plus que charbons ardents. Alors elle se rendit compte que ses muscles, exténués, tremblaient. Sa peau était moite de sueur. Elle avait envie de vomir.
Du palier, elle avait vue sur un des appartements dévastés. Le ciel crépusculaire se découpait dans une fenêtre aux carreaux brisés. Dehors, les lumières de Hong Kong scintillaient déjà, formant des constellations d’une beauté artificielle. Le hurlement d’une sirène se fit entendre. Rien à espérer de ce côté-là ! La police corporative n’entrait jamais dans l’Enceinte ; pas même l’Agence de l’Enclave, mercenaires avides dont les bien payés se montraient parfois dans le coin. L’Enceinte était dirigée par les gangs… Et tout le monde y chassait les gobelinisés pour le plaisir.
Il y eut un bruit au pied de l’escalier ; la jeune femme s’immobilisa. Sa torture physique disparut, masquée par une montée de peur. Priant, elle tendit l’oreille et reconnut des pas. Quelqu’un montait.
Elle s’obligea à se relever. Le monde tournait autour d’elle, mais elle réussit à atteindre l’étage suivant. Le palier était couvert de détritus, comme les autres. Certains appartements avaient encore leur porte. Quelqu’un vivait donc ici. Espérant que ses poursuivants ne pousseraient pas leurs recherches dans les zones habitées, elle s’engouffra dans l’une des ouvertures. Sa tête heurta le linteau. Elle ne put retenir un petit cri de douleur.
Dans les ténèbres, en bas, régnait le silence.
Elle écouta, mais il n’y avait plus un bruit. Les chasseurs attendaient.
Les minutes passèrent.
Elle y voyait bien dans le noir. Si elle se penchait au-dessus de la rambarde pour jeter un coup d’œil, elle pourrait peut-être découvrir qui se trouvait dans l’escalier. Seulement elle n’osa pas. Même si elle arrivait à résister au vertige, elle se trahirait. Certains pouvaient se repérer dans l’obscurité mieux qu’elle.
Ses jambes tremblaient ; elle sentit faiblir la poussée d’adrénaline. Elle ne pourrait pas rester longtemps debout. Baissant la tête, elle entra dans l’appartement désert et ferma la porte sans un bruit. Bien.
Les serrures avaient disparu. Aucune importance, les chasseurs ne s’arrêtaient pas à ce genre de détails. Qu’ils passent sans remarquer sa présence, tel était son seul espoir.
La pièce servait certainement de refuge aux squatters. La jeune orke ne vit rien qui puisse lui servir d’arme. Ça n’avait aucune importance ; elle avait à peine la force de tenir debout. Elle réussit à atteindre le mur du fond ; ses jambes se dérobèrent. Elle se retrouva par terre, sans savoir si elle avait fait du bruit en tombant. Elle n’entendit pas les chasseurs d’orks dans l’escalier ; peut-être s’était-elle effondrée en silence ? Peut-être ne songeraient-ils pas à regarder dans la pièce ? Peut-être pourrait-elle reprendre son ancienne vie ?
Peut-être…
Ce squat n’était pas un endroit pour mourir. Prise de nausée, elle se coucha en position fœtale et attendit. S’il lui était resté des forces, elle aurait pleuré.
Un bruit de pas de l’autre côté de la porte. Quelqu’un avait découvert sa cachette. Elle entendit le rôdeur renifler l’air. C’était le bruit d’un animal, comme un chien sur une piste. Puis quelque chose -des griffes ! –, gratta le panneau de bois. Et le silence retomba.
La jeune femme n’avait aucune raison de croire que le chasseur était parti. A coup sûr, il attendait derrière la porte qu’elle fasse le mouvement qui la trahirait. Une semaine plus tôt, elle aurait eu assez de force pour ramper jusqu’à la fenêtre et escalader la façade. Mais ses muscles étaient trop faibles ; seule sa peur restait démesurée !
Elle sut qu’elle n’avait pas trompé ses poursuivants quand elle vit la poignée de la porte tourner doucement, comme si le rôdeur craignait qu’une irruption soudaine effraie sa proie. L’ennemi opérait avec la technique d’un prédateur.
La jeune femme commença à songer qu’elle s’était trompée sur la nature de ses poursuivants. Les gangs aimaient les chasses à grand spectacle. La prudence ne leur ressemblait pas ; ils ne se seraient pas gênés pour déranger des squatters. Elle n’était donc pas traquée par des chasseurs d’orks, ce qui ne la rassura pas ; de pires prédateurs hantaient les nuits du Monde Eveillé.
La porte s’ouvrit. Elle ne vit d’abord rien. Après quelques instants, un visage apparut dans l’ouverture.
Le rôdeur avait des traits allongés. Sa peau parcheminée s’étirait sur ses os proéminents, ses yeux bridés reflétaient la nuit la plus noire. Ses narines se dilatèrent ; la jeune femme entendit encore les reniflements. Il leva la tête et promena son regard noir sur la salle. Il sourit en la voyant. Sa gueule était, remplie de crocs pointus.
Dieu tout-puissant, tu m’as livrée aux goules !
Un second visage apparut dans l’encadrement de la porte. Il était maigre comme un squelette. Contrairement au premier, il n’avait pas les yeux bridés, mais sa peau avait la même teinte jaunâtre.
Apparemment satisfaite que l’orke soit seule, la première goule entra. Elle était énorme et puait la chair décomposée. L’autre la suivit. La jeune femme entrevit d’autres créatures rassemblées sur le palier.
La grande goule approcha pour la toucher. Comme l’orke ne réagissait pas, elle lui caressa la cuisse en parlant à l’autre abomination. Cela ressemblait à du chinois des rues, mais il y avait aussi du japonais et de l’anglais. L’accent et le débit des créatures rendaient toute compréhension difficile. La plus petite se redressa et recula en fixant l’orke.
Ils restèrent ainsi pendant un temps infini. La jeune femme se tint immobile, à quelques frissons près. La grande goule patientait. Peut-être attendaient-ils le reste de la meute pour festoyer ? A présent qu’ils la tenaient, l’orke s’en moquait. Si ces horreurs la tuaient, elle ne souffrirait plus. Une fois morte, ce qu’ils feraient de son corps lui était indifférent.
Un grand fracas la tira de ses réflexions. Malgré la douleur, elle réussit à tourner la tête. Il faisait tout à fait nuit. La grande goule était toujours dans la pièce, mais elle avait changé de place. La plus petite faisait signe à un nouveau venu de la suivre. La jeune femme n’arrivait pas à distinguer sa silhouette. L’instant d’avant, il avait l’air d’un géant couvert de fourrure ; maintenant, c’était un homme d’apparence musclée, habillé de cuir.
Il entra dans la pièce avec un air crâne, sans montrer de crainte à l’égard des goules. S’agenouillant près de la jeune femme, il posa une main sur son poignet. A sa grande surprise, il n’eut pas l’air dégoûté. Hugh non plus… à l’époque. L’étranger lui tâta le pouls en l’examinant. L’orke remarqua que son regard s’arrêtait sur le bracelet qu’elle portait au poignet gauche. Puis il la fixa et lui sourit.
— N’aie pas peur, dit-il en japonais. Elles ne te feront pas de mal.
— Pourquoi me parlez-vous dans cette langue ? demanda-t-elle.
Pouvait-elle se fier à lui ? Ceux qui avaient affaire aux goules étaient des hors-la-loi. Mais après tout, qu’était-elle devenue d’autre ?
L’inconnu jeta un rapide coup d’œil au bracelet avant de continuer :
— Moi aussi, je viens de Yomi.
Un long silence s’ensuivit. Qu’y avait-il à dire ? Ceux qui avaient connu Yomi comprenaient le sens des mots souffrance et peur. La jeune femme se sentit rassurée. Les hors-la-loi n’étaient pas tous criminels par choix. Peut-être était-il un shadowrunner, un de ces renégats du monde corporatif qui combattaient l’injustice ? Ou encore un assassin ? Qu’en savait-elle ?
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
— Janice.
— Pas de nom de famille ?
— Pas de famille.
— Je vois. Je me nomme Shiroi, Janice. Je suis très heureux de faire ta connaissance.
Cette politesse semblait déplacée dans le bâtiment en ruine ; mais elle se sentit embarrassée par ses propres réponses, peu courtoises. Le doute et la suspicion lui liaient la langue.
— Pourquoi ? questionna-t-elle.
— Ce n’est pas la peine de rester sur la défensive. Je serais le dernier à vouloir te ramener à Yomi.
— Je croyais que vous étiez jigoku-shi.
— Je ne suis pas un maître de l’enfer. Je t’assure que je n’ai aucun rapport avec ces racistes répugnants.
Certes non. Il était trop beau pour être jigoku-shi. Mais personne n’agissait seul.
— Pour qui travaillez-vous ?
Pour moi.
So ka.
S’il ne mentait pas, il voudrait une récompense pour l’avoir sauvée.
— Je n’ai pas de nuyens pour vous payer.
— Je ne te demande rien, Janice. Je suis en quelque sorte un philanthrope. J’aime aider les gens à s’accoutumer à leur nouvelle vie. Je suis impatient de te voir trouver ta voie.
— Je veux seulement me débarrasser de la douleur et sortir de ce dépotoir !
— Ça peut se faire.
Il fredonna quelque chose. Comme bercée par son chant, Janice perdit connaissance, sombrant dans un sommeil réparateur.