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— Tu comprends pourquoi je voulais te parler en particulier ? conclut Sam.

Hart paraissait nerveuse, comme si quelque chose dans le récit de sa rencontre avec l’Homme de Lumière la dérangeait. Sa réaction le mettait mal à l’aise, car elle érodait la confiance qu’il ressentait depuis son retour du monde verdoyant de Chien. C’était pourquoi il ne lui avait rien révélé des détails de leur relation. Que dirait-elle si elle apprenait que leur idylle pouvait être le fruit d’une manipulation magique ? Lui-même se demandait si son amour était réel, ou s’il s’agissait d’une réaction induite.

Katherine resta un long moment silencieuse. Elle contemplait Londres, qui s’étendait à leurs pieds. Ses cheveux longs flottaient au vent. Verner attendit. Personne ne les dérangerait sur le toit avant longtemps : Willie récupérait, et Dodger s’était connecté à la Matrice.

— Qui qu’elle soit, ton apparition mentait, dit enfin Hart. Personne n’est assez puissant pour nous affecter tous les trois. Toi, peut-être ; après tout, tu es encore un novice. Même si Estios est un imbécile, il connaît son affaire. Si une chose a réussi à violer nos esprits, je ne crois pas avoir envie de la rencontrer. Mais je doute que l’occasion se présentera.

— Pourquoi ? Es-tu certaine que nos souvenirs de la propriété de Glover sont exacts ?

— Nous nous rappelons la même chose.

Hart se débarrassa du sac qu’elle portait en bandoulière et en sortit un nécessaire pour nettoyer son Crusader à crosse d’onyx. Vérifier son équipement était un moyen de se calmer. Sam la laissa démonter son arme avant de reprendre la conversation :

— Si l’Homme de Lumière n’est pas ce qu’il prétend, alors qui est-il ?

L’elfe haussa les épaules :

— Je n’en sais rien. Je ne suis pas chaman, mais j’ai entendu dire qu’un être bloquait parfois le chemin des plans les plus purs, une sorte de gardien qu’ils appellent le rôdeur. C’est peut-être ce que tu as rencontré. Dans ce cas, il s’agit d’un symbole qui peut aider un esprit hermétique à accepter la réalité de la magie.

Sam avait pensé de même avant sa dernière conversation avec Chien. Comment Hart pouvait-elle être si sûre d’elle ? Comme elle l’avait dit, elle n’était pas chaman et elle n’avait jamais parlé à Chien. De plus, elle n’avait pas partagé ce qu’il avait vécu dans le tunnel. L’Homme de Lumière devait dire la vérité.

Le runner observa l’elfe tandis qu’elle continuait de nettoyer son Crusader. Elle commençait déjà à le remonter de ses gestes gracieux et précis.

Sam savait qu’elle dissimulait son besoin d’amour et de tendresse. Elle évitait son regard et son contact. Il aurait aimé savoir quoi faire, mais il ignorait trop de choses sur elle pour agir. Et ce que lui avait dit l’Homme de Lumière le remplissait de doutes. Aimait-il vraiment Katherine ? Etait-ce le résultat d’une manipulation psychique, ou un fantasme pour cacher sa culpabilité d’avoir trahi la confiance de Sally ?

— Si l’Homme de Lumière était une création de mon esprit, reprit-il, pourquoi aurait-il prétendu qu’il avait modifié ma mémoire ?

— Je suis runner, pas psychologue. Peut-être projetais-tu tes craintes et tes frustrations sur un bouc émissaire ? Je sais à quel point tu hais la magie chamanique. Dans ce cas, abandonne. Nous pouvons nous tirer loin d’ici et t’apprendre la magie hermétique.

— C’est toi qui a proposé que je m’entraîne avec Herzog.

Hart haussa les épaules :

— J’avais peut-être tort. Ce ne serait pas la première fois.

Sa voix contenait une note inhabituelle d’amertume. Verner sentit son cœur se déchirer. Elle avait toujours masqué sa mauvaise humeur en étant sarcastique. Il décida de lui rendre la pareille :

— Un instant rare et précieux : la confession d’une shadowrunner accomplie !

— Ne me pousse pas à bout, jeune chiot.

Sam fut surpris. Cette réaction ne lui ressemblait pas. Quelque chose clochait vraiment. Il pensa qu’elle avait perdu toute confiance en lui… Voire plus. Comment les elfes shadowrunners viraient-ils les partenaires dont ils ne voulaient plus ?

— Tu penses que je ne suis pas capable d’y arriver ?

— Non, Sam, dit-elle doucement. Tu feras tout ce qui est en ton pouvoir. C’est bien là le problème.

Elle se concentra à nouveau sur son arme.

— Je n’y comprends rien, dit Verner en hochant la tête.

Katherine se mordit les lèvres. Quand elle ouvrit la bouche, sa voix parut hésitante :

— C’est trop dangereux, Sam.

— Je croyais que tu faisais partie des meilleurs runners.

— Ce n’est pas le problème, et tu le sais. Le Cercle Caché n’emploie pas des amateurs. Nous étions surclassés avant même qu’Estios et sa bande nous lâchent.

— Je maîtrise davantage de magie, et Dodger a trouvé le moyen de procurer à Willie toutes les sondes dont elle aura besoin. Nous y arriverons.

— Nous allons nous faire tuer. Les druides ont des ressources qui nous dépassent, et l’élément de surprise nous manque cruellement. S’ils ont capturé la bande d’Estios, ce qui est probable, ils savent qui nous sommes et ce dont nous sommes capables. Ils nous attendront. C’est ce que tu veux ? Tu essaies ne nous faire trucider ?

— J’essaie de faire justice. Je ne veux plus que des innocents crèvent parce que des fanatiques ont décidé de prendre le pouvoir ! J’essaie…

— De te faire tuer ! finit-elle.

— Je ne veux pas mourir, Katherine. Mais je ne peux pas laisser les druides agir en toute impunité.

— Ça ne vaut pas le coup, Sam.

Elle avait fini de remonter son Crusader. Verner la prit par les épaules, mais elle refusa de le regarder. Hart remit le chargeur dans son arme.

— Katherine, tu me demandes de fuir ?

— Tu le ferais si je te le demandais ?

— Tu connais la réponse.

— Oui.

Il sentit ses muscles se tendre. Il entendit un déclic et, baissant les yeux, il s’aperçut que le Crusader était pointé sur son ventre.

— Je suis navrée, Sam.

Verner se propulsa violemment sur sa gauche. Il sentit la balle traverser un pan de son manteau. Il plongea sur un toit, un peu plus bas, puis se précipita vers la cage d’escalier, à quelques mètres de là. Le deuxième tir de Hart fracassa la porte au moment où il l’atteignait. Des fragments de bois percutèrent sa joue. Sam se mit à plat ventre, espérant que l’elfe serait surprise par son mouvement. C’était un espoir futile. Son corps se convulsa ; une balle venait de le frapper à l’épaule. Il roula sur le dos, mais son bras engourdi le paralysait. Hart approcha, brandissant son arme. Son regard était triste, mais sa mâchoire serrée marquait sa détermination. Se sentant trahi, Samuel Verner perdit connaissance.