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— Je n’arrive pas à croire que tu l’aies laissée se tirer !
Estios faisait les cent pas dans la petite pièce. L’appartement était une des planques de Hart. L’arrière-salle avait été spacieuse pour Willie et ses ordinateurs, mais pour tous les runners, elle était trop petite. La plupart des meubles avaient été poussés contre les murs pour laisser place au lit de convalescence de Mitsuhama Médical Technologies où était allongée Katherine.
Quand Estios passa devant lui, Dodger tendit les jambes. L’elfe aux cheveux noirs était si concentré sur Sam qu’il ne remarqua rien. Teresa donna un coup de coude dans les côtes du decker, qui ôta ses pieds juste avant que l’autre trébuche.
Verner faisait à peine attention aux sermons d’Estios. Il n’était pas expert, mais les indications du moniteur de surveillance médicale du LMD montraient que Hart était éveillée. Elle gardait les yeux fermés. Pourtant, il aurait juré qu’elle avait toute sa conscience.
Sam redoutait qu’elle veuille l’éviter, lui. Mais elle n’avait peut-être pas envie d’affronter Estios. Le chaman jeta un coup d’œil dans la pièce. Dodger et Teresa entamaient une conversation privée sur un canapé. Willie faisait semblant de s’occuper de ses machines. Le père Rinaldi l’aidait, lui qui avait dit dans leur cellule détester toute forme d’interface informatique. D’après ce qu’il voyait sur l’écran de surveillance, rien n’avait changé. Apparemment, Janice se terrait toujours dans l’immeuble en démolition où elle était entrée.
Verner s’aperçut qu’Estios avait fini de parler et qu’il le regardait. L’elfe avait dû poser une question. Le chaman n’avait rien entendu.
— Estios, dit-il en soupirant, c’est fini… Le Cercle est détruit.
— Tu ne m’écoutais pas ! Ce ne sera pas terminé tant qu’Ashton et Wallace resteront en cavale !
— Si tu es si inquiet, pars à leur poursuite. Je crois qu’ils n’étaient que des pions. Avec la mort des autres, surtout celle du wendigo, ils ne poseront plus de problèmes. Un message anonyme au Lord Protecteur suffira pour les faire mettre sous les verrous.
— Ils pourraient s’échapper et recruter de nouveaux membres. Et n’oublions pas la femelle du monstre.
Sam enfouit sa tête dans ses mains et tenta de calmer sa rage :
— Oublie-la. Elle n’appartenait pas au Cercle.
— Je ne peux pas l’oublier. C’est une wendigo. Une raison suffisante pour la saigner.
Verner se leva d’un bond. Ses côtes le lançaient ; il ne tenait pas très bien debout, mais le plâtre de sa jambe lui permit de garder l’équilibre. Il fixa Estios d’un air mauvais :
— Tu ne vas pas la tuer.
L’elfe aux cheveux noirs retroussa les lèvres. Il poussa Sam, qui tomba dans un fauteuil.
— Tu es trop impliqué, Verner. Disons que les antalgiques te brouillent le cerveau. Elle n’est plus ta sœur depuis le jour où de la fourrure lui a poussé. Nous avons perdu assez de temps. (Il se tourna vers Willie :) Transfère le contrôle de tes sondes à ton van, l’interfacée. Prêtre, tu restes ici avec les blessés. Tout le monde se prépare. On part à la chasse.
Willie fixa Sam. Elle n’aimait pas Estios, et détestait plus encore obéir à ses ordres. Elle semblait partagée entre sa loyauté envers le chaman et le poids des arguments de l’elfe.
Voyant que personne d’autre n’allait agir, Sam serra les dents. Il saisit le bord d’une table, près du fauteuil, et voulut se lever. Une vague de douleur l’obligea à rester assis.
Dodger fut à son côté en un instant. Le decker utilisa une main pour le retenir, tandis que l’autre ajustait les commandes du bandage électronique de sa poitrine.
— Il va trop loin, cette fois, Teresa, dit Dodger. Son plan est dangereux.
— Si tu as les chocottes, decker, reste en arrière, coupa Estios. Nous jouons dans le véritable monde, et les gens savent ce qu’ils risquent. Va te planquer dans tes fantasmes électroniques !
L’elfe aux cheveux noirs tendit une main à Teresa. Dodger avança :
— Ne pars pas avec lui, Teresa.
La jeune femme fixa le decker. Sam vit les émotions lutter sur son beau visage ; il sentit la tension de son ami près de lui. Teresa baissa les yeux et prit la main d’Estios.
L’elfe l’aida à se lever du canapé, saisit son arme et la lui tendit. Ce faisant, il adressa un sourire méchant à Dodger, comme un gosse qui vient de gagner dans une fête foraine.
— Bouge, interfacée, dit-il à Willie. On a de la vermine à exterminer !
Estios tendit le bras vers son Steyr ; il arrêta son mouvement en entendant une voix inattendue :
— Tu le touches, et ton chef aura besoin d’un nouveau second, Yeux de Glace.
La voix de Hart était rauque. Ses yeux, creusés et cernés, brûlaient de fièvre. Elle visait Estios de la main gauche, son arme reposant sur sa poitrine. Sam se demanda où elle l’avait récupérée.
L’elfe la fixa d’un air impassible. Il ne la pensait pas en état d’agir. Il voulut prendre son Steyr.
Le tonnerre retentit dans la pièce. Estios retira vivement sa main. Des échardes de bois s’étaient enfoncées dans sa paume.
— Un avertissement, dit Katherine.
Son visage devint encore plus pâle. Elle sembla prête à perdre conscience.
— Pose ton arme, Hart. Je peux te descendre avant que tu tires, et je ne pense pas que tes protections magiques soient à la hauteur.
— Vas-y, tête de rat. Et tu verras. Estios parut calculer ses chances. Rinaldi s’empara du Steyr :
— Vous devriez réfléchir, Estios. On ne peut pas condamner quelqu’un sur les apparences. Dans ce cas, tout le monde serait coupable. Janice n’a tué personne.
— Mais elle a bouffé de la viande humaine ! protesta Willie. L’autre wendigo a dit qu’elle était comme lui. C’était un assassin !
Rinaldi soupira :
— Nous savons aussi que c’était un fieffé menteur.
Si Janice a mangé de la viande humaine, elle a commis un péché. Mais sa peine ne doit pas être capitale. Je pense qu’elle subissait l’influence néfaste de celui qu’elle appelait Dan Shiroi. Si elle se repent, elle sera sauvée par le Seigneur.
— La rédemption ! cracha Estios. Tant qu’elle reste une wendigo, elle aura faim de viande humaine. Dis-moi, prêtre, peux-tu la changer ?
Le cœur de Sam battit la chamade. Rinaldi secoua tristement la tête :
— Hélas, non. Mais je ne peux accepter le meurtre non plus. Si vous la tuez sans preuves, vous serez des assassins.
— C’est un animal ; ses victimes pèseront sur ta conscience.
— Elle est responsable de ses actes, rétorqua le prêtre. Tout comme vous. Chacun doit faire ses choix.
Rinaldi avait profité de son sermon pour approcher du lit de Hart. Il lui prit doucement l’arme des mains. Elle n’opposa aucune résistance.
— Joli travail, dit Estios, du moins pour un curé. Merci d’avoir résolu ce problème pour moi.
Leur discussion finit par porter sur les nerfs de Sam. Janice n’était pas un animal, ni une criminelle :
— Fermez-la ! Il n’y aura pas de chasse. C’est ma sœur !
— C’est une wendigo, répéta Estios. Tu es fou de vouloir la protéger. Tu risques une condamnation à mort de Tir pour une telle entrave à la justice. Nous savons quoi faire de ceux qui aident les wendigos. Ce n’est plus ta sœur, mais le mal.
Verner fixa l’elfe, mais ses yeux revirent la scène de la veille, quand l’esprit des hommes luttait contre celui de Fléau, revêtu de sa forme de wendigo. Il se souvint des paroles de Hyde-White à Janice. Quelque chose clochait dans le raisonnement d’Estios. Il avait vu les larmes de la wendigo. C’était l’humanité de sa sœur.
— Vous ne comprenez pas, insista Sam. Elle est malade.
— Tu es cinglé, Verner. C’est une meurtrière. On doit l’arrêter.
— Elle n’a tué personne, dit Rinaldi. La chasser serait criminel.
— C’est une wendigo. La mort est nécessaire, continua l’elfe aux cheveux noirs.
— Non !
— Cette discussion n’a aucune importance, intervint Willie. J’ai rappelé les sondes.
— Bâtarde imbécile ! hurla Estios. (Il prit son arme et se dirigea vers la porte.) Venez. On peut encore la débusquer.
Teresa mit son Steyr en bandoulière.
— Teresa ! appela Dodger. Tu n’es pas comme lui. Ne pars pas.
Elle resta immobile quelques instants, puis courut vers la porte. Elle ne se retourna pas. Dodger frappa la cloison du poing et s’effondra dans un coin de la pièce.
— Willie, qu’as-tu fait ? demanda Sam.
— Je me suis débarrassée d’un crétin. Désolée pour ta donzelle, Dodger.
— Elle a choisi, grommela le decker.
— Mais ils chassent Janice, insista Verner. Ils vont la tuer.
— Non. Elle est partie. Je lui ai fait peur avec une sonde. Ils trouveront un squat vide.
— Mais nous l’avons perdue aussi, se plaignit Rinaldi.
— Négatif. Deux sondes lui filent le train.
— Rusée, Willie.
— Affirmatif.
L’interfacée reporta son attention sur son ordinateur. Sam se força à ignorer la souffrance et se leva. Il boita en direction du prêtre :
— Vous êtes un expert en magie, mon père. Dites-moi qu’il existe un moyen de la sauver.
Rinaldi baissa les yeux quelques instants, puis il fixa le chaman :
— Je n’en sais rien, Sam. La science ignore tout des wendigos, et la tradition magique n’apporte pas beaucoup de renseignements sur le sujet. Si les légendes du Grand Nord sont vraies, le wendigo est victime d’une malédiction. Dans ce cas, on peut la sauver. Mais s’il s’agit d’une transformation biologique, je crains qu’il y ait peu d’espoir. Je prierai pour que votre amour soit récompensé, mais je ne sais pas ce que réserve l’avenir.
— Vous ne la chasserez pas, hein ? Le prêtre se détourna :
— Une chose après l’autre, Sam. Hart et vous êtes blessés. Vous devez vous rétablir. Janice est en pleine forme. Elle a été entraînée à la magie par le mal, sans nul doute. Si nous essayons de la capturer, elle se défendra, et elle pourrait nous tuer.
— Elle ne me fera pas de mal. C’est ma sœur.
— Vous avez peut-être raison. Je prie pour que ce soit le cas. C’est peut-être pour elle le moyen d’atteindre la rédemption.
— Je ne le saurai jamais, n’est-ce pas ?
— Dans cette vie ? Je ne le crois pas, Sam. Mais il faut avoir confiance au Seigneur. Il est toujours avec nous.
Verner ne dit rien pendant quelques minutes. Il réfléchit à Janice et à ce que venait de dire Rinaldi. Puis :
— Vous avez peut-être raison, mon père. Il sera avec moi. Vous pouvez même dire qu’il me suit comme un chien.
Le prêtre fronça les sourcils :
— Vous me faites penser à un chaman que je connaissais.
Sam sourit. Les possibilités de rédemption ne manquaient pas. Seul le désespoir pouvait obscurcir le monde et l’avenir. Lui n’était pas obligé de suivre cette voie. Chien lui avait montré l’incroyable pouvoir de l’espoir.
Sam savait qu’il trouverait le moyen de sauver sa sœur.