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Les jours passaient. C’est du moins l’impression qu’avait Sam. Le temps paraissait fluctuer dans le palais illusoire du Shidhe Après sa première entrevue avec Lady Deigh, Verner n’avait plus revu la maîtresse des lieux. Il avait aperçu Hart, mais il ne lui avait pas parlé. Elle prenait la fuite dès qu’il approchait.

Le père Rinaldi était son compagnon de tous les instants. Bavardant, les deux humains erraient dans les salles, les jardins et les passages ombragés de la Cour de Seelie. Quand le religieux avait été libéré de sa cellule, Sam lui avait demandé la raison de son incarcération. Le prêtre lui avait révélé qu’il enquêtait sur des rumeurs concernant un groupe de druides renégats. Sa curiosité lui avait valu d’être enfermé par les elfes irlandais. Apparemment, la Dame avait des plans pour le Cercle Caché, et elle ne voulait pas que d’autres interviennent dans ses affaires. Craignant qu’il soit un agent de la cabale, Rinaldi ne lui en avait pas parlé plus tôt.

Ils conclurent que les elfes les avaient réunis dans l’espoir d’apprendre ce qu’ils savaient sur le Cercle. Sam ignorait le type d’informations recherchées par les elfes. Il pensait qu’ils en savaient plus que lui, et que leur intérêt était motivé par la prudence. Une fois que les deux humains eurent compris qu’ils avaient les mêmes adversaires, ils se turent jusqu’à ce que le runner dispose d’assez d’énergie pour modifier un des sorts d’Herzog en bulle de silence. Ainsi protégés des oreilles indiscrètes et pointues de leurs hôtes, ils décidèrent qu’une évasion rapide s’imposait. Les druides devaient être arrêtés.

Ils s’aventurèrent dans le palais, à l’affût d’un moyen de s’échapper. Ils se savaient suivis, généralement par un elfe qui ne faisait pas grand cas de la discrétion. Il n’intervenait que si Sam et Rinaldi approchaient d’une zone interdite. Dans ce cas, il appelait des renforts qui leur ordonnaient de faire demi-tour. Sam supposait qu’ils se trouvaient trop près de la sortie du palais, mais le prêtre était enclin à croire qu’ils approchaient des secteurs de haute sécurité.

A force de fureter, Rinaldi et le runner tombèrent par hasard sur un passage de service qui menait à un espace à ciel ouvert. Les illusions du Shidhe transformait l’endroit en une clairière naturelle, à peine troublée par le brouillard magique de la cour. La perception astrale de Verner perça l’illusion : c’était une piste d’hélicoptère moderne permettant d’acheminer du fret. Se faufilant dans un coin sombre dissimulant une console, le runner réussit à obtenir un horaire des atterrissages.

Les deux prisonniers apprirent qu’une navette se posait régulièrement. Sam fut soulagé de constater qu’il s’agissait d’un Ares Wyvern, l’appareil de transport habituel de la flotte irlandaise. Le runner ne savait pas s’il pourrait s’en sortir avec un hélicoptère, même avec l’assistance du pilotage automatique.

Sam et Rinaldi continuèrent à se promener, s’assurant que leurs pérégrinations les rapprochaient le plus possible du tunnel de service. Ils peaufinèrent leur plan : s’emparer du Wyvern et l’utiliser pour traverser la mer d’Irlande jusqu’en Angleterre. Ils vérifiaient régulièrement le terminal d’ordinateur, espérant voir annoncée l’arrivée de l’hélico.

Le Wyvern fut là plus tôt qu’ils l’attendaient. Ils avancèrent subrepticement, suivant un itinéraire d’apparence anodine qui, en réalité, devait les mener à la piste à l’instant où l’appareil décollerait. Ils n’avaient pas de temps à perdre ; la moindre erreur réduirait à néant leur chance d’évasion.

A deux arches de distance de la piste, ils plongèrent dans les ombres, du côté le plus proche de leur cible, et attendirent l’elfe qui les suivait. Leur gardien avait pris de mauvaises habitudes ; il avança sans se méfier. Le poing de Verner le cueillit au foie. L’elfe se plia en deux et chercha à reprendre son souffle. Le saisissant par le col et le fond du pantalon, le runner le projeta contre le mur. Le surveillant s’écroula, inconscient.

— Allons-y, pressa Rinaldi.

Verner suivit le prêtre. Ils passèrent une autre arche qui donnait sur une place plus peuplée. Avancer à allure réduite équivalait à une torture, mais le runner savait qu’ils y étaient obligés. Il avait l’impression que les elfes qu’ils croisaient lisaient dans son esprit ce qu’ils avaient l’intention de faire. Malgré ses craintes, personne ne les arrêta.

Enfin, ils atteignirent le passage qui menait à la piste d’atterrissage. Ils n’auraient pas pu mieux calculer l’instant de leur arrivée. Derrière les vitres du cockpit de l’hélicoptère, le pilote effectuait les dernières vérifications avant le décollage. Heureusement pour les prisonniers, la porte de l’appareil était tournée vers eux.

Sam lança le sort qui inscrirait ses ordres dans le cerveau du pilote. Il retint sa respiration, priant pour avoir réussi. Le pilote tapota sur son casque, comme s’il avait des problèmes de transmission. Verner murmura les paroles qu’il désirait lui faire entendre. A sa grande satisfaction, l’elfe quitta le poste de pilotage.

Il apparut à la porte, un sac sur l’épaule, et descendit de l’hélicoptère avant de disparaître de l’autre côté de la piste.

Les deux humains avancèrent vers l’appareil, essayant de paraître le plus décontractés possible. Grâce à l’illusion qu’il venait de créer autour d’eux, Sam espérait qu’on les prendrait pour de véritables pilotes. Il transpirait quand ils atteignirent le nez de l’hélico. Le pilote elfe sortit alors de sous le ventre du Wyvern, un automatique au poing.

— Mains en l’air, dit-il à Sam. Pas mal pour un norm. Ta communication astrale était bien imitée, mais je me suis demandé pourquoi O’Neill était devenu tout à coup si formel. En revanche, l’illusion visuelle n’était pas terrible. Tu manques d’imagination. Tu aurais pu changer l’apparence de ton ami. Les jumeaux, c’est rare par ici.

Rinaldi s’écarta pour laisser le champ libre à Verner. L’elfe ne réagit pas, il se concentrait sur le chaman. Le prêtre en profita pour lui flanquer un magistral coup de pied.

Il l’atteignit au bras. L’elfe, surpris, lâcha son arme. Rinaldi le saisit par les épaules et lui lança son genou dans le ventre. Le pilote s’écroula, à bout de souffle ; le prêtre lui flanqua un coup de coude sur la nuque. La tête de l’elfe se redressa et son menton percuta le béton. Sam entendit un bruit écœurant de dents et d’os qui se brisaient.

Rinaldi ramassa l’automatique et le lança au runner.

— Ne restez pas comme ça, dit-il. Grimpez dans l’hélico.

— Mais vous…

— J’ai fait ce qu’il fallait.

Le prêtre prit l’elfe par les aisselles et le tira vers l’appareil.