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— J’ai des infos sur le curé, annonça la voix synthétisée de Jenny sur le télécom.
Hart pensa dire à sa decker de passer son temps à des recherches plus importantes. Mais pour Jenny, toutes les données avaient leur valeur.
— Qu’y a-t-il, Jenny ?
— Un runner des rues a laissé un message sur le réseau après avoir vu un kidnapping assisté par magie devant Saint Basil, au sud de Londres. Hier midi. La victime correspond à la description du prêtre.
— Mille personnes au moins y ressemblent.
— Il n’y a pas mille personnes qui intéressent le Cercle. D’ailleurs, deux kidnappeurs ressemblent à tes fameux druides.
— Tu as plus de détails ?
— Négatif. Le témoin ne veut pas être impliqué. Il s’est tiré aussitôt après avoir déposé son message. Il a dit qu’il ne voulait pas se brûler les fesses.
— Un petit rusé.
Il y eut un silence, puis Jenny reprit :
— Je croyais qu’on l’était aussi, chef.
— Tu as un problème, Jenny ?
— Négatif, chef. Tu paies et je me balade dans la Matrice. Qu’est-ce qui pourrait être mieux ? Je pense seulement que tu devrais surveiller tes arrières !
— Fais ton boulot, fillette. Je me charge du reste.
— Je l’espère. Je ne veux pas que mon chef se fasse griller sans raison.
Hart n’en avait aucune envie. Mais les craintes de la decker étaient sans fondement. Il y avait trop de factions dans la danse. Cette affaire devrait se régler au plus vite.
— Tu as trouvé les mercenaires ?
— J’ai réglé l’avance. S’ils sont aussi bons qu’ils le prétendent, nous n’avons pas assez de nuyens pour les payer. La logistique a bouffé nos réserves.
— Ne t’en fais pas, répondit Hart. Il y aura assez de morts. Donne-moi les données du rendez-vous.
Le télécom signala le transfert de données sur la seconde ligne. Katherine partagea l’écran en deux pour lire les détails.
— C’est l’heure d’aller travailler, Jenny.
— J’y suis déjà, chef.
* * *
Ils apprirent enfin ce qui était arrivé au père Rinaldi ; ça ne présageait rien de bon. Essayant d’entrer en contact avec l’équipe envoyée par le Vatican, le prêtre avait été capturé par des agents du Cercle Caché. Sam se doutait qu’il serait la victime de la prochaine cérémonie des druides.
La capture de Rinaldi compliquait les choses ; Verner trouvait la situation assez complexe comme ça.
Il fixa le paquet que lui avait apporté Dodger. Il ne comprenait pas pourquoi Hart lui avait rendu son Narcoject Lethe, sa veste en cuir doublée de kevlar et sa dent fossile porte-bonheur. Ce n’était pas un piège. Willie et lui n’avaient rien détecté, que ce soit magique ou autre.
« Il en aura besoin », avait dit Katherine à Dodger.
Pourquoi ? Contre elle ? Si c’est une manière de s’excuser, pourquoi ne m’a-t-elle pas contacté directement ?
Le temps lui manquait.
A cause de la libération de Rinaldi, qui s’imposait, les runners devraient scinder leurs forces, déjà faibles. Ils n’avaient pas d’autre solution. Si leur attaque contre Hyde-White avait lieu avant qu’ils aient sauvé les prisonniers du Cercle, il y avait peu de chances pour que les captifs s’en sortent. Dans le cas contraire, le Cercle serait sur le qui-vive. L’élément de surprise étant leur seul avantage, des actions simultanées représentaient le seul moyen de le garder.
C’était aussi une bonne manière de se faire liquider.
Ils étaient trop peu nombreux pour ce qu’ils devaient faire. Herzog était mort, et les contacts de Willie avaient confirmé qu’ils ne trouveraient pas d’aide dans le coin. Dans la rue, tout le monde savait que ce raid était un véritable suicide. Dodger avait contacté ses amis, mais Sam ne pensait pas qu’ils tiendraient le choc face à la puissance des druides. La mission de l’équipe de l’elfe serait de sauver Rinaldi.
Son plan avait de gros défauts, et Sam le savait. Mais il ne pouvait pas abandonner le prêtre.
Il ferma les yeux, utilisant les exercices qu’Herzog lui avait appris pour calmer la tension nerveuse. Il sentit ses muscles se détendre, poussa un soupir et fixa l’écran. L’image montrait un livre relié à demi caché par un drap. Sam en voyait assez pour le reconnaître. C’était l’ouvrage préféré de sa sœur, La reine des Sorcelleries, de R. Norman Carter. La tranche de la couverture avait été consolidée avec du ruban adhésif. Il se souvenait que son père s’était tenu derrière lui pendant qu’il réparait le livre, quand il était enfant. Il entendait encore Janice qui pleurait dans la chambre à côté.
C’était lui qui l’avait déchiré.
Ce livre était un véritable trésor pour elle. Verner aurait juré qu’elle l’avait emporté à Yomi.
A présent, le livre se trouvait dans la résidence de Hyde-White. Sam était certain que le gros homme avait fait sortir Janice de Yomi et qu’il l’avait séduite. Il ne pouvait pas la laisser tomber. C’était son unique famille. Tout cela rendait impératives la libération de Janice et l’élimination de Hyde-White.
* * *
Dodger savait qu’un contact électronique aurait été plus prudent. Il ne s’inquiétait pas vraiment de ce qui pouvait lui arriver ; il avait bien choisi l’endroit du rendez-vous. Même s’il n’y avait pas beaucoup d’elfes dans le métroplexe, leur présence dans un pub n’avait rien d’anormal. Les métahumains de Londres montraient plus de tolérance les uns envers tes autres que les norms pour l’ensemble des métatypes.
Une liaison via la Matrice aurait évité des problèmes, mais Dodger voulait rencontrer ses contacts de visu.
Pas parce qu’il désirait traiter face à face avec Estios - il s’en serait passé. Mais il avait besoin de revoir Teresa.
Estios et Teresa entrèrent dans le pub peu de temps après lui. Il attendit dans un coin sombre, près du bar, histoire de vérifier qu’ils n’avaient pas été suivis, puis, satisfait, il les rejoignit à une table.
Teresa semblait fatiguée, mais elle lui sourit. Malgré son air exténué, Estios affichait une expression plus désagréable encore qu’à l’habitude. La main qui tapotait nerveusement la table était recouverte de bandes chirurgicales. Le bout de ses doigts, qui dépassait, était à vif.
— Allons droit aux faits. Je n’aime pas rester à découvert.
Dodger lui adressa un sourire aussi franc que celui du responsable des relations publiques d’une corpo :
— Tout à fait d’accord. La soirée est magnifique, et je te remercie de t’enquérir avec tant de sollicitude de ma santé.
— Va te faire foutre ! On a perdu Chatterjee l’autre nuit.
Le decker ravala sa bonne humeur. Il n’avait jamais eu d’atomes crochus avec l’elfe des Indes, mais il le respectait, comme tout bon runner.
— Je sais. Navré.
— Ça ne change rien. Il est mort. Si on avait eu un peu plus de muscles, il s’en serait peut-être sorti.
— Inutile de culpabiliser Dodger, intervint Teresa. Tu as accepté le raid en sachant qu’il y avait des chances d’y passer.
— Ne commence pas ! rétorqua Estios.
La jeune femme se tut. A en juger par la réaction de son compagnon, elle avait marqué un point.
— Chatterjee connaissait les risques, Dodger. On ne joue pas, par ici. Mais sa mort nous coûte beaucoup. Je n’ai pas l’intention de perdre quelqu’un d’autre pour le plaisir de discuter avec toi. Crache le morceau, ou on se casse.
— Très bien. Nous avons des informations sérieuses sur l’itinéraire d’un des membres du Cercle. Il va se présenter une possibilité d’attaque.
— Je suppose que si tu es là, Verner ne s’occupe pas de lui.
— D’elle. Elle s’appelle Wallace.
— Peu importe. Tu m’as bien dit que sa stratégie visait à les descendre un par un.
— Messire Twist préfère attendre de ferrer du plus gros poisson.
— Mais, Dodger, dit Teresa, pourquoi nous refiler ces infos ? Si nous flinguons Wallace, le Cercle va avoir des soupçons. Ça risque de compliquer les plans de Verner.
— Un raid affaiblira les druides, répondit le decker en se tournant vers Estios. Même toi, tu peux comprendre que cela sert nos intérêts.
— Sera-t-elle seule ? demanda l’elfe aux cheveux noirs, toujours suspicieux. Ils se méfient depuis qu’on a descendu Carstairs.
— Pour cette occasion, les membres du Cercle devront se séparer. Il n’y aura qu’un druide et un ou deux gardes du corps. Le Cercle continue d’étendre ses contacts avec les ombres ; une rencontre avec un important runner doit avoir lieu. Puisque c’est la zone de Wallace, elle s’en chargera. La sécurité sera minimale.
— Tu as les plans du lieu de rendez-vous ?
— Bien sûr. (Dodger lui tendit une disquette.) Les horaires et les chemins d’accès.
— Tu veux prendre la place de Chatterjee dans ce raid ?
Le decker hésita :
— Je me charge de la couverture dans la Matrice.
— Un vrai héros, hein, Teresa ? On ne risque pas de prendre une balle dans la Matrice.
— Le réseau ne manque pas de dangers, fit remarquer la jeune femme.
Dodger se demandait si elle s’inquiétait pour lui. Estios, lui, exprima clairement son opinion :
— Faux, car nous savons que le Cercle n’a pas de decker de sa classe.
— Est-ce un compliment mal dissimulé, Estios ? railla Dodger.
L’autre le foudroya du regard, puis se leva, entraînant Teresa à sa suite :
— Si tu fais le boulot, on s’occupe de Wallace.
La fin abrupte de la réunion venait de miner l’espoir de Dodger de discuter avec son amie. Vexé, il ne résista pas à narguer Estios :
— Qu’y a-t-il, messire Compétence ? Tu ne me fais pas confiance ?
Sam sera content.