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Sam et Rinaldi discutèrent pendant des heures avant d’être interrompus par le grincement de la porte de la cellule. Un elfe à la peau d’albâtre entra dès que le panneau se fut assez soulevé pour permettre à sa coiffure iroquoise jaune et rose de passer. Ses oreilles pointues étaient particulièrement visibles. Verner remarqua qu’il gardait une main sur son holster.
L’elfe s’écarta ; une silhouette courtaude prit sa place sur le pas de la porte. Son torse et ses jambes étaient couverts d’une épaisse fourrure marron ; ses doigts se terminaient sur des griffes. La créature avait un visage agressif. Elle lança un paquet de vêtements à la tête de Sam, cracha, puis ressortit de la cellule.
Le runner rattrapa une botte et une chemise en soie blanche. Le reste tomba en pluie autour de lui.
— Charognard bouffeur d’excréments ! souffla l’elfe en donnant un coup de pied à la créature, qui disparut dans le couloir avec un petit cri.
— Le petit personnel n’est plus ce qu’il était, ricana Sam en ramassant les autres vêtements.
Rinaldi pouffa, mais l’elfe foudroya les deux humains du regard.
— Habille-toi.
— Il n’y a d’habits que pour moi, rétorqua Verner. Et le père Rinaldi ?
— Il reste ici.
Le runner voulut protester, mais le prêtre lui posa une main sur l’épaule :
— Ne dites rien. Mais nettoyez-vous un peu. Apparemment, vous avez une entrevue avec la Dame. Inutile de faire mauvaise impression.
— Et vous ?
— Je pense qu’elle m’a assez vu. Allez-y. Je promets de vous attendre.
* * *
Sam entra dans la salle d’audience, accompagné par l’elfe. Au bout d’une longue rangée de courtisans se dressait une estrade dominée par trois trônes. Seul celui de droite était occupé. La superbe elfe qui y était installée devait être Lady Brane Deigh. Un mâle à la peau sombre se tenait derrière le trône. Hart se trouvait parmi les courtisans les plus proches de l’estrade.
Sam fixa la reine, un air de défi sur le visage :
— Pourquoi suis-je ici ?
— Tu es mon invité, répondit-elle.
— Depuis quand les invités dorment-ils dans des cellules ?
— Disons que tu pourrais devenir mon invité. Dans ce cas, tu seras libre d’aller et venir comme bon te semble dans la cour. Mes hôtes se comportent comme des gens civilisés. N’offense personne, et tu connaîtras une longue vie auprès de nous. Montre-toi d’intéressante compagnie, et ton quotidien sera plaisant.
Je ne suis pas un invité, mais un prisonnier… Ou pire, un jouet !
— Je ne veux pas faire partie de votre cour.
— Tu n’as pas le choix. Es-tu ingrat pour rejeter ce que Katherine Hart a gagné pour toi ?
— Oh, je lui suis reconnaissant, répliqua-t-il, fixant son « ange gardien ». Comme bon nombre d’innocents la remercieront lorsqu’ils seront sacrifiés !
Hart baissa les yeux.
— Ce qui se passe à Londres n’est plus ton affaire, le coupa Deigh.
— Le Cercle est détruit ?
— Brisé, certainement. En grande partie grâce à toi. Tu ne manques pas de ressources, pour un mortel. J’aime ça.
Verner ne croyait pas une seconde que le Cercle était vaincu. Pourquoi la Dame le complimentait-elle ? Les elfes étaient-ils tous menteurs de nature ? Il savait que sa mission n’était pas terminée : les druides sévissaient toujours.
— Vous n’avez pas dit qu’ils sont détruits. Ils vont donc continuer leurs abominations. Ils doivent être mis hors d’état de nuire.
— Ce sera le cas, l’assura la Dame.
— Vous êtes des ennemis du Cercle Caché ?
— Leurs méfaits seront bientôt révélés au grand jour. Ces crimes sont impardonnables. La dénonciation de leurs activités brisera leurs rêves de puissance !
Sam n’avait aucune envie d’entendre de vagues promesses et de jolies phrases :
— Quand ?
— Avec le temps.
Dieu tout-puissant, cette femme joue avec la vie des gens. Elle est peut-être belle, mais son âme est aussi noire que celle d’un dragon !
— Non ! Il faut agir au plus vite ! Des innocents vont mourir !
La souveraine fixa l’humain de son regard glacé :
— N’ose pas me dire ce que je dois faire. Tu ne sais pas ce qui est en jeu dans cette affaire ! Peut-être devrais-tu plus discuter avec le padre Rinaldi. Il t’apprendra la patience ; lui sait quelle est sa place.
— Sa place ? Elle est dans le monde, pas dans une cellule prévue pour vos invités ! Pourquoi le gardez-vous prisonnier ?
— Se peut-il qu’il ne t’ait pas raconté son histoire ? Il est si bavard.
— Il ne l’a pas fait, répondit Sam, l’air soupçonneux.
— Alors, tu vois qu’il considère que sa situation ne te regarde pas.
— Je ne pense pas qu’il ait enfreint la loi. Vous n’avez pas le droit de l’enfermer. Gardez-moi si vous voulez. (Surtout si vous le pouvez…) Mais libérez-le !
— Tu ne peux rien exiger. N’oublie pas que tu es un étranger en situation illégale dans ce pays. Ta survie dépend de mon bon vouloir. Pourtant, le padre Rinaldi est intelligent, et il m’a amusée. Mais je ne le libérerai pas… Il me manquerait trop. Cruel dilemme.
L’elfe à la peau sombre parla à l’oreille de Lady Deigh, assez fort pour que les courtisans l’entendent :
— Hart appartient à votre cour, Majesté. Elle pourrait prendre la responsabilité du prêtre, comme elle l’a fait pour le chaman.
La Dame se tourna vers Katherine :
— Es-tu intéressée, Katherine Hart ? Un jouet pour ton jouet ?
Katherine ne répondit pas immédiatement ; elle fixa Sam, espérant trouver un indice dans son regard. Elle leva subrepticement un sourcil. Au début, Verner pensa demeurer impassible, mais il estima qu’il lui serait plus difficile de s’échapper sans Rinaldi. Après tout, c’était son seul allié. Il ne savait plus s’il devait compter sur Hart. Les secondes s’écoulaient lentement. Il finit par adresser un signe de tête à la runner.
— Je prends la responsabilité du prêtre, dit Hart.
Lady Deigh se leva, apparemment satisfaite de sa décision. Verner se demanda s’il n’avait pas joué son jeu, ce qui l’inquiéta.
— Envoyez la musique ! s’exclama la souveraine. Je me sens d’humeur à danser.
Un bruit de harpe emplit la salle ; il semblait provenir de partout à la fois. Les notes cristallines étaient limpides ; pourtant, elles renfermaient l’écho d’autres mélodies. Une flûte et un tambour vinrent s’ajouter à la douceur éthérée de la mélopée.
La Dame descendit de l’estrade et tendit la main au runner:
— Danse avec moi, Samuel Verner.
Ne sachant pas comment refuser, Sam prit ses doigts délicats dans les siens. Puis il avança d’un pas hésitant vers le centre de la salle. Tout à coup, il comprit que la reine venait de l’instruire magiquement : il connaissait les pas de la danse. Bientôt, le couple tourbillonna au gré de la musique, imité par d’autres elfes.
Hart resta à l’écart. A chaque fois que Verner croisait son regard, ses yeux dorés suivaient froidement l’évolution des danseurs. Quand la musique s’arrêta, Katherine ne se trouvait plus parmi les courtisans.