LA TROISIÈME LOI
La station d’extraction du secteur n° 4 était à moins de dix minutes de la chambre hermétique ; Wohler conduisait le véhicule de secours au maximum de sa vitesse, tout en laissant une marge de sécurité pour les passagers.
Derec regardait défiler la ville à toute allure ; la valse d’expansion automatique continuait en dépit de l’obscurité croissante, et en dépit de l’aspect suicidaire de son obstination. Il avait peur pour la ville, peur pour Katherine ou quel que soit son nom. Elle allait chercher la clef du Périhélion, il en était certain, elle voulait s’évader par le seul moyen quelle connaissait. Il ne pensait pas que la clef lui serait d’un grand secours mais il ne pouvait guère lui en vouloir de tenter sa chance. Ce qui l’effrayait, c’était le danger auquel elle s’exposait en allant chercher la clef sous la pluie. Il serait bien parti seul à sa poursuite mais, après avoir subi les effets ravageurs du climat de la Cité des robots, il savait qu’il ne pourrait guère lui venir en aide en plein orage. Seul un robot aurait une chance de réussir.
— Vous pensez qu’elle est allée à la tour du Compas ? demanda Wohler.
— J’en suis sûr.
— Elle aura peut-être le temps d’entrer se mettre à l’abri, avant la pluie.
Derec le regarda, puis il posa une main sur le bras doré scintillant.
— Elle n’entrera pas. Elle essaiera d’escalader la pyramide.
— Pourquoi ?
— Nous y avons caché quelque chose, un objet quelle veut récupérer.
— Je dois y aller, déclara Wohler sans hésiter. Elle va être tuée.
— Quels sont les effets de la pluie sur toi ? demanda Derec en descendant du camion.
— La pluie normale ne me fait rien. La pluie de la ville s’insinue entre mes plaques et atteint mon système électrique. Les limites des dégâts, à ce point, sont affaire de spéculations négatives.
— Je ne sais que te dire… Si tu n’y vas pas…
— Katherine mourra, acheva le robot. Vous n’avez rien à me dire. Mon devoir est là. Adieu, Derec.
Wohler se retourna pour s’assurer que les témoins avaient quitté le véhicule, puis il repartit à une vitesse ne comportant pas la marge de sécurité qu’il avait conservée tant que Derec était à bord.
— Venez avec moi, dit le jeune homme aux deux témoins et il partit vers l’entrée, maintenant fermée, du souterrain.
Malgré ses craintes pour la sécurité de Katherine, il avait des choses à faire. Avec son explication du meurtre et le rapport entre la mort et les défenses de la ville, totalement soutenu par le témoignage de Reg, il n’avait aucun doute de pouvoir au moins toucher le noyau central et arrêter la reproduction de la ville. Cela n’empêcherait pas la pluie de la nuit, ni même de futures pluies dans les premiers temps, mais ce serait tout de même un commencement.
Il ouvrit la porte extérieure et dévala rapidement les marches vers la grande salle de réserve, à présent déserte, et sa rangée d’ascenseurs. Ce n’était pas la station d’extraction qu’il avait visitée, mais elle était en tout point semblable.
Il prit un ascenseur identique à celui qu’il avait pris avec Avernus, y entra avec les témoins et appuya sur la flèche de descente. La cabine entama son long trajet vers les galeries et les cavernes.
Les portes s’ouvrirent enfin sur l’immense salle bourdonnante d’activité, où la construction de la Cité des robots se poursuivait sur le même rythme frénétique. Aucun surveillant n’était en vue. Derec crut distinguer de l’activité dans un des tunnels obscurs et inutilisés de la mine, à l’extrémité ouest de la caverne.
Il s’engagea dans le flot de robots et de véhicules, s’arrêta et s’arma de courage. De l’assurance, disait Avernus. Pendant qu’il hésitait encore, un train de wagonnets lui passa sous le nez à cent à l’heure, si près que le déplacement d’air lui souleva les cheveux.
De l’assurance, c’était le seul moyen.
— Restez avec moi, dit-il aux témoins.
Puis il se tourna vers sa destination et ferma les yeux avant de faire hardiment un premier pas dans la cohue.
Il marcha rapidement, sans hésiter, en s’efforçant de détourner sa pensée des robots et des véhicules qui l’effleuraient à peine en le croisant et en le dépassant. De temps en temps, il ouvrait un œil, juste un instant, pour s’assurer qu’il allait toujours dans la bonne direction. Puis il le refermait bien vite et se remettait en marche.
Il traversa la grande salle en dix minutes, sans mésaventure. En arrivant dans la zone sûre de l’entrée de la mine, il poussa un soupir de soulagement et s’aperçut qu’il avait retenu son souffle pendant presque toute la traversée.
Un robot utilitaire, à l’entrée, se servait d’un système de poulies, au plafond, pour retirer les batteries à plat de plusieurs trains de wagonnets, et les remplacer par des batteries chargées.
— Robot ! lui cria Derec. Dis-moi où trouver le surveillant Avernus.
L’utilitaire montra le fond de la galerie.
— Ils sont en train de lâcher de l’eau du réservoir dans les tunnels abandonnés. Cela risque d’être dangereux pour les humains.
— Merci, dit Derec et il montra un des trains. Celui-ci est rechargé ?
— Oui.
— Merci encore, dit Derec en s’installant au mécanisme de direction. Éve, Reg, montez.
Tandis que les robots montaient à l’arrière, le robot utilitaire cria à Derec :
— Vous ne m’avez pas entendu ? Cela risque d’être dangereux pour des humains, là-bas.
— Merci ! répéta Derec en agitant la main.
Il mit en marche le moteur électrique et dirigea le véhicule dans le tunnel obscur.
En roulant à vive allure par les galeries, où il notait la distance en comptant les lumières rouges qui les ponctuaient sur toute leur longueur, il croisa d’autres trams chargés de robots. Ils étaient couverts de terre et beaucoup d’entre eux avaient des appendices inertes, court-circuités. Et ils avaient la mine sombre, même pour des robots. Derec eut le temps d’en voir un dont la tête grillait ; des gerbes d’étincelles et des arcs électriques allaient de ses photocellules à son micro.
Derec roula pendant plusieurs kilomètres pour arriver à l’excavation. C’était celle où des robots travaillaient la veille, mais abordée par l’autre côté. Un tunnel subsidiaire en pente avait été creusé mécaniquement jusqu’à la galerie déjà existante où une tranchée avait été pratiquée pour recevoir l’eau. Elle était vide. Euler et Rydbergétaient penchés au-dessus et regardaient en direction du nouveau tunnel pendant qu’Avernus triait les robots endommagés pour les renvoyer à la grande salle.
Derec s’approcha d’Euler.
— J’ai résolu l’énigme du meurtre, annonça-t-il sans préambule.
Rydberg et Euler se retournèrent.
— Quelle était la cause ? demanda Rydberg.
— Intoxication au gaz de carbone. Quand on a utilisé le chalumeau à laser pour délivrer David de la pièce fermée, la chaleur a dégagé de l’oxyde de carbone dans l’espace clos.
— C’était notre faute, conclut Euler.
— C’est un regrettable accident, rectifia Derec. J’ai des témoins.
Éve et Reg se hâtèrent de le rejoindre.
— Deux minutes ! cria Dante.
Le petit robot était assis à un terminal branché à l’arrière d’un tramway, ses longs doigts tapant à une rapidité incroyable sur le clavier.
— Deux minutes jusqu’à quoi ? demanda Derec.
— Jusqu’à ce que la charge explosive que nous avons placée près du mur du réservoir amène l’eau, répondit Euler.
— Je sais pourquoi la ville est en état d’alerte de sécurité, reprit Derec. C’est à cause du sang de David. Quand il s’est coupé, le sang qui est tombé sur la ville-robot a été pris, à tort, pour une présence étrangère, à cause des organismes qu’il contient. Mes témoins vous le diront.
— Nous avons besoin de transmettre cette information au noyau central pour arrêter la reproduction, si nous en avons le temps, dit Euler.
— Comment, si nous en avons le temps ? s’étonna Derec.
Avernus vint se joindre au groupe.
— Nous avons trouvé une caverne qui peut contenir toute l’eau du réservoir, nous l’avons trouvée grâce à votre sonogramme. Malheureusement, il faut beaucoup creuser pour l’atteindre, dit-il en montrant la tranchée. Cette diversion ne fera que remettre d’une journée l’inévitable et ensuite, au lieu de déborder là-haut, l’eau débordera ici, dans les tunnels.
— Où est le noyau central ? demanda Derec. Si nous pouvons le trouver et arrêter la production, nous pourrons utiliser les grands extracteurs et les pelleteuses pour réussir avant la pluie de demain.
Avernus se tourna vers Dante et le regarda par-dessus les têtes des autres robots.
— Où est le noyau en ce moment ? lui cria-t-il.
Les doigts du petit robot voletèrent sur les touches.
— Même avec les machines, dit Euler, il nous faudrait commencer à creuser presque immédiatement pour atteindre la caverne à temps.
— Le noyau est dans la galerie J-33, en ce moment, annonça Dante, et se dirige vers le sud-sud-ouest à dix kilomètres à l’heure.
Il hésita un instant et ajouta :
— Vingt centades.
Avernus se détourna brusquement.
— C’est… c’est désolant.
— Qu’est-ce qui est désolant ? demanda Derec.
Tout à coup, un fracas terrible secoua le tunnel et une averse de terre et de cailloux leur tomba sur la tête. Derec faillit perdre l’équilibre sur le sol mouvant. Quelques secondes plus tard, un sourd grondement se répercutait dans toute la mine, augmentant d’intensité de seconde en seconde.
— C’est désolant, expliqua Euler en criant dans le bruit tonnant, parce que le noyau central est dans la galerie J-33, du mauvais côté de la tranchée, et la pluie commence à tomber dehors.
Au même instant, des trombes d’eau se ruèrent en rugissant dans la tranchée, blanches et bouillonnantes, dangereuses et sauvages. Derec regarda avec une fascination horrifiée disparaître sa seule voie possible vers le noyau central, sous une rivière furieuse qui n’existait pas une seconde plus tôt.
L’humeur de Katherine était aussi sombre que les nuages pendant que son tram filait à travers les rues de la Cité des robots en direction de la tour du Compas.
— J’ai peur que nous n’ayons pas le temps d’arriver avant la pluie, lui dit le conducteur utilitaire. Nous devons nous mettre à l’abri.
— Non ! cria-t-elle, résolue à ne pas les laisser lui voler sa dernière miette de libre arbitre. Continue ! Vite ! Plus vite !
— Ce sera dangereux pour vous, là-bas, insista le robot. Je ne peux pas, en toute conscience, vous conduire plus loin.
Katherine allait répliquer avec emportement mais elle eut peur d’Éveiller les soupçons du robot.
— Très bien. Arrête-toi près du prochain immeuble.
— Certainement, répondit l’utilitaire puis il amena le véhicule devant un grand édifice portant les mots musée des arts en lettres de métal, au-dessus de la porte.
Il descendit et prit Katherine par le bras pour la guider.
— Par ici, s’il vous plaît, dit-il et elle commença à penser que les robots avaient eu des conférences sur la duplicité des hommes.
Elle se laissa piloter jusqu’à l’intérieur du bâtiment.
— C’est le projet du surveillant Arion, lui dit son robot. Pour faire plaisir aux habitants humains.
Elle regarda autour d’elle, tout en notant que le robot avait employé le mot habitants, et non visiteurs. Cela ne fit que confirmer ce dont elle se doutait déjà. Ils ne la laisseraient pas repartir. Ils n’avaient aucune intention de la laisser partir un jour. Ces robots avaient besoin de servir et ils garderaient les maîtres comme leurs esclaves, pour le seul fait d’avoir des maîtres.
Le rez-de-chaussée du musée était plein de sculptures géométriques, dont beaucoup étaient faites dans le matériau de construction de la ville ; elles bougeaient suivant des séquences propres changeant constamment de formes.
Au bout d’un moment, elle demanda :
— S’il te plaît, serait-il possible de contacter Derec pour lui dire où nous sommes ? J’ai peur qu’il ne s’inquiète.
— Il y a un terminal dans le bureau du conservateur, répondit le robot. Voulez-vous que je l’appelle pour vous ?
— Oui, s’il te plaît. Je t’en serais très reconnaissante.
Le robot partit aussitôt. Dès qu’il fut hors de vue, au fond du bâtiment, elle tourna les talons et se précipita dehors.
Elle courut vers le tram et prit la place du conducteur. Le véhicule démarra docilement. Elle ne savait pas quelles rues la conduiraient à la pyramide, mais la hauteur de la tour en faisait un phare. Elle se contenta d’aller dans sa direction.
Tout en conduisant, elle se concentrait sur son plan. La pluie n’allait pas tarder et elle ne voulait pas être surprise sous le déluge, mais cela en vaudrait la peine, pour fuir cette ville. Derec disait qu’il y avait une trappe entre le bureau et la plate-forme du sommet. Son intention était de pénétrer dans l’édifice, et de monter au sommet. La clef était cachée à mi-hauteur, sur la façade, et il serait plus facile et plus rapide de descendre de la plate-forme plutôt que de grimper.
Le tonnerre grondait, le vent soulevait ses longs cheveux qui lui fouettaient le visage. Elle avait froid mais elle chassa de son esprit toutes ces petites misères humaines pour ne penser qu’à son objectif. Pourquoi lui avait-il fait ça ? Pourquoi était-il passé dans l’autre camp ? La ville était devenue l’obsession de Derec. Il ne comprenait pas quelle avait besoin de liberté, qu’elle ne pouvait vivre éternellement entre ces murs.
La pyramide se dressa soudain devant elle, illuminée par la foudre qui frappait sa façade. Katherine s’arrêta dans un dérapage et, au moment où elle sautait de son véhicule, elle entendit du bruit derrière elle.
À moins de deux cents mètres, le robot nommé Wohler accourait pour l’intercepter. Elle se précipita vers l’entrée de la tour. Le matériau de la ville fondit à son approche, pour l’accueillir à l’intérieur.
Une fois-là, elle ne sut où aller. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle devait monter. Elle courut dans le dédale de corridors, sans manquer une occasion d’emprunter des escaliers ou de prendre un ascenseur. Elle était arrivée à peu près à mi-hauteur quand elle entendit des haut-parleurs invisibles annoncer sa fuite et donner des ordres pour son arrestation.
Elle redoubla de vitesse. Son seul espoir était d’arriver dans la zone interdite avant d’être repérée.
Elle courut sans être vue dans les couloirs exigus des étages supérieurs et atteignit enfin le dernier ascenseur. Un technorobot doté de bras soudeurs la vit alors qu’elle se jetait dans la cabine. Le cœur battant, elle pressa la flèche pour monter et fut catapultée à toute vitesse vers le sommet.
La porte coulissa et elle se remit à courir. Il y avait maintenant des voix derrière elle, qui criaient son nom. Elle vira à angle droit, monta par une courte rampe et déboucha, hors d’haleine, dans le couloir interdit juste au moment où les robots allaient mettre la main sur elle.
Elle se rua sur la porte donnant dans le bureau.
— Katherine !
Reconnaissant la voix de Wohler, elle se retourna pour l’affronter. Il était arrêté ; derrière lui, une nuée de robots se tenaient immobiles, juste à la limite de la zone interdite, là où les témoins s’étaient arrêtés, dans la matinée.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle.
— Éloignez-vous. Cette zone est interdite.
Elle sourit.
— Pas pour moi. Je suis humaine. Je suis libre et je vais l’être encore plus !
— S’il vous plaît, n’allez pas dehors, l’implora Wohler. La pluie a commencé. Ce serait dangereux pour vous.
— Tu ne me garderas pas ici ! cria-t-elle en ouvrant la porte, au pied de l’escalier en colimaçon.
— Nous aimerions beaucoup vous voir rester avec nous, dit le robot, mais jamais nous ne vous garderons ici contre votre volonté.
— Alors pourquoi n’avez-vous pas les moyens, ici, de me permettre d’appeler au secours ou de quitter la planète ?
— Vous agissez comme si nous vous avions amenés ici sous un faux prétexte, dit Wohler. Nous n’avons rien fait. Vous êtes venus sans y être invités. Vous êtes les bienvenus, mais vous n’avez pas été invités. Notre civilisation n’est pas encore développée au point que les échanges planétaires soient possibles, vous le voyez vous-même.
— Tu perds ton temps, déclara Katherine, et elle fit un pas pour franchir la porte.
— Je vous en prie, réfléchissez, lui cria le robot. Ne vous mettez pas en danger !
Elle le regarda durement.
— J’ai été en danger à chaque seconde que j’ai passée dans cette ville de fous !
Sur ce, elle entra et claqua la porte derrière elle. Elle monta rapidement et entra dans le bureau. Les nuages noirs s’amoncelaient tout près des objectifs au point qu’elle eut l’impression de se tenir au plein cœur de l’orage.
Faisant le tour du bureau, elle découvrit sans peine l’échelle et y grimpa pour sortir sur la plate-forme. Le vent était si violent qu’elle eut peur de se mettre debout et rampa à quatre pattes vers le rebord, là où Derec et elle avaient tenté leur première descente hasardeuse dans la ville des robots.
Pour la première fois depuis qu’elle avait été délivrée de la chambre hermétique, sa peur commençait à l’emporter sur sa rage. Elle évita de regarder en bas et trouva le courage d’enjamber le rebord pour entamer sa descente. Le vent la secouait tout entière ; ses oreilles et son nez s’engourdirent, ses doigts s’ankylosaient sous l’effet du froid.
Bien que construite dans le même matériau que la ville, la pyramide était tout à fait différente. Elle était rigide, sans souplesse, avec sa façade creusée de trous.
Ses idées tourbillonnaient tandis qu’elle descendait très lentement. À quelle hauteur avaient-ils caché la clef ? Elle était allée très vite, la première fois ; Derec qui portait l’objet avait eu du mal à la suivre. Ils s’étaient arrêtés pour une petite conférence et avaient décidé de cacher la clef. « Mais à quelle hauteur ? À un quart de la descente, pensa-t-elle, pas plus du quart, et dans un trou sur la gauche. »
Elle avait mal aux mains, maintenant, et regardait constamment en haut, pour essayer de mesurer la distance parcourue. Elle commença à tâter au fond de chaque trou sur sa gauche, en vain. Elle n’était pas encore arrivée à la cachette. Une claque mouillée la frappa violemment dans le dos. Elle manqua lâcher prise. C’était une goutte de pluie, énorme et glacée, qui trempa sa combinaison.
Le temps pressait.
Elle descendit encore d’un pas et elle comprit en levant les yeux, battant des paupières dans le vent froid, elle sut qu’elle était arrivée.
Plaquée contre la façade, rassemblant ses dernières forces, elle allongea lentement le bras et glissa la main dans le dernier trou à gauche.
La clef avait disparu.
— Non ! hurla-t-elle et, comme pour lui répondre, la réduire au silence, le déluge s’abattit du ciel sur elle en nappes aveuglantes.
Derec était sur le seuil de la station d’extraction et écoutait la pluie battre contre la porte et ruisseler par-dessous. Katherine était là, dehors, quelque part, avec Wohler. Il n’en avait eu aucune nouvelle depuis qu’il s’était mis à pleuvoir. Avernus était entré en contact avec la tour du Compas, où ils avaient été vus. On avait perdu leur trace.
La pluie régissant tout, tout s’était arrêté, rendant les recherches impossibles, réduisant tout à néant, tout, sauf le tout-puissant projet de construction de la ville. Il y avait de quoi devenir fou.
Il tambourina à la porte et son poing s’y enfonça comme dans un coussin. Il voulait ouvrir, courir dans la ville et trouver Katherine… mais il savait ce que cela représentait. Il n’aurait aucune nouvelle avant que la pluie ne se calme, au matin.
Il tourna le dos à la porte et descendit dans la grande salle où l’attendaient les six robots surveillants, en proie à la plus grande anxiété.
— Le surveillant Rydberga proposé un plan, ami Derec, lui annonça Euler. Peut-être accepterez-vous de le commenter.
Derec regarda Rydberget s’efforça de concentrer son esprit sur le présent, tout en se demandant pourquoi cette femme lui faisait un tel effet.
— Voyons ton plan ? dit-il.
— Nous pouvons aller de l’avant et mettre au point notre plan d’évacuation pour les robots travaillant en sous-sol. Le matin venu, vous pourrez probablement contacter le noyau et arrêter la reproduction. Il sera trop tard pour creuser jusqu’à la caverne à temps, mais au moins nous aurons l’occasion de sauver nos mineurs de l’inondation.
— Pourquoi faut-il que je renonce ? cria Derec, exaspéré. Tu as entendu, vous avez tous entendu les raisons de l’état d’alerte. Ne peut-on y mettre fin tout de suite, et employer le matériel d’excavation à creuser vers la caverne ?
Waldeyer, le surveillant trapu à roulettes, répondit :
— Le noyau central est notre programme magistral. Nous ne pouvons l’abandonner. Seul le noyau central peut juger de la véracité de vos déclarations et prendre la décision finale.
— Je reprogrammerai le noyau central ! cria Derec d’une voix forte. Je changerai la définition du mot vérité ! D’ailleurs, votre programme magistral se résume aux Lois de la Robotique, et la Deuxième stipule que vous devez obéir aux ordres des humains, à moins qu’ils ne transgressent la Première Loi. Je vous ordonne d’arrêter le travail de la mine et de commencer à creuser vers la caverne de drainage.
— Les mesures défensives ont été conçues par le noyau central pour protéger la ville, laquelle est conçue pour protéger la vie humaine, expliqua Waldeyer. Le noyau central est le facteur déterminant dans toute décision d’abandonner les défenses. Vos arguments paraissent humains mais ils peuvent, finalement, se trouver en conflit avec la Première Loi car si le noyau central détermine que votre conclusion est erronée, la suppression des défenses serait alors la plus dangereuse de toutes les décisions.
Derec eut l’impression d’être prisonnier d’une vis sans fin. Tous les arguments aboutissaient au noyau central. Il était sûr que ce dernier arrêterait tout quand il aurait programmé l’information concernant le sang humain, mais il n’avait aucun moyen de le prouver aux robots qui, de leur côté, refusaient d’arrêter ou de freiner la reproduction de la ville s’ils ne recevaient pas confirmation du noyau central.
Une idée vint alors à Derec, une idée si révisionniste dans son approche qu’il eut peur, au premier abord, de seulement envisager l’effet qu’elle risquait d’avoir sur les robots. Ce qu’il avait à l’esprit libérerait leur façon de penser ou les plongerait dans une paralysie mentale contradictoire qui les détruirait.
— Que pensez-vous du plan de Rydberg ? lui demanda Avernus. Il sauvera de nombreux robots.
Avernus… c’était la solution, Avernus l’humanitaire. Derec savait que son idée risquait de détruire les autres robots, mais Avernus était différent. Avernus était porté vers l’humain, une inclination qui avait une chance de le sauver, en même temps que la Cité des robots.
— Je ferai mon commentaire sur le plan d’évacuation plus tard, répondit-il. Je veux parler à Avernus, seul.
— Nous prenons les décisions ensemble, objecta Euler.
— Pourquoi ? demanda Derec.
— Nous avons toujours agi ainsi, déclara Rydberg.
— C’est fini ! gronda Derec. Si vous ne me donnez pas une bonne raison de Première Loi m’interdisant de parler à Avernus en particulier, j’en conclurai que vous êtes vous-mêmes en violation de la Première Loi.
Euler s’avança au centre de la salle et fit face à Avernus.
— Nous avons toujours agi ainsi, répéta-t-il.
Avernus, le géant, s’approcha stoïquement d’Euler, lui posa sur une épaule sa plus grosse pince :
— Cela ne peut nous faire de mal, pour une fois, d’agir contrairement à nos traditions.
— Les traditions sont la marque d’une civilisation ! protesta Euler.
— La survie est aussi une des marques de la civilisation, intervint Derec en portant les yeux sur Avernus. Tu acceptes ?
— Oui, répondit sans hésitation le robot géant. Nous causerons seuls.
Derec le conduisit vers les ascenseurs, mais une idée lui vint et il se retourna vers Euler, en déroulant le pansement de son bras pour le lui donner.
— Fais analyser ce sang et incorporer les données dans une disquette pour que je puisse l’inclure dans le noyau central.
— Bien, Derec.
C’était la première fois que le robot surveillant n’employait pas la formule protocolaire ami. Derec pensa qu’ils devenaient adultes.
Il rejoignit Avernus dans l’ascenseur et pressa la flèche de descente quand la porte se referma. Au bout de quelques secondes, il appuya sur le bouton d’arrêt et la cabine s’immobilisa.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Avernus.
— Je veux conclure un pacte avec toi.
— Quelle sorte de pacte ?
— La vie de tes robots contre une de vos machines excavatrices.
Avernus hésita.
— Je ne comprends pas.
— Parlons de la Troisième Loi de la Robotique. Elle vous oblige à protéger votre propre existence tant que cela n’entre pas en conflit avec la Première et la Deuxième Loi. Dans ton cas, avec ta programmation spéciale, je peux facilement étendre cette Troisième Loi pour quelle comprenne les robots sous ton contrôle.
— Oui ?
— Ma proposition est simple. Rydbergsuggère un plan d’évacuation capable de sauver les robots de l’inondation de la mine, qui se produira immanquablement si le tunnel d’arrivée à la caverne n’est pas creusé. Ce plan d’évacuation dépend entièrement de ma reprogrammation du noyau central pour arrêter la reproduction de la ville. Si je ne le fais pas, la ville continuera de se construire jusqu’à sa propre destruction… une destruction dont seront aussi victimes tous les robots travaillant en sous-sol.
— Je comprends, dit Avernus.
— Bien.
Derec respira profondément. Ce qu’il s’apprêtait à proposer paralyserait indiscutablement les circuits positroniques de n’importe quel autre robot, les contradictions étaient trop flagrantes, les choix impossibles. Mais avec Avernus… Peut-être… peut-être…
— Si tu ne me donnes pas une de vos excavatrices pour me permettre de commencer à creuser moi-même, je refuserai de reprogrammer le noyau central, condamnant ainsi tous tes robots à rester sous terre pendant l’inondation.
Les yeux rouges d’Avernus brillèrent d’un éclat intense.
— Vous… vous en tueriez un si grand nombre ?
— Je veux sauver cette ville et tous ses robots ! hurla Derec. C’est tout ou rien ! Donne-moi la machine ou tu en subiras les conséquences !
— Vous me demandez de réfuter le programme du noyau central qui protège la Première Loi ?
— Oui, répondit Derec avec simplicité, plus calmement. Tu dois faire un bond imaginatif pour sauver tes robots. Quelque part, là, dans ton cerveau, tu dois rendre un jugement de valeur qui va au-delà de ta programmation.
Avernus resta muet, tremblant, et Derec sentit des larmes lui monter aux yeux à la pensée de la torture qu’il infligeait au grand surveillant. S’il échouait, s’il tuait Avernus en grillant son cerveau, jamais il ne se le pardonnerait.
Les yeux du gros robot clignotèrent plusieurs fois et, tout d’un coup, un spasme violent et bref l’agita. Un sanglot s’échappa des lèvres de Derec. Avernus se pencha sur lui.
— Vous aurez votre machine excavatrice, dit-il, et vous m’aurez moi, pour vous aider à l’utiliser.