LE THÉÂTRE
Par chance, les zones de garage des « jitneys » étaient bien visibles sur le plan. Il fallut moins de cinq minutes à Derec pour aller à la première de ces stations et revenir avec un des petits chariots électriques maniables. Celui qu’il avait choisi avait une seule place à l’arrière pour le conducteur, derrière le volant, et une nacelle découverte suspendue entre les deux roues avant.
Wolruf se coucha en rond sur le plancher de la nacelle, sous une blouse blanche d’hôpital, et Katherine s’assit sur un des deux sièges, ses jambes contribuant à cacher l’extraterrestre, pendant que Derec s’installait aux commandes.
Pour que Wolruf retrouve son chemin sur sa carte olfactive, ils durent retourner dans les zones obscures. À partir de là, ce fut relativement simple : monter de trois niveaux, traverser deux sous-sections au nord, monter à un niveau supérieur et puis tout droit, jusqu’à une vaste esplanade.
Quand Wolruf les avertit qu’ils approchaient de leur destination. Derec ralentit et roula au pas. Quelques instants plus tard, la caninoïde risqua un coup d’œil hors de la nacelle et pointa un gros doigt boudiné vers une rotonde au centre de la place.
— Là-dedans ? Tu en es sûre ? chuchota Derec.
— Oui, Derec. C’est là qu’est le bijou.
Les serpents lumineux au-dessus de l’entrée principale annonçaient « Centre opérationnel de la station – entrée interdite ». Les robots étaient partout. Le centre proprement dit formait une unique grande salle de vingt mètres de diamètre, avec des fenêtres sur tout le pourtour, donnant sur l’esplanade.
— Au poil, marmonna Derec, en roulant lentement en diagonale. Manquait plus que ça. Comment allons-nous entrer là-dedans ? Impossible d’approcher sans être vus !
— Pourquoi pas par la grande porte ? suggéra Katherine en se retournant vers lui. Ils nous laisseront peut-être entrer.
Il la regarda, sceptique.
— Allons-y ! Ça vaut la peine d’essayer.
— Je ne comprends toujours pas, intervint Wolruf. Les robots ne sont-ils pas vos serviteurs ?
Avant de répondre. Derec engagea le « jitney » dans un couloir de communication et s’arrêta non loin de l’entrée.
— Je ne sais pas, dit-il à Katherine. Ils nous guettent peut-être ; ils nous tendent un piège et si nous essayons de pénétrer là-dedans, si nous avons l’air de nous intéresser à ce truc, ils vont nous tomber dessus comme une tonne de scories.
— Vous voulez leur laisser la clef ? Après tout ce que nous avons subi à cause d’elle ?
— Quand nous étions prisonniers à bord du vaisseau, je croyais qu’il était important de la retirer d’entre les mains des extraterrestres pour la rendre aux humains. Eh bien, maintenant, ce sont eux qui l’ont. Jacobson nous a laissé entendre qu’ils ne demandaient qu’à nous laisser partir. C’est peut-être ce que nous devrions faire, et leur laisser ces embrouilles sur le dos.
— Vous n’avez donc aucune curiosité ? Vous ne voulez pas savoir ce qui cause tant d’histoires ?
— Si, bien sûr, je suis curieux. Mais j’ai aussi des problèmes personnels à résoudre. Je ne vois pas en quoi cette clef va m’aider.
— Vous n’avez pas de cran, insista Katherine. Ce sont les mêmes gens qui ont volé notre engin spatial, qui ont fait disparaître mon robot et qui ont essayé de nous dire que nous devrions être reconnaissants qu’on nous laisse partir comme des indigents au lieu de criminels. Je n’ai pas l’intention de les laisser s’en tirer comme ça.
— Mais vous ne comprenez donc pas ! cria Derec, pris de colère. Vous vous imaginez que nous allons entrer, mettre la clef dans notre poche et dire « Merci de l’avoir gardée » ? Elle provient d’un vaisseau extraterrestre lourdement armé…
— Ils n’en savent rien ! Ils n’ont jamais vu Aranimas, pas même Wolruf.
— Vous avez peut-être raison, dit Derec en soupirant. S’ils pensaient que c’était un vaisseau extraterrestre, ils ne nous laisseraient probablement pas partir. Mais ces gens ne plaisantent pas. Ils voulaient le vaisseau et ils l’ont pris. Ils voulaient le robot et ils l’ont pris. Ils veulent la clef et ils l’ont. Nous n’allons pas pouvoir la reprendre. Nous ne franchirons même pas la porte.
— Leurs ordres ne sont peut-être pas si spécifiques. Ne soyez pas défaitiste ! Allez-y, essayez !
— À quoi bon ? Wolruf a raison. La clef n’est qu’une source d’ennuis pour tout le monde.
Katherine soupira.
— Si l’on veut que les choses soient faites, il faut les faire.
Et avant qu’il ne songe à la retenir, elle sauta du « jitney » et partit à pied à travers l’esplanade.
Après dix minutes à peine. Katherine regrimpait dans la nacelle.
— Ils m’ont même fait faire le tour du propriétaire, dit-elle nonchalamment. Très accommodants.
— Je m’en suis douté en ne vous revoyant pas au bout de deux minutes. Et la clef ?
— Elle est là, c’est vrai. Bien en vue. Quels idiots !
Derec mit le « jitney » en marche.
— Pas tant que ça. Décrivez ce que vous avez vu.
— C’est une grande salle semi-circulaire, avec des vitres tout autour sauf dans le fond, où il y a des bureaux. Il y a cinq robots à des postes de travail, dont Amazon, et deux autres près du milieu de la salle qui ne font rien, ils sont assis l’un en face de l’autre, avec l’objet sur une table entre eux. L’épaule d’un de ces robots porte un drôle d’emblème, un F bleu dans un double cercle doré…
— Des Falke X-50, gémit Derec.
— Ça veut dire quelque chose ?
— Ça veut dire danger. Ils ont des réflexes ultrarapides. Si une bombe explosait à cinq mètres d’eux dans la direction opposée, ils auraient peut-être un instant de distraction, le temps que vous mettiez la main sur la clef mais jamais vous ne ressortiriez de la salle avec. Si nous voulons la reprendre, il nous faut trouver un moyen de neutraliser d’un coup sept robots… et je n’en connais aucun.
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi elle est exposée ainsi ? Serait-ce une copie ? Une clef factice ? Vous aviez peut-être raison de parler de piège.
— Non, dit Derec en secouant la tête. Je crois que les robots ont reçu l’ordre de la surveiller constamment, en principe sinon littéralement.
— Si on la met dans un coffre-fort et si personne n’ouvre le coffre, elle ne va pas s’évaporer dans l’ozone.
— Non, mais cette compréhension exige une fonction mentale assez avancée et plutôt subtile appelée « la permanence de l’objet ». Les robots sont fortement enclins au concret et peu accessibles aux concepts. S’ils enferment quelque chose hors de vue, ils ne savent pas que la chose est là et ont besoin de le vérifier en la regardant.
— C’est illogique. Aucun humain ne penserait de cette façon.
— Certains, peut-être. Mais vous avez raison, ce n’est pas logique.
— Pourquoi les roboticiens permettent-ils cela ?
— Aucun système n’est parfait. C’est une de ces petites choses qui ne fonctionnent pas comme on le voudrait. Si le robot doute de son exécution correcte des ordres, il peut sombrer dans un état d’anxiété… en particulier un intégral-K élevé au niveau W-14. Ils se mettent donc à s’assurer de plus en plus souvent que l’objet à garder est bien là, à des intervalles de plus en plus rapprochés.
— Jusqu’à ce que l’objet en question se retrouve sous leur nez.
— Exactement, répliqua Derec, après quoi il sombra dans un silence pensif d’où il émergea avec un sursaut.
— Par les astres ! Voilà que vous me forcez à réfléchir à un moyen de nous en emparer !
— Vous voyez ? Je savais que vous ne vouliez pas la leur laisser, susurra Katherine avec un sourire. Des idées ?
— Pas encore… Sauf que quel que soit le soin apporté à la formulation des ordres de protéger la clef, ils ne sont couverts que par la Deuxième Loi.
Katherine resta un bon moment muette, pendant que Derec roulait au hasard par les rues entourant l’esplanade.
— Obéir aux ordres, c’est la Deuxième Loi, dit-elle enfin.
— C’est ce que je viens de dire.
— Si Wolruf et moi leur donnions une raison suivant la Première Loi de négliger ces ordres ?
En entendant prononcer son nom, Wolruf redressa la tête sous la blouse et leva des yeux confiants vers Derec.
— C’est la solution, évidemment, dit-il. Mais comment ?
— J’ai une idée. Une petite scène de théâtre robotique, disons.
— Croyez-vous pouvoir être convaincante ? demanda Derec sans y croire.
— Ça ne coûte rien d’essayer.
— Wolruf ? Tu es d’accord ?
— Comme tu voudras, Derec.
La responsabilité lui revenait, qu’il le veuille ou non.
— Très bien, dit-il enfin. Allons dans un coin plus tranquille et mettons les choses au point.
Derec secoua la tête en contemplant l’esplanade, au bout du couloir.
— Ça ne marchera jamais, murmura-t-il.
— Ça a marché jusqu’ici, n’est-ce pas ?
Derec fut forcé de le reconnaître. Le premier problème consistait à éliminer la circulation des robots aux abords de la place. Ils avaient envisagé une demi-douzaine de ruses et s’étaient finalement décidés pour une campagne de rumeurs, la variante d’un jeu d’enfants cruels : « Billy est un cafard. Fais passer ! » Derec avait interpellé un robot au hasard et lui avait dit : x – Robot, la direction a ordonné un essai des communications d’alerte de la station dans cette sous-section. Tes instructions sont les suivantes. Premièrement, tu ne dois pas parler de l’essai ni du rôle que tu y joues sur la transmission de commandement. Deuxièmement, tu ne dois pas rester ni entrer dans la sous-section 100, à aucun moment entre 12 et 14 heures aujourd’hui. Troisièmement, tu dois transmettre ces ordres au premier robot que tu croiseras.
Les instructions étaient assez anodines pour que le robot ne les mette pas en doute. Et, comme un virus, la rumeur se répandit dans tout le personnel de la station. En une demi-heure, la circulation sur l’esplanade fut spectaculairement réduite et au bout d’une heure, elle avait complètement cessé, la place était déserte et plusieurs robots avaient même quitté le Centre d’opérations.
Il en restait trois dans la salle. De là où il était, accroupi à côté du « jitney », Derec les voyait, les deux X-50 gardant l’objet et Amazon, courant d’un poste de travail à l’autre pour essayer de surveiller des opérations critiques. Leur responsabilité avait été trop fortement impressionnée sur leur cerveau positronique pour que la petite ruse de Derec les en détourne.
— Ça marchera, assura Katherine. Allez-y. Nous jouerons notre rôle. Tâchez seulement de jouer le vôtre sans faute.
Derec soupira, hocha la tête et partit à pied. Il traversa l’esplanade déserte et monta sur l’unique marche du seuil du Centre. Aucun des trois robots ne fit attention à lui.
— Amazon.
— Oui, Derec.
— J’ai décidé de ne pas attendre la navette de Nexon. Je veux affréter un vaisseau qui viendra me chercher et me conduira sur Aurora. Dis-moi quelle est la marche à suivre.
Sans même se détourner de sa console, le robot répondit :
— Il y a sept vaisseaux à pavillon aurorain autorisés dans l’espace aérien d’Aurora pour des vols charters. Vous pouvez contacter ces compagnies par hyperonde…
Tout à coup, le silence de l’esplanade fut rompu par le grondement furieux d’un « jitney » lancé à pleine vitesse. Un instant plus tard, le véhicule surgit en trombe d’un des corridors de communication.
Katherine au volant. Derrière elle, Wolruf galopait à quatre pattes.
Elles étaient parvenues au centre de l’esplanade quand Wolruf arriva assez près pour sauter et saisir par-derrière le bras de Katherine. Le « jitney » fit une terrible embardée, forçant l’extraterrestre à lâcher prise. Mais le véhicule dérapa soudain et alla se jeter de flanc contre la base en forme de rocher d’un petit arbre. Wolruf bondit de nouveau sur Katherine qui poussa des cris terrifiés ponctués des grondements menaçants de Wolruf.
— Au secours ! Au secours ! Ça va me tuer !
Dès le dérapage du « jitney », Amazon s’était dirigé vers la porte et un des X-50 avait commencé à se lever. Mais quand le robot gardien vit qu’Amazon réagissait, il se rassit. Derec comprit immédiatement que les instructions du gardien étaient si catégoriques que la réponse d’Amazon à une situation de Première Loi le libérait de cette responsabilité-là. Ces deux robots n’agiraient qu’en cas d’échec d’Amazon.
Le temps passait trop vite.
— Robots ! Allez secourir cette femme ! cria Derec en s’avançant. Elle est attaquée. Elle risque d’être tuée !
Un des X-50 s’agita.
— Amazon la protégera…
— La créature qui l’attaque est forte et rapide. Amazon ne pourra pas lui éviter d’être blessée. Allez ! Allez la secourir ! Allez ! Immédiatement !
Un des gardiens se leva puis l’autre, et ils firent deux pas hésitants en direction de la porte. Puis ils s’arrêtèrent, les potentiels positroniques en conflit ayant trouvé un nouvel équilibre. Amazon allait atteindre Katherine et Wolruf en quelques pas et l’affaire serait terminée. Ils avaient échoué.
Juste à cet instant, Katherine poussa un hurlement effroyable qui parut réel à Derec lui-même. Les robots gardiens se remirent en marche. Derec n’attendit pas une seconde de plus. Empoignant l’objet sur la table, il partit en courant dans la direction opposée, sauta par-dessus une console et bondit par une fenêtre.
Le cœur battant, il s’élança dans un couloir désert et s’éloigna à toutes jambes de l’esplanade. Il entendait ronfler des moteurs de « jitneys » mais ne se retourna pas. Il ne pouvait se permettre de s’inquiéter de Katherine et Wolruf. Il crut entendre le bruit de métronome d’un robot qui courait, mais il ne tourna même pas la tête. Même s’il était poursuivi, même s’il le savait, il ne pourrait forcer ses jambes à courir plus vite.
Tout ce qu’il voulait, c’était arriver dans les zones obscures sans avoir été intercepté. Il ne pensait qu’à sa fuite et au rendez-vous qu’il avait choisi. Il courut jusqu’à avoir les poumons en feu, jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à ce que les ténèbres l’enveloppent et le dissimulent à ceux qui le cherchaient.