LA TOUR DU COMPAS

 

 

Quand la porte de l’appartement s’ouvrit, Derec vit l’expression de Katherine passer de l’horreur au soulagement et, de là, à l’amusement et à l’imminence du fou rire, le tout en moins de trois secondes. Le robot géant le portait sans ménagement sous son bras.

— Laissez-moi deviner ! s’exclama-t-elle, un doigt sur les lèvres. Vous êtes un sac de linge sale !

— C’est malin, grommela-t-il pendant que le robot le posait délicatement par terre. (Il leva les yeux vers la grosse tête noire.) Merci pour la balade, Avernus.

— Tout le plaisir était pour moi, ami Derec, répondit le robot qui devait se voûter pour ne pas toucher le plafond. Mais je vous prie instamment de ne jamais revenir dans le sous-sol. Ce n’est pas un lieu pour des humains.

— Je te remercie de ta sollicitude, répondit Derec sans s’engager. Est-ce que nous te verrons à la réunion ?

— Assurément. Nous nous faisons d’avance un plaisir d’y assister tous.

— Tu peux aller, maintenant, lui dit froidement Katherine.

Avernus s’inclina légèrement et partit. Le robot utilitaire glissa rapidement pour boucher la porte de son corps trapu. Katherine appuya sur le bouton et le battant coulissa.

— Vous avez raté le petit déjeuner et le déjeuner ! dit-elle en allant se laisser tomber dans le canapé.

— Avernus m’a trouvé quelque chose à manger avant de me ramener. Il a nettoyé et soigné mes blessures et m’a même laissé dormir un moment.

Derec ne pouvait ignorer plus longtemps l’humeur de Katherine.

— Qu’avez-vous ?

— Vous ! Cet endroit… Tout ! Je ne sais plus où j’en suis, tout est sens dessus dessous. Vous avez découvert quelque chose ?

Derec remarqua l’écran de radio-télécommunication sur la table et s’en approcha.

— C’est une ville conçue pour des humains, dit-il, et la construction se fait à une allure fabuleuse, comme s’ils étaient affreusement pressés de la terminer. Je crois que les bâtiments sont… je ne sais pas. Vivants. Je ne vois pas comment le dire autrement. D’où ça vient, ça ? demanda-t-il en montrant l’écran.

— Rydberg l’a apporté. Mais ça ne peut que recevoir. Qu’est-ce que vous racontez, la ville est vivante ?

— Regardez bien.

Derec prit son élan et courut à toute vitesse se jeter contre le mur du fond. Le mur céda, se creusa et reprit doucement sa position verticale.

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, à me faire du souci pour vous, pendant que vous découvriez que les murs sont en caoutchouc ? s’écria-t-elle.

Il se retourna en souriant.

— Vous vous êtes vraiment fait du souci pour moi ?

— Non ! Quoi encore ?

Il alla s’asseoir à côté d’elle et baissa la voix.

— J’ai vu la ville se bâtir, littéralement, s’extraire du sol. J’ai essayé de descendre mais Avernus m’a attrapé. Je crois que c’est lui le responsable, là-bas. La seule chose que je puisse imaginer, c’est qu’il y a une immense opération minière là-dessous, et que les immeubles sont positroniques, des espèces de robots cellulaires qui forment un tout. C’est fascinant !

Katherine ne fut pas le moins du monde impressionnée.

— Avez-vous trouvé un moyen de partir d’ici ?

— Pas encore, avoua-t-il. Je ne pense pas que ce soit un vrai problème.

— C’est parce que vous êtes complètement coiffé de vos amis les robots ! Vous êtes incapable de penser à autre chose. Les murs sont des robots ! S’ils le sont, peuvent-ils nous entendre ?

À cet instant précis l’écran s’anima sur la table, et la tête de Rydberg le remplit.

— Vous êtes de retour, Derec ! C’est bien ! Préparez-vous, tous les deux. Une garde d’honneur va venir vous chercher dans un moment pour vous escorter à votre procès préliminaire.

— Notre procès ? bredouilla Derec.

Katherine se plaqua une main sur la bouche.

— C’est ma faute ! Je les ai mis au défi d’oser nous faire un procès.

— Mais nous n’avons pas encore eu le temps d’enquêter !

— J’essayais de savoir si nous pourrions communiquer avec l’extérieur, dit-elle en claquant des doigts. Peut-être allons-nous pouvoir… ?

— Peut-être, grogna Derec, sceptique.

La Cité des robots était un bijou trop précieux pour être laissé dans l’éther à la portée de n’importe qui. Et au point où il en était, il n’était pas sûr de vouloir communiquer avec l’extérieur. Il regarda l’écran qui s’était déjà éteint.

— Quelle que soit la raison, je crois que cette fois, nous allons obtenir des réponses à nos questions.

— Espérons que ce seront des réponses avec lesquelles nous pourrons vivre. Je ne veux pas passer le restant de mes jours ici !

Quelques minutes plus tard, le robot utilitaire frappa à la porte. Derec alla ouvrir et Euler apparut, en compagnie d’un autre robot surveillant que les jeunes gens n’avaient jamais vu. Il ressemblait autant qu’il était possible à un être humain, avec des traits de mannequin, parfaitement ciselés mais inanimés.

— Ami Derec, dit Euler. Amie Katherine Burgess. Permettez-moi de vous présenter Arion, qui sera présent à notre réunion.

— Enchanté, dit Derec.

— Rydberg a appelé notre « réunion » un procès ! protesta Katherine.

— C’est un grand moment pour nous tous, ici, déclara Arion. J’espère que votre séjour a été satisfaisant, jusqu’à présent. Je fais de mon mieux avec le peu de temps que j’ai, pour essayer de vous préparer des divertissements. Nous savons que les humains apprécient beaucoup les distractions de l’esprit.

— Nous apprécions tout ce que vous faites pour nous, dit Derec.

— Mais oui, bien sûr, enchaîna Katherine. Que diriez-vous de sortir de votre chapeau une radio pour que nous puissions appeler quelqu’un de l’extérieur à notre secours ?

— C’est tout à fait impossible.

— C’est ce que je pensais, marmonna-t-elle.

— J’ai un cadeau pour chacun de vous, intervint Euler en tendant le bras droit. Ensuite, nous devons partir pour la réunion.

Derec s’approcha. Le robot présentait entre ses pinces deux grosses montres, se balançant au bout d’une chaîne en or.

— Vous saurez l’heure d’ici. C’est important pour les humains et, par conséquent, pour nous aussi. Nous ferons davantage pour que vous vous sentiez bien à cet égard.

Derec prit les deux montres et en donna une à Katherine. Elles avaient un cadran carré dans un boîtier d’or. Toutes deux marquaient 3 h 35.

— Elles marchent selon une journée de vingt-quatre heures, expliqua Euler. Nous avons pensé qu’il serait préférable de nous adapter à la longueur de votre heure plutôt que vous ayez à vous adapter à notre journée de vingt et une heures et demie. Nos heures, décans et centades représentent environ quatre-vingt-cinq pour cent des standards.

Derec sortit sur le balcon et regarda le ciel. Le soleil n’était plus au zénith et descendait lentement dans le ciel.

— Pile à l’heure, dit-il en rentrant dans l’appartement.

— Vous en doutiez ? demanda Arion en regardant Euler.

— Tu comprends, maintenant ? lui dit Euler et Arion secoua la tête, presque à la manière d’un homme.

— Intéressant.

— Nous devons y aller, déclara Euler et il partit rapidement, suivi de la petite troupe.

Ils descendirent par l’ascenseur et, dans la rue, montèrent à bord d’un tramway à multiples wagonnets qui marchait sans conducteur. L’engin démarra dès qu’ils furent assis. Euler se retourna vers Derec, à côté de Katherine, derrière Arion.

— Pourquoi vous êtes-vous mis, hier soir, dans un danger extrême ?

— J’ai une meilleure question, répliqua Derec. Si c’est un monde humain si parfait, ici, pourquoi est-il si dangereux ?

— Les mondes spatiaux ont résolu les problèmes de climat il y a des siècles, ajouta Katherine. C’est insensé de trouver du mauvais temps dans une culture aussi avancée.

Arion se tourna vers elle et inclina la tête.

— Merci de dire que notre culture est avancée.

— Le temps, dit Euler, fait partie du problème général que nous avons en ce moment, je vous le dis franchement. Nous le contrôlons et, en même temps, nous ne le contrôlons pas. Malheureusement, pour des questions de sécurité, nous ne pouvons pas en parler en détail.

— Superbe, marmonna Katherine. Tout le monde peut faire quelque chose à propos du temps mais personne n’en parle !

— Pour répondre à votre première question, dit Derec à Euler en regardant leur moyen de transport se diriger en ligne droite vers la tour où ils s’étaient matérialisés, je n’ai aucun souvenir d’aucun passé. Ma curiosité, ma recherche de connaissances sur moi-même me poussent à faire des choses qui ne sont pas nécessairement dans mon propre intérêt.

— De l’amnésie ? murmura Euler. Ou autre chose ?

Derec s’étonna.

— Quelle autre chose ?

Le robot répondit à sa question par une autre question :

— Comment êtes-vous venu sur notre planète ?

Derec se rendit compte que le robot s’essayait à un jeu de mots, en rapport direct avec celui qu’il avait lui-même inauguré la veille. Il décida de continuer le jeu.

— Qu’est-ce que le mort, David, a répondu quand tu lui as posé cette question ?

— Il a dit qu’il ne savait pas, répondit Euler en se retournant vers l’avant. Il a prétendu qu’il était amnésique.

Le tramway s’arrêta devant la monumentale pyramide qui dominait la ville et que les habitants appelaient la tour du Compas. Katherine pressa le bras de Derec et il comprit qu’elle avait la même crainte que lui. Là, à mi-hauteur, il y avait le trou où ils avaient caché la clef du Périhélion. Les robots l’avaient-ils trouvée ? Allaient-ils leur en donner la preuve ou, pis encore, confisquer la clef ?

Mais Euler ne parla pas de la clef. Il descendit simplement du véhicule et les précéda à la base de la tour que Derec avait crue massive.

Il n’aurait pu être plus éloigné de la vérité.

À l’approche du robot, l’énorme bloc de matière solide formant la base s’évapora tout simplement, laissant apparaître une rampe en pente douce accédant à l’entrée, nouvel exemple étayant l’hypothèse de Derec sur l’intelligence des matériaux de construction.

Ils entrèrent dans la pyramide par un vestibule sombre qui débouchait sur un dédale de couloirs et d’escaliers.

— Essayez de vous rappeler le chemin, chuchota Derec à Katherine. On ne sait jamais.

— On ne sait jamais quoi ? Au cas où vous ne l’auriez pas encore compris, nous n’allons nous enfuir nulle part.

— C’est l’édifice le plus important de la ville, annonça Euler tout en les conduisant par une suite d’escaliers et d’escalators zigzaguant en direction d’une longue galerie bien éclairée. C’est ici que nos décisions sont prises, c’est ici que… qu’a lieu la compréhension.

Dans la galerie, Arion les devança et disparut dans un escalier qui descendait. Les murs étaient faiblement lumineux, coupés tous les trois mètres par des couloirs transversaux.

Ils suivirent le même chemin qu’Arion, en changeant plusieurs fois de direction avant d’arriver dans une vaste salle claire dont les quatre murs s’inclinaient vers un plafond, à quinze mètres au-dessus, par où le soleil se déversait comme par une verrière.

Le carrelage du sol dessinait une immense rose des vents dont les quatre pointes formaient les pierres d’angle de la Cité des robots. Au centre, juste sous les rayons du soleil, six robots étaient debout, en cercle, les bras écartés et se tenant tous par leurs mains-pinces… une place était laissée vide pour Euler.

— C’est ici que nous recherchons la perfection, dit-il en allant rejoindre le cercle pour le refermer.

— C’est presque religieux, souffla Derec à Katherine.

— Oui, et ça me donne la chair de poule.

Il n’y avait ni chaises ni tables dans la salle, rien sur quoi un humain puisse se reposer. Les murs étaient incrustés d’écrous, serrés les uns contre les autres, sur tout le pourtour. Chacun montrait une vue différente de la ville. Les sites d’excavation étaient nombreux avec de gros engins creusant ou nivelant le sol. D’autres écrans montraient l’usine d’extraction que Derec avait vue et il pensa qu’il devait en exister plusieurs. Il y avait des images du réservoir où il avait plongé et de curieuses vues souterraines, prises par les yeux d’un robot-caméra en marche, de kilomètres de galeries de mine et de tunnels abandonnés. Plusieurs écrans se contentaient de diffuser une image du ciel bleu veiné de rose.

— Vous êtes venus dans cette salle, proclama Euler d’une voix forte, pour nous aider dans notre recherche de la correction, de la perfection et de la plénitude. Nous sommes les clefs – humains et robots – de la synergie de l’esprit. La synnoétique est notre but. Je vais vous présenter le reste de nos semblables et nous commencerons.

— La synnoétique ? murmura Katherine.

— L’homme et la machine, répondit Derec sur le même ton. Le tout plus grand que la somme des parties.

— C’est religieux ! Comment l’avez-vous deviné ?

— Tout ceci me paraît très… confortable.

Euler reprit, et chaque robot s’inclina à l’appel de son nom :

— Vous connaissez Rydberg, Avernus et Arion. Les autres sont… Waldeyer…

— Bonjour, dit un gros robot trapu à roulettes.

— Dante…

— Je vous souhaite la bienvenue, dit Dante dont les yeux télescopiques pointaient sur sa tête ronde.

— Et Wohler.

Un magnifique automate doré s’inclina cérémonieusement sans lâcher ses voisins.

— Nous sommes très honorés, dit-il.

— Nous répondrons de notre mieux à vos questions, déclara Euler, et nous espérons que vous ferez de même.

— Si, comme vous le dites, vous recherchez la vérité et la perfection, répliqua Derec, alors notre réunion sera fructueuse. Je voudrais commencer en vous demandant pourquoi vous refusez de nous parler de certains aspects de la vie, ici.

— Nous fonctionnons en ce moment, répondit Rydberg, sur un mode d’alerte qui rend certaines informations secrètes selon notre programmation.

— Est-ce notre arrivée qui a déclenché ce dispositif d’alerte ? demanda Katherine.

— Non, assura Euler. Il était en vigueur avant votre arrivée. À condition, naturellement, que vous soyez arrivés au moment où vous le dites. Nous devons encore une fois vous demander comment vous êtes venus ici.

Derec jugea le moment venu d’avoir recours à une parcelle de vérité. Cela ne pouvait leur faire de mal tant qu’il ne mentionnait pas la clef. Et une dose de vérité amènerait peut-être les robots à en évoquer l’existence.

— Nous nous sommes matérialisés au sommet de cet édifice même.

— Et où étiez-vous avant ? demanda Wohler, le doré.

Derec fit lentement le tour du cercle, en examinant les poseurs de questions.

— Dans une station-relais de Spatiaux nommée Rockliffe, près de Nexon, tout au bord de la zone de quarantaine des mondes de Colons.

Arion, le mannequin, posa sa question :

— Quel moyen avez-vous donc employé pour passer d’un endroit dans l’autre ?

— Aucun. Nous avons été simplement transportés ici.

Un bref silence tomba.

— Cela ne correspond pas à l’information existant en mémoire, déclara Avernus dont l’énorme tête suivait la marche de Derec autour du cercle.

— Vous n’avez trouvé aucun vaisseau qui aurait pu nous amener, fit observer le jeune homme, et je suis sûr que vous avez cherché soigneusement.

— C’est exact, reconnut Euler. Notre radar n’a capté aucune activité qui aurait pu être reconnue comme la présence d’un vaisseau dans notre atmosphère.

— Je ne peux rien expliquer de plus, assura Derec. Maintenant, à vous de répondre à une question. D’où êtes-vous venus ?

— À qui vous adressez-vous ? voulut savoir Euler.

— À vous tous.

Ce fut Avernus qui répondit :

— Tous, à part moi, ont été construits ici, à la Cité des robots. J’ai été… je me suis réveillé ici mais je crois que j’ai été construit ailleurs.

— Où ?

— Je l’ignore. Mes premiers souvenirs sont de ce monde. Rien, dans ma préprogrammation, n’indique une autre origine.

— Tu veux dire, intervint Katherine, que vous tous ne connaissez rien d’autre que la compagnie d’autres robots ? Que votre existence entière s’est passée ici ?

— C’est exact, dit Rydberg. Notre programmation de base nous fait bien connaître les êtres humains et leurs sociétés, mais aucune relation réelle et officielle n’existe entre nos espèces.

— Dans ce cas, comment en êtes-vous venus à construire cette ville ? demanda Derec. Comment se fait-il que ce soit devenu si important pour vous d’en faire un monde pour des humains ?

— Nous sommes incomplets sans les humains, expliqua Waldeyer. Les lois mêmes gouvernant notre existence dépendent de l’interaction humaine. Nous existons pour servir la pensée indépendante, atteindre les domaines élevés de la créativité que nous ne pouvons atteindre seuls. Nous avons découvert cela très rapidement, sans qu’on nous le dise. Seuls, nous n’avons aucun but, aucun dessein. Même artificielle, une intelligence doit avoir une raison d’être utilisée. Ce monde est la première utilisation de cette intelligence. Nous l’avons construit pour des humains, afin de fabriquer la parfaite atmosphère où la créativité humaine pourra s’épanouir dans toute sa plénitude. Sans ce monde, nous ne sommes rien. Avec lui, nous sommes des facteurs vitaux contribuant à l’évolution expansive de l’univers.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? demanda Katherine.

— J’ai une théorie à ce sujet, annonça Dante, ses yeux allongés brillant d’un éclat jaune vif. Nous sommes le produit, les enfants si vous voulez, des plus éminents domaines de la pensée créatrice. Il paraît impossible que les mobiles de cette pensée créatrice n’imprègnent pas tous les aspects de notre programmation. Nous ne manquons de rien. Nous ne désirons rien. Pourtant, le vide de notre inactivité nous donne le… le sentiment, faute d’un meilleur mot, d’être inutiles et superflus. Étant donné la totale liberté de notre monde, nous sommes poussés à fonctionner pour servir.

Derec se sentit brusquement envahi par une tristesse abyssale, une immense compassion pour ces malheureuses créations de l’intelligence humaine.

— Vous avez fait tout cela sans jamais savoir si des hommes viendraient ?

— C’est exact, dit Euler. Et puis David est venu, et nous avons pensé que tout irait bien. Mais il y a eu sa mort, et ensuite les calamités, et finalement vous… soupçonnés de meurtre. Jamais nous n’avons voulu que cela se passe ainsi.

— Quand tu parles de calamités, tu veux dire les orages, les tempêtes ?

— Oui. Les pluies menacent notre civilisation elle-même et tout est notre faute. Nous nous brisons, de l’intérieur, et n’y pouvons rien.

— Je ne comprends pas.

— Nous n’attendons pas que vous compreniez mais nous ne pouvons pas vous dire pourquoi il doit en être ainsi.

Derec se rappela l’air chaud pompé dans le réservoir.

— La vitesse de croissance de la ville est-elle normale ?

— Non, répondit Euler. Elle s’est accélérée avec la mort de David.

— Est-ce à cause de la mort de David ?

— Nous ne connaissons pas la réponse à cette question.

— Attendez un peu !

Katherine s’écarta du cercle pour aller s’asseoir par terre, adossée au mur du nord.

— Je veux vous parler de notre rapport avec tout ceci… et savoir pourquoi Rydberg l’appelle un procès préliminaire.

— Vous avez été la première à mentionner le concept de procès, riposta le robot en se penchant hors du cercle pour la regarder. Je n’ai employé ce mot que pour vous mettre à l’aise.

— D’accord. Vous dites que nous sommes ici dans une civilisation de robots qui n’ont jamais eu de rapports avec des humains, et pourtant il est évident que vous avez été programmés par quelqu’un pour exécuter les travaux de cette ville.

— Quelqu’un… oui, avoua Euler.

— Quelqu’un qui commande.

— Non. Nous sommes en communication de groupe avec notre unité de programmation, mais elle se contente de nous fournir des informations permettant de prendre des décisions logiques. Notre philosophie d’ensemble est le service : nos moyens sont logiques. À part cela, notre société n’a aucune direction.

— Alors pourquoi faire notre procès ? insista-t-elle.

— Le respect de la vie humaine est notre Première Loi, expliqua Rydberg. Quand nous avons imaginé notre monde humain/robot parfait, nous avons vu un monde dans lequel tout le monde respecterait la Première Loi. Nous avons imaginé un système d’humanique gouvernant le comportement humain, tout comme les Lois de la Robotique guident notre comportement de robots. Naturellement, nous avons uniquement travaillé d’après la théorie, mais nous avons rédigé une liste préliminaire de trois lois qui fourniraient la base d’une compréhension des humains.

— C’est inouï ! Tu voudrais nous faire obéir aux Lois de la Robotique !

Derec intervint :

— Attendez ! Voyons ce qu’ils ont fait, d’abord.

— Merci, ami Derec. Notre Première Loi de l’Humanique, provisoire, est celle-ci : un être humain ne doit pas faire de mal à un autre être humain ni, par son inaction, permettre que du mal soit fait à un être humain.

— Admirable, approuva Derec. Même si ce n’est pas toujours respecté. Et la deuxième ?

L’hésitation de Rydberg à répondre donna à Derec l’impression que le robot avait une question à poser mais que l’humain avait la préséance, selon la Deuxième Loi.

— La Deuxième Loi de l’Humanique est la suivante : un être humain ne doit donner que des ordres raisonnables à un robot et ne rien exiger qui puisse le placer devant un dilemme qui pourrait lui causer de la gêne ou du mal.

— Admirable, mais trop altruiste pour être toujours respecté. Et troisièmement ?

— La Troisième Loi de l’Humanique dit qu’un être humain ne doit pas faire de mal à un robot ni, par son inaction, permettre que du mal soit fait à un robot, sauf en cas de nécessité pour sauver un être humain ou pour l’exécution d’un ordre capital.

— Non seulement votre expérience des humains est limitée, mais aussi votre programmation, dit Derec sur un ton de commisération. Ces lois pourraient décrire une société utopique d’humains et de robots mais elles ne concordent pas avec le véritable comportement humain.

— Nous en avons conscience, reconnut Rydberg. Il est évident que nous allons devoir reconsidérer nos conclusions. Depuis votre arrivée, nous avons été soumis à des mensonges humains, à des tromperies, à des concepts dépassant notre entendement limité.

— Mais la Première Loi doit être maintenue ! proclama Avernus d’une voix forte, ses photocellules rouges brillant d’un vif éclat. Humains ou robots, tous doivent respecter la vie !

— Nous n’allons certainement pas dire le contraire ! assura Derec.

— Non ! cria rageusement Katherine en se levant pour retourner vers le cercle. Nous parlons du manque de respect qu’on nous manifeste ici…

— Kath…

— Taisez-vous ! Je commence à en avoir assez de vous entendre discuter gentiment de philosophie avec vos copains les robots. Écoutez, vous autres : premièrement, j’exige que vous nous donniez accès à un système de communications avec l’extérieur et que vous nous laissiez partir. Vous n’avez pas autorité pour nous détenir ici.

— C’est notre monde, répliqua Euler. Nous ne voulons pas vous offenser, mais toutes les sociétés sont régies par des lois et nous craignons que vous n’ayez transgressé notre plus grande loi.

— Et alors ? Si c’était vrai, qu’arriverait-il ?

— Eh bien, nous ne ferions rien de plus que de vous tenir éloignés de la société d’autres humains à qui vous pourriez faire du mal.

— Quelle merveille ! Et comment allez-vous prouver que nous avons fait quelque chose qui exige notre détention ?

— En procédant par élimination, dit Waldeyer. L’ami Derec a déjà suggéré d’autres voies d’explication possibles mais nous estimons que c’est à vous deux de les explorer, non pas parce que nous essayons de vous compliquer les choses mais parce que nous respectons votre intelligence créatrice plus que votre intelligence déductive, dans un domaine comme celui-ci.

Katherine repoussa ses longs cheveux bruns et respira profondément, en s’efforçant de se ressaisir.

— Très bien, dit-elle plus calmement. Mais vous nous avez dit que vous ne vouliez pas nous montrer le cadavre.

— Non, rectifia Euler. Nous avons dit que nous ne pouvions pas vous le montrer.

— Pourquoi ?

Un silence tomba. Finalement, Rydberg le rompit.

— Nous ne savons pas où il est. La ville s’est mise à se reproduire trop vite et nous l’avons perdu.

— Perdu ? s’étonna Derec.

Il savait qu’il était impossible qu’un robot prenne l’air gêné, mais c’était pourtant bien l’impression que lui donnait le groupe.

— Nous ne savons réellement pas où il est, dit Euler.

Derec vit là une ouverture et s’y jeta promptement.

— Afin de mener à bien cette enquête et de prouver que nous sommes innocents de toute transgression de la Première Loi, nous devons avoir toute liberté de mouvement dans votre ville.

— Nous existons pour protéger votre vie. Vous avez été surpris par la pluie ; vous savez combien elle est dangereuse. Nous ne pouvons pas vous laisser sortir dans ces conditions.

— Quelque chose sert-il d’avertissement laissant prévoir cette pluie ?

— Oui, répondit Rydberg. Les nuages s’amoncellent en fin d’après-midi et la pluie survient pendant la nuit.

— Et si nous promettons de ne pas sortir quand les conditions sont défavorables ?

— Que valent les promesses des humains ? rétorqua Wohler, le robot doré.

Katherine passa sous les bras écartés des robots pour aller se planter au milieu du cercle.

— Que vaut notre vie sans la liberté ?

— La liberté ? répéta Wohler.

Un nuage sombre passa au-dessus de la verrière et plongea la salle dans une grisaille mélancolique, l’éclairage n’étant fourni que par les écrans, dont beaucoup montraient maintenant des images de formations nuageuses. Le cercle se rompit immédiatement et les robots, très agités, se précipitèrent vers la porte.

— Venez, dit Euler en faisant signe aux humains. La pluie arrive. Nous devons vous ramener à l’abri. Il y a tant à faire !

— Et ma suggestion ? leur cria Derec.

— Dépêchez-vous ! insista Euler en agitant les bras. Nous y réfléchirons et nous vous ferons connaître notre réponse demain.

— Et si nous arrivons à enquêter et à prouver notre innocence, nous laisserez-vous communiquer avec l’extérieur ? demanda Katherine.

Euler s’immobilisa et fixa sur elle ses photocellules.

— Eh bien… Disons que si vous ne prouvez pas votre innocence vous ne pourrez jamais communiquer avec l’extérieur.