RÉPONSE

 

 

Démoralisé, Derec se retira dans l’unité A. Il avait perdu son illusion d’être au moins en partie maître de son destin. Il n’avait aucune possibilité de remonter lui-même la capsule. Peut-être pourrait-il quitter la communauté en utilisant une des combinaisons de travail dans l’espace, mais il n’avait aucun moyen de s’échapper de l’astéroïde. Il n’avait d’autre solution, semblait-il, que de se tenir à l’écart des robots pour attendre la réponse de ceux qu’Analyste 17 avait contactés.

Comme si les robots avaient décidé qu’il était nécessaire de l’occuper pour se débarrasser de lui, Derec découvrit que le centre de communications de la salle commune avait été déverrouillé et affichait sur son écran le mot prêt. Quand il pressa la touche « Aide », le mot fut remplacé par un choix entre un objet appelé « bloc » et un catalogue de bibliothèque.

Le bloc était un hybride entre le cahier de notes et le carnet de croquis d’ingénieur. Derec s’amusa à dessiner un plan de la partie du complexe qu’il avait visitée. Le système lui facilitait les choses, en convertissant ses mouvements maladroits du stylet en lignes droites, en reproduisant les secteurs semblables, en comblant les lacunes.

Quand le dessin se détériora en gribouillis. Derec changea de vitesse cérébrale et décida d’écrire le journal de ce qui lui était arrivé depuis qu’il s’était réveillé dans la capsule. Mais il en eut vite assez de s’apitoyer sur son sort, et conclut son journal de bord par une brève note sarcastique :

 

Chère maman,

Je n’ai pas d’amis ici. Est-ce que je peux revenir à la maison ?

 

Un peu honteux, il purgea la mémoire du bloc et repoussa sa chaise. La terrible sensation d’isolement qui avait inspiré sa missive ne se laissait pas chasser facilement. Sans famille, sans amis, sans allié d’aucune sorte, le petit monde de Derec était un lieu bien solitaire.

La bibliothèque de vidéolecture assura sa défense contre les idées noires. En parcourant le catalogue, il s’étonna de la diversité des ouvrages. Il y avait un sous-index entier consacré à l’ère classique de la Terre, où figuraient quelques auteurs qu’il fut surpris de reconnaître : De Natura Rerum de Lucrèce, les Principia de Newton et De l’origine de l’espèce de Darwin.

Un autre sous-catalogue important comportait des dessins et des photographies d’architecture. Là encore, quelques noms lui parurent vaguement familiers, Mies van der Rohe, Buckminster Fuller, Frank Lloyd Wright. Mais quand il demanda au système de lui montrer des images de leurs travaux, il vit passer sur l’écran des lieux où il n’avait jamais mis les pieds et des édifices qu’il ne se souvenait pas d’avoir vus. Il se demanda pourquoi, dans ce cas, il connaissait le nom des architectes.

Les ouvrages de micro-électronique, robotique, informatique ou cybernétique brillaient par leur absence et Derec supposa qu’ils figuraient dans une bibliothèque technique à laquelle il n’avait pas accès.

D’autres collections étaient répertoriées qui, dans des circonstances différentes, l’auraient intéressé ; par exemple une biographie de la pionnière de la robotique Susan Calvin, l’histoire anecdotique de la science informatique du XXIe siècle et un grand choix de titres sur l’astronomie et l’astrographie.

Derec n’était pas là pour se cultiver, il ne voulait rien lire qui exigeât de la réflexion de sa part. Il voulait être le spectateur des problèmes de quelqu’un d’autre, distraire son esprit et s’abandonner au charme du conteur.

Malheureusement, dans la liste des romans, le choix était limité. À part quelques policiers et une demi-douzaine de romans d’aventures trop prenants, il n’y avait guère que le monde du théâtre. Faust, En attendant Godot, Dédains et Icare. Sweeney Todd, tous ces titres n’évoquaient rien pour Derec. Il connaissait Shakespeare, et Shakespeare était bien représenté sur la liste.

Éprouvant le besoin de rire et de se détendre, il choisit une comédie, Le Songe d’une nuit d’été. Il s’installa dans un fauteuil confortable, posa ses pieds sur la table de conférence et laissa l’enregistrement le transporter dans la Grèce antique, dans une forêt près de la ville d’Athènes, où il s’amusa des histoires d’amour confuses de rois humains et féeriques et des frasques du lutin démoniaque Puck.

« Par monts et par vaux, jura Puck, je vais les mener par monts et par vaux. Je suis craint aux champs comme à la ville. Lutin, conduis-les par monts et par vaux… »

Au beau milieu de la déclamation de Puck, Derec entendit le bruit bien reconnaissable de la porte intérieure du sas. Il se leva en même temps qu’un surveillant entra dans la salle et marcha droit sur le centre de communications.

— Que veux-tu ? demanda Derec, agacé.

Le robot l’ignora et s’adressa au centre.

— Interruption prioritaire.

L’écran devint noir, les haut-parleurs silencieux.

MOT DE PASSE ?

Les doigts du robot dansèrent rapidement sur le clavier mais rien n’apparut sur l’écran, à part l’instruction : SUJET.

Sans hésitation, le robot frappa de nouveau les touches. À un mètre à peine, Derec ne parvint pas à voir ce qu’il tapait. Le crépitement régulier des touches dura une vingtaine de secondes, pour former trois à quatre cents caractères. Enfin le robot se redressa et recula.

MESSAGE TRANSMIS, annonça l’écran.

— Résumé, dit le robot et il tourna les talons pour repartir.

— Annulation ! cria Derec en allant rapidement se placer entre le robot et la porte. Ton identification ?

— Je suis Analyste 9.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu viens de faire ?

— Je vous prie de vous écarter, dit Analyste 9. J’ai des devoirs urgents ailleurs.

— La dernière fois que l’un de vous est venu ici, c’était pour lancer un message de détresse. Qu’y a-t-il maintenant ? Un vaisseau est-il arrivé ? C’est ça ? J’ai le droit de savoir ce qui se passe…

Sans répondre, Analyste 9 leva le bras et repoussa Derec avec fermeté, si fermement qu’il partit à la renverse contre la table de conférence et tomba assis sur une des chaises.

— N’intervenez pas, dit le surveillant et il s’en alla.

Choqué d’avoir été traité ainsi par un robot, Derec se leva d’un bond et le suivit.

Dès la sortie de l’unité, il découvrit une activité fébrile, quasi chaotique. Des dizaines de porteurs et de ramasseurs affluaient par les ascenseurs ; on avait l’impression d’un exode en masse. D’autres robots se précipitaient dans les travées pour se charger de pièces et les porter vers le mur de l’ouest où se trouvait la fonderie de recyclage.

À la grande surprise de Derec, au lieu de déposer leur chargement et de repartir chercher autre chose, les ramasseurs et les porteurs faisaient la queue pour apporter leurs fardeaux directement au cœur de la fonderie et ne reparaissaient plus. Pour une raison qui lui échappait, les robots détruisaient systématiquement des articles sélectionnés de leur entrepôt… et eux-mêmes par la même occasion.

Distrait par le défilé de robots kamikazes, Derec perdit de vue Analyste 9. Comme il le cherchait des yeux, de tous côtés, il vit une autre scène extraordinaire. Les surveillants avaient disparu de l’entrepôt. Les divers centres de manufacture étaient silencieux et abandonnés.

Saisi d’une intuition, Derec se fraya un passage dans la cohue vers un des ascenseurs et ordonna à la plate-forme de le transporter au niveau zéro. Il y trouva un groupe de vingt surveillants. Ils formaient un cercle, se tenant par la main, immobiles et silencieux, comme pour une sorte de conférence à communication directe.

Ils ne parurent pas remarquer son arrivée. Il s’approcha de deux autres surveillants devant le poste de contrôle géant.

— Moniteur 5 ?

— Oui, Derec, répondit un des robots en le saluant de la tête.

— Pourrais-tu m’expliquer ce qui se passe ?

— Les capteurs de surface ont détecté un gros engin spatial qui s’approche. Le profil de sa trajectoire et de sa vitesse indique qu’il va se placer sur l’orbite de ce planétoïde.

— Je vais quitter ce caillou ? exulta Derec. Louées soient les étoiles !

— Il y a soixante-huit pour cent de probabilités pour que le vaisseau ait intercepté le signal de détresse. Mais il n’y a que neuf pour cent de probabilités qu’il vienne vous récupérer.

Cette nouvelle fit brutalement retomber Derec dans la réalité.

— Intercepté ? Il ne s’agit pas de ceux que vous avez appelés ?

— Non.

— Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?

— Le vaisseau n’est pas encore identifié.

— Est-ce pour cela que tous les robots sont comme pris de folie ?

— Je ne peux répondre actuellement à cette question, répondit Moniteur 5. Je pourrai vous en dire plus sous peu.

— Que dois-je faire ?

— Attendre.

— Épatant ! Combien de temps ?

— Pas longtemps. Excusez-moi. Les analystes me demandent.

Moniteur 5 traversa la salle et alla rejoindre le cercle de conférence. Il y resta environ deux minutes, puis le cercle se rompit. La plupart des surveillants se dirigèrent vers l’ascenseur. Moniteur 5 et un de ses acolytes s’approchèrent de Derec.

— J’ai été affecté à la communication avec vous, annonça Moniteur 5.

Le choix des mots dérouta Derec.

— Affecté ?

— Par défaut, reconnut le robot. Aucun des analystes ne se sent à l’aise avec un humain.

— Est-ce que tu veux dire qu’ils ne m’ont pas parlé parce qu’ils ne le veulent pas ? Qu’ils ne savent pas comment faire ?

— À de rares exceptions, ils n’ont d’expérience qu’avec d’autres robots. J’ai été choisi parce que j’ai déjà réussi à communiquer avec vous.

— Est-ce une autre exception, celui-là ? demanda Derec en désignant le robot qui se tenait derrière Moniteur 5.

— Je suis accompagné par Analyste 17.

— Euh… nous avons fait connaissance. Plus ou moins.

— Analyste 17 est là pour m’aider, dit Moniteur 5. Je vous en prie. Derec. Il y a des affaires importantes à discuter, et nous disposons de très peu de temps.

— Alors, commençons.

— Merci. Les analystes pensent tous que le vaisseau qui arrive menace la sécurité de notre opération. La possibilité de découverte a été prévue par ceux qui nous ont placés ici. Nos instructions, en pareille circonstance, sont de détruire cette entreprise et nous-mêmes. Certaines mesures préliminaires sont déjà prises…

— Les robots à la fonderie ?

— Oui. Toute la technologie spécialisée doit être détruite et l’excavation rendue inutilisable. Cette instruction nous a été inculquée au plus haut niveau de nécessité et d’urgence. Nous devons obéir. Cependant, votre présence ici n’était pas prévue.

— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?

— Tant que vous êtes présent, nous ne pouvons obéir à la directive, puisque la destruction du complexe vous détruirait. Notre autodestruction vous laisserait sans protection. Par conséquent, afin que nous obéissions à nos instructions, il est nécessaire que vous partiez.

— Je suis prêt à partir depuis que je suis arrivé ici ! Montrez-moi le chemin !

Analyste 17 intervint.

— Malheureusement, comme votre départ de la communauté représente aussi un grave danger pour vous, nous ne pouvons vous y aider et devons même obligatoirement vous empêcher de partir.

— Alors vous n’allez pas remettre en état ma capsule, ma combinaison ?

— Non.

— C’est de la folie !

— Au contraire, c’est fondamentalement logique, déclara Analyste 17. Si nous vous protégeons, vous mourrez presque certainement, ce que nous ne pouvons permettre. Si nous ne vous protégeons pas, vous survivrez peut-être mais vous serez mis en danger, ce que nous ne pouvons permettre.

Derec regarda avec stupeur Analyste 17 et Moniteur 5.

— Qu’allez-vous faire de moi ?

— Rien, répondit Moniteur 5. Aucune action n’est possible. Si nous vous aidons à vous évader, nous vous mettons en danger. Si nous ne vous aidons pas, nous vous mettons en danger.

Derec commençait à se perdre dans les complexités de la conversation.

— C’est ce que vous voudriez ? Que je m’évade ?

Le robot hésita.

— Nous voulons que vous demeuriez en sécurité, sain et sauf.

Le robot avait l’air d’avancer sur la pointe des pieds sur un terrain miné.

— Et si je partais ?

— Quand nous découvrirons que vous êtes parti, nous devrons vous poursuivre… Toutefois, tant que vous ne serez pas revenu sous notre responsabilité, le reste de la communauté sera libre de procéder à la mise à exécution de la directive prioritaire.

— Autrement dit, si je m’échappe, la Première Loi cesse d’être un facteur opérant. Vous pourrez tous vous détruire, la conscience tranquille.

— C’est essentiellement exact, dit Analyste 17, mais je dois vous avertir qu’il y a un danger pour vous si vous continuez d’en parler.

Derec négligea l’avertissement.

— M’évader vers où ?

— Nous ne pouvons considérer cette question, déclara Moniteur 5.

— Eh bien, moi je peux, et la réponse ne me plaît pas ! Alors voilà ce que j’ai l’intention de faire. Dès que ce vaisseau sera assez près pour capter les signaux d’un émetteur de combinaison, je m’en vais enfiler une de ces combinaisons spatiales et monter à la surface pour leur demander de me sauver de vous tous !

— Nous ne pouvons le permettre.

— Alors que dois-je faire, hein ? Aller me balader à la surface jusqu’à ce que mon air s’épuise ? C’est complètement dingue ! Comment pouvez-vous me demander de faire une chose pareille ?

— Derec, je dois le répéter, il y a un danger…

— Nous ne vous avons rien demandé, dit Moniteur 5. Nous n’avons fait que vous indiquer les conséquences de l’action que vous choisirez.

— Vous ne demandez rien mais vous faites des allusions plutôt lourdes ! s’exclama Derec. Vous me dites en clair que si j’ai envie de me tuer, vous regarderez de l’autre côté. Je ne comprends même pas comment cette conversation peut avoir lieu. Qu’est-ce que vous avez tous ?

— Je suis une logique parfaitement conditionnée proposée par Analyste 17…

— Ah, c’est donc pour ça qu’il est là !

— … L’incertitude de votre sort est modifiée par vos propres actes volontaires selon une valeur positive soupesée contre la haute probabilité du grave danger résultant de l’inaction.

— Bref, vous vous êtes convaincus, grogna Derec. Mais vous ne m’avez pas du tout convaincu, moi. Votre principal objectif et votre sécurité ne sont rien pour moi. Qu’est-ce que ça peut me faire, que vous vous détruisiez ? Je me moque bien que ce vaisseau soit celui de vos pires ennemis. Et même, je commence à penser que s’ils sont vos ennemis, ils sont mes amis. Je ne vais nulle part. Et je ne vais certainement pas me tuer pour vous délivrer de votre dilemme !

 

Les robots n’entendaient pas s’en tenir là. Lorsque Derec quitta le niveau zéro, Analyste 17 le suivit. Il prit un autre ascenseur et, quand ils arrivèrent à l’entrepôt, l’autre le suivit à distance respectueuse. Mais, indiscutablement, Derec était sous surveillance.

Il y avait toujours la même activité désordonnée dans la vaste salle et Derec battit en retraite dans le calme de l’unité A. Il pensait qu’Analyste 17 se contenterait d’observer et d’attendre à l’extérieur, puisque le sas n’avait qu’une seule issue. Mais le robot entra à son tour, suivit Derec dans la salle commune et s’assit en face de lui à la table de conférence.

Au début, Derec le remarqua à peine. La vidéo d’une caméra installée à la surface passait sur l’écran du centre de communications. Elle montrait un lointain petit soleil orangé et un champ d’étoiles tamisées dans lequel il ne reconnut aucune constellation. Une masse noire à contre-jour traversait ce champ étoilé et grandissait visiblement en se rapprochant de l’astéroïde. C’était encore trop loin pour qu’il puisse distinguer un profil mais il s’agissait manifestement d’un énorme vaisseau spatial.

— Encore de la propagande ? demanda Derec.

— Les analystes reconnaissent à l’unanimité que vous avez le droit de connaître la source et l’état actuel de la menace.

— Vous vous figurez que je vais regarder ce truc là-haut et être pris de panique ? Ça ne marche pas. Ma cellule ne vaut pas grand-chose, ici, mais j’y suis chez moi. Je ne pars pas.

Le robot ne répondit pas et garda le silence pendant que Derec allait au bloc-cuisine et se composait un repas. Quand il revint et s’attabla, il fut vite gêné et agacé par le regard patient du robot.

— Dans quel camp es-tu, finalement ? demanda-t-il entre deux bouchées.

— Éclaircissez.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que vous vouliez que je me fasse la belle. Je ne peux pas faire un pas sans que vous soyez tous au courant.

— Votre conversation avec Moniteur 5 l’a forcé à reconnaître un conflit de Première Loi.

— Tu veux dire que sa petite ruse lui a claqué dans les mains ?

— Moniteur 5 est maintenant très inquiet à l’idée que vous puissiez tenter de vous évader et de vous blesser au cours de cette tentative. Pour l’éviter et pour permettre à Moniteur 5 de vaquer à ses obligations, j’ai offert de vous surveiller.

— Et toi ? Ta bombe de logique aurait-elle explosé aussi ?

— Non.

— Dans ce cas, tu n’es pas ici pour me retenir, dit Derec en repoussant son assiette. Tu es ici pour faire en sorte que personne ne me retienne.

— Vos observations sont sans rapport avec la situation. Vous avez déclaré votre intention de rester sous notre responsabilité.

— Parfaitement !

Derec leva les yeux vers le moniteur. Le vaisseau n’était encore qu’une vague forme noire mais il remplissait maintenant un tiers de l’écran.

— Je pense malgré tout que tu t’attends à ce que je me fasse du souci et que j’agisse. Eh bien, pour te prouver le souci que je me fais, je m’en vais passer à côté et piquer un roupillon, annonça Derec en se levant. Si tu veux venir, choisis ta couchette. Il n’y a pas de place pour deux dans la mienne.