RÉVEIL

 

 

Le jeune homme sanglé dans la couchette antichoc au centre de l’espace réduit paraissait dormir paisiblement. Les muscles de son visage étroit étaient détendus et il avait les yeux fermés. Sa tête était penchée en avant et son menton reposait sur le collier métallique de sa combinaison de sauvetage orangée. Avec ses joues lisses et ses cheveux blond cendré coupés en brosse, il avait l’air plus jeune qu’il ne l’était réellement, assez jeune pour faire hausser les sourcils au portier du bar de cosmoport le moins respectueux des lois.

Il reprit conscience lentement, comme si on lui avait volé du sommeil et qu’il ne voulait pas en être privé davantage. Mais quand les brumes se dissipèrent, il eut la subite et terrifiante sensation d’être au bord d’un précipice.

Ses yeux s’ouvrirent brusquement et il s’aperçut qu’il regardait vers le bas. La couchette sur laquelle le maintenait le harnais à cinq points d’ancrage avait basculé en avant. Sans le harnachement, il se serait réveillé en tas désordonné sur le minuscule carré de plancher en pente, coincé contre le petit sabord qui lui faisait face.

Il releva la tête et ses yeux firent rapidement le tour de son environnement. Il n’y avait pas grand chose à voir. Il était seul dans l’espace restreint. S’il se détachait, il aurait juste assez de place pour se mettre debout, peut-être pour se retourner, mais rien de plus. Un casque de combinaison de sauvetage était rangé dans un petit renforcement de la paroi arrondie, à sa droite. À gauche, il y avait une infirmerie avec son tube à eau et son distributeur.

Rien de ce qu’il voyait n’avait de sens pour lui, aussi poursuivit-il simplement son inspection. Au-dessus de sa tête, suspendu au plafond, il découvrit un tableau de commandes doté de huit voyants verts carrés, étiquetés P1, P2, F et autres codes. Ce tableau était à sa portée mais il n’y avait ni cadrans ni commandes lui permettant de le manipuler. Dans un coin du panneau, un nom était gravé en caractères noirs stylisés : massey.

À part le léger sifflement de sa propre respiration, tout était à peu près silencieux. Un faible bourdonnement électrique émanait de la machinerie qui remplissait l’espace dans son dos. Mais il n’y avait aucun bruit venant de l’extérieur, derrière les parois.

La liste était brève mais complète et il était temps d’essayer d’y comprendre quelque chose. Il découvrit que s’il ne reconnaissait pas ce qui l’entourait, il n’en éprouvait aucune surprise. Comme il ne se rappelait pas où il s’était endormi, il ne s’était attendu à aucun endroit précis à son réveil.

À la vérité, il ne savait pas où il était. Ni pourquoi il y était. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là ni comment il y était venu.

Pour l’heure, rien de tout cela n’avait d’importance car il découvrit – avec une détresse et une inquiétude croissantes – qu’il ignorait aussi qui il était.

Il se creusa la tête pour tâcher d’en extraire un indice sur son identité… un lieu qu’il aurait connu, un visage qui aurait eu quelque importance pour lui, un souvenir précieux. Il n’y avait rien. C’était comme s’il avait cherché à lire une feuille de papier vierge. Il ne se rappelait pas un seul événement qui aurait eu lieu avant qu’il n’ouvre les yeux et se trouve là. À croire que sa vie avait commencé à cet instant-là.

Mais il savait bien que non ! Il n’était pas un nouveau-né braillard mais un homme, assez homme en tout cas pour prétendre au titre en l’absence de challenger. Il avait eu une identité, une place dans le monde. Il avait eu des amis, des parents, un foyer. Il avait certainement eu tout cela et plus encore.

Mais tout avait disparu.

C’était très différent d’un simple oubli. Au moins, quand on oublie quelque chose, on éprouve le sentiment de l’avoir su…

— Vous allez bien ? demanda une voix agréable, rompant le silence en le faisant brusquement sursauter.

— Qui êtes-vous ? s’écria-t-il. Où êtes-vous ? Où suis-je ?

— Je suis Darla, votre camarade. Efforcez-vous de rester calme, s’il vous plaît. Vous n’êtes pas en danger immédiat. (La voix venait du panneau de commandes, devant lui, et elle était maintenant plus nettement féminine.) Vous êtes dans une capsule de sauvetage Massey, Modèle G-85. Massey est le leader dans la construction des systèmes de sécurité spatiale, depuis plus de…

Pendant que Darla continuait de réciter sa publicité, il tourna la tête à droite et à gauche, pour examiner de nouveau le compartiment. « J’aurais dû deviner, se dit-il. Bien sûr. Une capsule de survie. » Même le nom de Massey lui était familier.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de commandes ?

— Toutes les capsules de la série G-85 ont été conçues pour évaluer de façon autonome la stratégie la plus productive et réagir en conséquence.

« Naturellement, pensa-t-il. On ne peut pas savoir qui va grimper dans une capsule ni dans quel état. »

— Vous n’êtes pas une personne. Qu’est-ce que vous êtes, alors ? Un programme d’ordinateur ?

— Je suis une personnalité positronique, répondit gaiement Darla. L’élaboration de la personnalité du camarade est la contribution, unique au monde, de Massey aux systèmes de sécurité humanitaires.

Oui. Quelqu’un à qui parler. Quelqu’un pour vous aider à passer les longues heures d’attente sans penser à ce qui arriverait si l’on n’était jamais retrouvé. La réalité s’imposa à lui. Toutes les capsules de survie étaient archi-automatisées. Celle-ci l’était plus encore. C’était un robot, probablement pré-programmé comme thérapeute et chargé de veiller sur votre raison et votre stabilité.

Un robot…

Un être humain avait une enfance. Un robot n’en avait pas. Un être humain apprenait. Un robot était programmé. Un robot privé du noyau d’identité qui devait, en principe, être intégré avant l’activation pourrait se « réveiller » et s’apercevoir qu’il disposait de la connaissance sans l’expérience, et se demander qui et quoi il était autrefois…

Il se mordit soudain la lèvre inférieure.

Comment un robot ressent-il la surcharge d’un capteur ? Comme une douleur ?

Quand le sang vint sur sa langue, il détendit ses mâchoires. Il prit le résultat de sa petite expérience pour ce qu’il valait. Il était humain. Dans un certain sens, c’était la réponse la plus troublante.

— Pourquoi vous êtes-vous fait du mal ? demanda Darla.

Il soupira.

— Rien que pour voir si je le pouvais. Est-ce que vous savez qui je suis ?

— Votre badge vous identifie sous le nom de Derec.

Il baissa les yeux, au-delà du collier, et vit pour la première fois une fiche de données sur le porte-badge de sa combinaison, à droite. Les caractères rouges, en surimpression sur les signes de code en noir et blanc, formaient effectivement le mot derec.

Il le prononça à haute voix, pour voir.

— Derec…

Il ne lui était ni familier ni étranger sur ses lèvres. Son oreille l’entendit comme un prénom mais ce devait être un patronyme.

Si je suis Derec, pourquoi cette combinaison de sauvetage me va-t-elle si mal ? L’anneau de taille et l’enveloppe de torse étaient faits pour quelqu’un de beaucoup plus trapu. Et quand il essaya d’étirer ses jambes ankylosées, il s’aperçut que celles de la combinaison étaient trop courtes d’un ou deux centimètres pour qu’il puisse le faire confortablement.

« J’ai certainement été plus petit dans ma vie, peut-être plus gros, aussi. Ça pourrait être ma vieille combinaison, que je n’aurais jamais mise sauf en cas d’urgence. À moins que ce ne soit mon badge mais la combinaison de quelqu’un d’autre. »

— Est-ce que vous pouvez voir la fiche de données sur le badge ? demanda-t-il avec un peu d’espoir. Il devrait y avoir une photo… une immatriculation, une liste des proches parents. Comme ça au moins, je serais sûr.

— Je regrette. Il n’y a pas de lecteur de données dans la capsule et mes senseurs optiques ne peuvent résoudre un schéma aussi petit.

Fronçant les sourcils, il marmonna :

— Dans ce cas je n’ai plus qu’à être Derec. Pour le moment.

Il prit le temps de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il ne lui servait à rien de connaître son nom, si c’était le sien ; cela ne changerait rien à sa sensation de vide. Il avait l’impression d’avoir perdu sa boussole interne et avec elle sa faculté d’agir. Il ne pouvait plus que réagir.

— Les systèmes de la capsule fonctionnent bien, déclara gaiement Darla. Les vaisseaux de secours devraient déjà être en route.

Ces paroles lui rappelaient qu’il avait un problème plus important, à court terme, que celui de son identité. La survie d’abord. Avec le temps, peut-être, les choses qu’il connaissait lui dicteraient celles qu’il avait oubliées.

Il se trouvait dans une capsule de survie. Son intelligence absorba cette réalité et se mit à construire une hypothèse. Il remarqua que lorsqu’il changeait de position, dans son harnais, le plus léger mouvement faisait balancer la capsule, bien que sa masse totale soit au bas mot de cinq cents kilos. Il étendit son bras et détendit ses muscles. Le bras mit une seconde pleine à retomber à côté de lui.

Un centième de G, au mieux. « Je suis dans une capsule de survie à la surface d’un monde de basse gravité. J’étais dans un engin stellaire, en route vers je ne sais où, lorsqu’il est arrivé quelque chose. C’est peut-être pour ça que je ne me souviens pas… À moins que ce ne soit le choc de l’atterrissage… »

Il n’y avait pas de fenêtres, pas le moindre petit hublot, pas même un judas sur le sabord. S’il ne pouvait pas voir au-dehors, Darla le pourrait peut-être.

— Où sommes-nous, Darla ? demanda-t-il. Dans quel genre de lieu sommes-nous tombés ?

— Voulez-vous que je vous montre vos environs ? J’ai un pack-ventouse à ma disposition.

Derec connaissait le terme, mais il se demanda où il l’avait appris. Un pack-ventouse était un capteur en forme de disque capable de glisser sur la surface extérieure d’un vaisseau spatial à coque lisse, remplaçant à moindres frais un système de capteurs, mais plus sujet aux accidents.

— Voyons un peu.

L’éclairage intérieur baissa et le tiers central du sabord devint le support d’un écran de projection incliné vers le bas du tableau de commandes. Derec contempla un paysage de glace et de rochers étrange, impossible. L’horizon était trop près, déformé par la caméra, à moins que ce ne soit un faux horizon formé par le bord d’un cratère, au premier plan.

— Regard à droite, ordonna-t-il.

C’était partout la même chose : un chaos de glaces orangé parsemé de roches grises se confondant à l’horizon avec le rideau de velours de l’espace. Il ne voyait pas d’étoiles distinctes dans le ciel, mais c’était probablement dû à la faible résolution de la ventouse et non à la présence d’une atmosphère quelconque. La gravité de l’astéroïde était trop réduite pour maintenir même les plus denses des gaz, et les escarpements déchiquetés ne présentaient pas la moindre trace d’érosion.

En un mot, cela avait tout l’air d’un lieu abandonné, d’un déchet de la fabrication des planètes et des étoiles, d’un monde oublié qui n’avait pas changé depuis le jour de sa formation. C’était un univers froid, stérile, et, selon toute probabilité, désert.

« Jusque-là désert », rectifia-t-il pour lui-même.

— Lune ou astéroïde ? demanda-t-il à Darla.

— Peu importe où nous sommes, nous ne risquons rien, répliqua ingénument Darla. Nous devons faire confiance aux autorités, pour nous localiser et venir nous chercher.

Derec prévoyait qu’il allait vite être exaspéré par ce genre de réponses évasives.

— Comment puis-je leur faire confiance alors que je ne sais ni où nous sommes, ni quelles sont nos chances d’être retrouvés ? Je sais que la capsule ne comporte pas de système de survie complet et renouvelable. Aucune n’en a. Tu ne vas pas le nier ? (Il attendit un instant une réponse qui ne vint pas.) Combien de marge la société Massey a-t-elle jugée suffisante ? Dix jours ? Quinze ?

— Derec, il est vital d’avoir un comportement juste et…

— Fiche-moi la paix avec la thérapie ! grommela Derec dans un soupir. Je sais que tu essaies de me protéger. Certaines personnes résistent mieux ainsi… Mais je suis différent. J’ai besoin d’être informé, pas rassuré. J’ai besoin de savoir ce que tu sais. C’est compris ? Est-ce que je dois démonter tes mécanismes et chercher moi-même la réponse à mes questions ?

Derec fut surpris par le silence de Darla. Finalement, l’idée lui vint qu’il avait dû la plonger dans un dilemme que son cerveau positronique avait du mal à résoudre. Il n’aurait pourtant pas dû y avoir de dilemme ! La Deuxième Loi de la robotique contraignait Darla à répondre à ses questions.

La Deuxième Loi stipulait : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par un être humain sauf quand ces ordres entrent en conflit avec la Première Loi. »

Une question était un ordre, et le silence une désobéissance. Oui ne pouvait exister que si Darla obéissait à ses plus hautes obligations de la Première Loi.

La Première Loi était : « Un robot ne peut blesser un être humain ni, par son inaction, permettre qu’un être humain soit blessé. »

Darla devait savoir combien étaient minces les chances de sauvetage, même à l’intérieur d’un système stellaire, même sur les trajectoires de navigation habituelles. Et Darla savait, comme tous les robots, le mal que cette réalité risquait de faire à l’équilibre d’un humain. Le naufragé type, déjà terrorisé par les événements qui l’ont amené dans la capsule de sauvetage, ne manquerait pas de réagir avec désespoir et perdrait la volonté de vivre.

Il comprenait maintenant la logique. Naturellement, Darla essayait de le protéger des conséquences de sa curiosité, et s’entêterait s’il ne pouvait lui faire comprendre qu’il était différent.

— Darla, je ne suis pas le genre de personne qu’on t’a d’écrite, dit-il avec précaution. J’ai besoin d’avoir quelque chose à faire, à penser. Je ne peux pas rester tranquillement assis là, à attendre. Les mauvaises nouvelles ne me font pas peur, si c’est ce que tu me caches. Ce que je ne peux pas supporter, c’est de me sentir impuissant.

Elle devait avoir été préparée à rencontrer des humains de son espèce, après tout, et n’avait qu’à se convaincre qu’il était effectivement différent.

— Je comprends. Derec. Je serai heureuse de vous dire ce que je sais, bien sûr.

— Parfait. De quel vaisseau faisions-nous partie ? Il n’y a pas d’emblème de compagnie ni de nom de vaisseau dans cette cabine.

— Ceci est une capsule de survie Massey G-85…

— Tu me l’as déjà dit. De quel vaisseau venons-nous ?

Darla garda un moment le silence.

— Les capsules de survie Massey sont le principal système de sécurité à bord de six des huit grandes compagnies de transports spatiaux…

— Tu ne le sais pas ?

— Mon option de commande n’a pas été immatriculée. Voulez-vous jouer aux échecs ?

— Non ! Ainsi, tout ce que tu sais faire, c’est la pub du fabricant. Ce qui veut dire que nous venons probablement d’un vaisseau particulier. Toutes les lignes commerciales immatriculent l’équipement de leurs vaisseaux.

— Je n’ai pas d’information dans ce domaine.

— Je suis sûr que si, moi ! Quelque part dans tes systèmes, il doit y avoir un appareil enregistreur de données, activé à l’instant où la capsule a été éjectée. Il devrait nous dire non seulement de quel vaisseau nous venons mais quelle était sa destination, et ce qui lui est arrivé. Il est temps de me montrer un peu de quoi tu es capable. Nous avons besoin de trouver cet appareil enregistreur et d’y pénétrer.

— Je n’ai pas d’information sur un appareil enregistreur.

— Crois-moi, il existe. Sans quoi il n’y aurait aucun moyen de faire une enquête après une catastrophe spatiale. Est-ce que tu as le contrôle de l’unité d’énergie de la capsule ?

— Oui.

— Cherche un câble ininterrompu. Ce devrait être ça.

— Un instant. Oui, il y en a deux.

— Comment s’appellent-ils ?

— Le plan de mon système les classe 1402 et 1632. Je n’ai pas d’autre information.

Derec tendit de nouveau la main vers le tube d’eau.

— Ça ne fait rien. Un des deux doit être le bon et l’autre le signal de situation. Nous progressons. Trouve les circuits correspondant à ces prises d’énergie. Ils devraient nous dire laquelle est la bonne.

— Je regrette. Je ne peux pas.

— L’appareil enregistreur prend des données dans ton module de navigation, dans ton système d’appréhension de l’environnement, probablement même dans la conversation que nous avons. Il doit y avoir une forêt de circuits de données.

— Je regrette, Derec. Je suis incapable de faire ce que vous dites.

— Pourquoi ?

— Quand je fais passer une recherche de diagnostic dans cette partie du système, je ne trouve aucun circuit sans immatriculation.

— Peux-tu me montrer ton schéma de service ? J’y découvrirai peut-être quelque chose.

Le paysage de glace disparut et fut remplacé par une projection finement détaillée des circuits imprimés de la capsule. En l’examinant, Derec trouva bientôt la solution. Une astucieuse barrière de données, une jonction Maxwell, protégeait la ligne d’accès à l’appareil enregistreur. Les deux systèmes étaient bien isolés. Des jonctions similaires étaient installées entre Darla et le navigateur inerte, le signal de situation et le système d’appréhension de l’environnement.

« Tout cela est très bizarre », pensa Derec. La présence d’un système autonome de bas niveau réglant les fonctions de routine n’avait rien de surprenant. Ce qui était singulier, c’était que Darla soit isolée, qu’elle ne puisse pas en obtenir de l’information.

Chouchouter des naufragés terrifiés exigeait du tact et de la discrétion, mais les robots étaient fortement enclins à une franchise presque pénible. Peut-être avait-il été trop difficile de programmer un camarade pour rester enjoué tout en dissimulant de sinistres secrets. Le mensonge avait des effets imprévisibles sur les potentiels du cerveau positronique.

Et puis il y avait aussi la Troisième Loi. Elle précisait : « Un robot doit protéger sa propre existence à condition que cette protection n’entre pas en conflit avec les Première et Deuxième Lois. »

Comment un robot pouvait-il équilibrer sa responsabilité de se protéger avec la probabilité croissante de sa mort ? On avait l’impression que les créateurs avaient estimé qu’il valait mieux laisser Darla dans l’ignorance de certaines choses, et qu’ils avaient dressé des barrières pour l’empêcher de les découvrir. Ils l’avaient mise dans l’ignorance d’elle-même et jusque dans l’ignorance de son ignorance.

C’était un parallèle troublant avec la propre situation de Derec. « Est-ce ce qui m’est arrivé ? » se demanda-t-il. Il avait espéré que sa perte de mémoire était la conséquence de la catastrophe qui l’avait placé dans la capsule, peut-être aussi du choc d’un atterrissage violent sur ce monde.

Il devait se demander maintenant si une telle amnésie sélective pouvait être accidentelle. Il avait facilement lu le schéma mais il n’arrivait pas à se rappeler comment et où il avait acquis ce talent. De toute évidence, il avait fait des études techniques, ce qui – s’il survivait – fournirait peut-être un indice de son identité. Mais pourquoi se rappelait-il les leçons et pas le professeur ? Son cerveau avait-il pu être si gravement brouillé ?

Pourtant, la lecture d’un schéma était un travail complexe, exigeant une intelligence et une mémoire intactes. Autant qu’il pouvait en juger, son raisonnement était clair et mesuré. S’il était en état de choc ou souffrait d’une commotion, toutes ses facultés ne seraient-elles pas atteintes ?

Peut-être n’était-ce pas quelque chose qui lui était arrivé mais, comme pour Darla, qu’on lui avait fait subir.

Derec grimaça. Il était déjà assez inquiétant de contempler le mur nu de son passé, mais il était encore plus effrayant de penser que ce qui se cachait derrière ce mur était la raison pour laquelle il avait été construit.

Darla commençait à s’impatienter.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-elle avec un soupçon d’anxiété.

Derec cligna des yeux et les leva vers le schéma.

— L’enregistreur passe par une jonction Maxwell. La jonction ne doit rien laisser passer à l’enregistreur qu’elle ne reconnaît pas, ce qui explique que tu ne puisses pas le trouver, même avec un traceur. Et c’est pourquoi nous n’allons pas pouvoir le consulter par ton intermédiaire, mais il doit y avoir un hublot de données quelque part, probablement sur l’extérieur de…

À ce moment-là, toute la capsule fit une embardée et donna l’impression de flotter. Derec sentit qu’elle n’était plus en contact avec le sol gelé de l’astéroïde.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria-t-il.

— Restez calme, je vous en prie, répondit Darla.

— Qu’est-ce que c’est ? Nous avons été retrouvés ?

— Oui. Je le crois. Mais je suis incapable de dire par qui.

Derec resta un instant bouche bée.

— Rebranche la vidéo externe ! Vite !

— Votre degré d’agitation commence à m’inquiéter. Derec. Fermez les yeux, s’il vous plaît, et respirez profondément plusieurs fois.

— Rien du tout ! gronda-t-il, exaspéré. Je veux savoir ce qui se passe !

Il y eut quelques secondes d’hésitation et Darla acquiesça.

— Très bien.

Le spectacle qui se dévoila aux yeux de Derec lui coupa le souffle. Les caméras de la ventouse n’étaient plus pointées sur l’horizon mais vers le sol. Six engins, tous différents, entouraient la capsule. Le plus important était plus grand qu’un homme, le plus petit à peine de la taille d’un casque de survie. Les petits se déplaçaient en planant sur de minuscules jets de gaz blanc alors que les gros étaient munis de roues ou de chenilles.

Il apercevait aussi une partie d’une sorte de berceau ou de plate-forme qui semblait centré sous la capsule. Tout l’ensemble bougeait – engins, berceau, capsule – et se dirigeait vers quelque destination inconnue comme une caravane dans un désert de glace.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Darla. Peux-tu les identifier ? Ont-ils pris contact avec nous ?

— L’appareil qui est au-dessous de nous a l’air d’être un traîneau de transport. Je n’ai pas d’information sur les autres machines.

Derec tendit la main vers son casque et fit sauter les crampons qui le maintenaient en place.

— Je vais sortir. Je ne vais pas nous laisser détourner ou enlever comme ça, sans explication !

— Il serait dangereux de quitter la capsule, protesta Darla. De plus, vous perdrez au minimum quatre heures d’oxygène en ouvrant le sabord.

— Ça vaut la peine, pour savoir ce qui se passe !

— Je ne puis le permettre, Derec.

— Ce n’est pas à toi de décider, répliqua-t-il en cherchant la boucle de son harnais de sa main libre.

— Je regrette, Derec. C’est à moi.

Trop tard, Derec apprit qu’un camarade Massey était équipé pour calmer un naufragé affolé, non seulement avec des mots mais chimiquement. Le double jet de brume giclant des deux côtés du casque l’atteignit en plein visage ; il poussa une exclamation de surprise et respira des gouttelettes à l’odeur douceâtre écœurante.

Il eut à peine le temps de s’étonner de l’efficacité immédiate du produit. Ses deux bras devinrent inertes, sa main droite tomba loin de la boucle du harnais, sa gauche lâcha le casque. Sa vue se brouilla rapidement. Comme venant de très loin, il entendit vaguement le bruit du casque qui tombait à ses pieds, mais entre la chute et le rebondissement, il sombra dans les ténèbres silencieuses de l’inconscience.