LE CANAL

 

 

Derec sortit dans la large rue et se hâta de la traverser pour se dissimuler dans l’ombre des immeubles d’en face, à une cinquantaine de mètres. Il prit ensuite le temps de se retourner pour examiner l’endroit qu’il venait de quitter, en s’efforçant de graver dans sa mémoire la forme des bâtiments au voisinage de la tour. S’il ne se trompait pas, si la ville évoluait vers l’extérieur, il lui serait difficile, sinon impossible, de revenir. Mais il ne s’en inquiétait pas.

Il se sentait parfaitement en sécurité dans ce monde de robots et pensait que s’il se perdait, il n’aurait qu’à demander son chemin au premier robot venu lui paraissant suffisamment sophistiqué.

Il concentra ensuite son attention sur l’exploration du nouveau monde où l’avait jeté un destin mystérieux. Dans son état actuel d’innocence et de virginité mentales, il lui était difficile de ne pas voir la main du destin dans ses vagabondages. Son amnésie était une sorte de purge intellectuelle et émotionnelle, administrée pour le préparer à un voyage dont la Cité des robots ne constituait qu’une escale. Comme c’était l’unique sentiment pouvant lui servir de point de départ et de moteur, il se lança dans ses recherches avec enthousiasme et autant de bonne humeur qu’il parvint à en rassembler en lui. Katherine ne pourrait jamais le comprendre en cela, mais elle avait une vie passée et des souvenirs pour la soutenir, alors que pour Derec le monde entier était ce qu’il avait sous les yeux, et il voulait en connaître le plus possible.

La ville fonctionnait autour de lui comme un admirable mouvement d’horlogerie. Des formes des immeubles, des flèches élancées des tours aux entrepôts trapus, tout était précis, à multiples facettes comme d’étincelants cristaux. Et toutes les formes semblaient conçues autant pour le plaisir esthétique que pour la nécessité de la vie. Une hypothèse se forma dans l’esprit de Derec, et il se promit de l’étudier minutieusement quand il aurait le temps de réfléchir. Car rien n’existe dans le vide. Les robots n’étaient pas motivés par une émotion irraisonnée. Ils devaient avoir des raisons d’agir comme ils le faisaient et, d’après ce qu’il avait vu, leurs actions étaient toutes dirigées, en dépit des prétentions d’autonomie de Rydberg.

Le vent glacial transperçait Derec, le ciel grondait mais, tout autour de lui, régnait une activité intense. Des centaines de robots envahissaient les rues, tous actifs et dirigés. Ils ignoraient tous sa présence.

Les rues étaient nettoyées, de la peinture était vaporisée sur les façades ternes, les peintres se tenant tout près de leur objectif à cause du vent violent ; cela expliquait peut-être les traînées multicolores qui décoraient leur robot gardien. Des wagonnets de mine modifiés passaient à vive allure, pleins de matériel cassé et de ferraille, leurs phares trouant la nuit comme des lucioles mécaniques. À un moment donné, Derec se réfugia dans l’ombre pendant qu’un essaim de bourdons, accompagnés par un robot surveillant, d’un type qu’il n’avait pas encore vu, passa sans le voir à bord d’un camion à plate-forme et disparut au carrefour suivant. Derec songea un instant à le suivre mais jugea préférable d’explorer d’abord lentement, en tâtant pour ainsi dire le pouls de la ville.

Les questions se bousculaient à l’infini dans sa tête et leurs réponses ne faisaient qu’engendrer de nouvelles questions. Qui avait créé la Cité des robots et pourquoi les robots ignoraient-ils leur propre origine ? Pourquoi là, sur cette planète particulière ? Pourquoi une ville aux proportions humaines pour un monde non humain ? Euler l’appelait le lieu parfait pour les humains. Pourquoi ? Le meurtre, pour Derec, n’était qu’un incident agaçant dont les complications se révélaient très graves. Mais ce qui l’intéressait avant tout, c’était le mobile qui avait inspiré la construction de la ville.

Le repas infect qu’on leur avait servi posait aussi de nombreux problèmes. Les robots spatiaux étaient uniquement conçus pour être les adjoints mécaniques de maîtres humains. Les robots spatiaux connaissaient les réactions des humains à l’alimentation. Les robots de ce monde possédaient des connaissances de base sur les humains et étaient soumis aux Lois de la Robotique ; ils étaient pourtant ignorants des réactions conditionnées particulières aux humains. À croire qu’ils avaient été conçus comme des égaux des humains et non comme des serviteurs, comme s’ils mettaient à l’épreuve leurs relations avec l’animal appelé humain. Une telle idée donnait le vertige à Derec et il songea qu’il lui faudrait y réfléchir et l’examiner en détail.

Et puis il y avait le mort. Quel était son rôle ? La page blanche qu’était l’esprit de Derec absorbait tout ce qui l’entourait, sans que ses observations soient entravées ou modifiées par des sentiments passés ou des souvenirs. Rien n’échappait à son regard aigu. Il avait remarqué la réaction de Katherine quand Euler avait prononcé le nom de l’homme : David.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Il avait rencontré Katherine par hasard, et pourtant elle lui donnait l’impression d’être une pièce indispensable du puzzle. Quel rôle jouait-elle ? Encore une fois, le destin semblait être le maître : une place pour tout et tout à sa place. Cette fille lui plaisait, il éprouvait pour elle une forte attirance physique dont il ne cherchait pas à se défendre mais il était certain qu’elle avait une puissante raison de lui cacher sa véritable identité. Elle savait qui il était, ce qu’il était, et refusait de le lui révéler. Pourquoi ? Encore une fois, la question lancinante : pourquoi ?

Derec continuait de longer la rue. Les immeubles étaient beaux quoiqu’anonymes, sans signe distinctif. Il reconnaissait les entrepôts parce que des marchandises et du matériel y étaient apportés, mais tout le reste n’avait aucune fonction repérable. Il se dit que s’il trouvait un bâtiment officiel, il essaierait de brancher un terminal et de poser des questions. La pyramide où Katherine et lui s’étaient matérialisés, que les robots appelaient la tour du Compas, lui avait paru solide. Elle semblait être le point sur lequel s’accrochait tout le reste mais il n’avait pas encore envie d’y retourner.

Aucun des robots qu’il croisait ne faisait attention à lui. Tous avaient l’air pressés, poussés par une urgence que Derec ne comprenait pas. Il intercepta un robot utilitaire semblable à celui qui gardait l’appartement, à cette différence que celui-ci avait des pelles en guise de mains.

— Peux-tu parler ? lui demanda-t-il.

— Oui, assurément.

— Je dois trouver le bâtiment administratif.

— Je ne crois pas que nous en ayons un, ici.

— Où est-ce que je peux trouver un terminal d’ordinateur ?

— Je regrette de ne pouvoir le dire.

Derec soupira. L’esquive. Toujours.

— Pourquoi ne peux-tu pas me le dire ?

— Si je vous le disais, vous sauriez tout.

— Je saurais tout de quoi ?

— De la chose dont je ne peux parler. Si vous voulez, vous n’avez qu’à rester ici et j’enverrai un surveillant vous chercher.

— Non, merci, marmonna Derec et, aussitôt, le robot fit demi-tour pour s’en aller rapidement. Hé ! Pourquoi es-tu si pressé ?

— La pluie, répondit l’utilitaire en montrant le ciel. La pluie arrive. Je vous conseille de vous mettre à l’abri.

Le robot disparut aussitôt, son corps cubique tanguant pendant qu’il roulait à vive allure.

— Quoi, la pluie ? lui cria Derec mais une brusque rafale de vent emporta ses paroles.

Il suivit un moment des yeux la silhouette du robot et s’aperçut que la rue qu’il venait de descendre avait changé. Tout le pâté de maisons, la chaussée et tout s’arrondissait, alors que l’artère avait été très droite jusque-là. Le tétraèdre dont il s’était servi comme point de repère s’était évanoui. Il était dehors depuis dix minutes et déjà irrémédiablement perdu.

Il continua d’avancer dans le vent de plus en plus froid, de plus en plus violent. Si c’était un monde aussi parfait pour les humains, pourquoi le climat était-il si abominable ?

Il arriva à un carrefour sans signalisation et se trouva dans l’avenue où il était passé dans la journée, durant le défilé. Elle était large, avec un grand aqueduc en son milieu.

Il se pencha sur le canal pour contempler l’eau noire qui s’y précipitait en bouillonnant, ne le remplissant qu’au quart de sa profondeur. Il se demanda d’où venait cette eau, où elle allait, si la Cité des robots avait été construite là à cause de l’eau, ou si l’eau était en quelque sorte la conséquence de sa construction.

L’eau coulait, sombre, indéchiffrable, comme le passé de Derec et peut-être, aussi, comme son avenir. Mais pour l’eau, il avait le moyen de savoir. Il pouvait la remonter jusqu’à sa source, la suivre jusqu’à sa destination. Il saurait. Cette pensée le réconforta car il pouvait faire de même avec sa vie. Si le destin et non le hasard l’avait amené dans cet endroit impossible… eh bien, les sources de ce destin pouvaient donc être découvertes grâce à la ville elle-même.

S’il s’y prenait correctement, il pourrait retracer les origines de la ville et, de là, découvrir sa propre origine. Cela lui parut d’une parfaite logique car il ne pouvait se défaire de l’idée que la Cité des robots et lui étaient inextricablement liés, physiquement, émotionnellement et, peut-être, métaphysiquement.

Si ses recherches ne donnaient rien, pensa-t-il, il se serait au moins occupé l’esprit. Il commença par l’eau : la suivre jusqu’à sa source et sa destination, découvrir la raison de son existence. Il se promit de travailler sur les robots, de découvrir ce qu’ils savaient, ce qu’ils ne savaient pas, ce qu’ils acceptaient de lui dire, et ce qu’il pourrait leur soutirer à leur insu. Et puis il y avait Katherine. Il lui fallait la traiter en adversaire amicale et utiliser les ruses limitées qu’il avait à sa disposition pour découvrir le rôle qu’elle jouait dans tout cela.

Il y eut un plouf dans l’eau, près de lui, comme si un pavé y avait été jeté. Il se retourna mais ne vit rien à part les bâtiments lumineux et les robots se précipitant à leurs affaires secrètes.

Il entendit un nouveau plouf, un peu plus bas dans le canal, puis un troisième, près du premier. Il allait se retourner quand une goutte d’eau glacée lui tomba sur l’épaule.

Une goutte, ce n’était pas le mot juste. C’était plutôt comme un plein verre d’eau. La manche de sa combinaison était trempée, son épaule glacée. De l’eau tomba encore dans la rue, derrière lui, une goutte plus grosse que le poing qui laissa un cercle mouillé sur le sol.

Derec eut environ une seconde pour comprendre ce qui se passait, car il commençait à se douter que ce serait un gros orage, avant que le déluge ne s’abatte sur lui.

Avec une force qui le cassa presque en deux, la pluie lui tomba dessus par grandes nappes opaques qui lui bloquèrent immédiatement la vue de tous côtés. Il avait froid, il gelait ; la pluie le fouettait sans pitié et rugissait à ses oreilles.

Il se croisa les bras sur la tête pour se protéger tandis que l’averse glaciale lui engourdissait les épaules et le dos. Il devait se dépêcher de se mettre à l’abri, mais il avait perdu tout sens de l’orientation dans le rideau de pluie qui l’entourait de toutes parts.

Il avança d’un pas timide en espérant que c’était dans la direction des immeubles. S’il se trompait, il risquait de tomber dans le canal et d’être emporté par le torrent.

À tâtons, toujours cassé en deux, sa progression était lente. Il lui sembla tout à coup qu’il aurait eu trois fois le temps d’arriver jusqu’à un abri, car il n’en était éloigné que d’une dizaine de mètres. Il finit par se demander s’il ne se dirigeait pas vers le milieu de la chaussée.

Il lui était de plus en plus difficile de garder son équilibre. L’eau s’accumulait dans la rue, lui arrivait aux chevilles et il devait remonter à contre-courant. À un moment donné il buta, tomba à genoux mais réussit à se relever. Ses vêtements étaient trempés et glacés. Chaque pas devenait une torture.

— Le monde parfait, marmonna-t-il en souriant malgré son triste sort.

Au moment où il allait prendre une autre direction au hasard, la masse d’un bâtiment se profila devant lui dans l’obscurité. Encore quelques pas pénibles et il fut à l’abri de la pluie, sous un auvent décorant la façade.

D’une main, il essuya la pluie sur son visage puis serra ses bras autour de lui en grelottant dans le froid humide pour faire l’examen de la situation. L’auvent avançait d’un mètre sur la rue et mesurait six mètres de long.

Au-delà, il ne voyait rien. Le grondement de l’eau était assourdissant, le rideau de pluie impénétrable. La façade de l’immeuble ne valait pas mieux. Elle était nue, sans portes ni fenêtres. Pourtant, assez curieusement, elle était tiède, résistante au froid de l’air. Derec était isolé dans un monde d’un mètre de large sur six de long. Le niveau de l’eau atteignait ses mollets et le courant menaçait de l’entraîner.

Pendant plusieurs minutes il resta là, claquant des dents, maudissant le sort qui l’avait amené dans cet enfer. Son engourdissement et sa morosité se changèrent bien vite en colère.

— Salauds ! hurla-t-il. (À qui ou à quoi ? Il n’en savait rien.) Pourquoi moi ?

Dans sa fureur, il se retourna contre le mur et le frappa violemment des deux poings… et ses mains le traversèrent !

— Aaaaah ! cria-t-il, surpris, en reculant instinctivement.

La pluie cascadant de l’auvent le gifla et quand il voulut retourner à l’abri, le courant le fit tomber et le submergea.

Il parvint à respirer mais il avait perdu tout contrôle et ne pouvait lutter contre le courant qui l’entraînait à travers la rue, sur la chaussée qui lui paraissait inclinée vers l’aqueduc. Il n’était plus question, déjà, d’essayer de se remettre debout. L’essentiel était de garder la tête hors de l’eau, de rester en vie.

Il se sentit basculer et plonger dans les eaux tumultueuses du canal. Il ne toucha pas le fond mais remonta comme un bouchon, complètement engourdi à présent, toussant et crachant. Le courant rapide l’emportait.

Derec avait voulu connaître le point d’aboutissement du canal. Il n’allait pas tarder à être satisfait… s’il vivait assez longtemps.

 

Katherine se tenait avec Euler à la porte-fenêtre du balcon et contemplait un mur d’eau si parfaitement opaque qu’elle en venait à penser que la Cité des robots n’existait pas, qu’elle n’était qu’une image évoquée par un cerveau trop actif exposé à des radiations cosmiques trop puissantes. La pluie tombait en un torrent incessant, une pluie comme elle n’en avait jamais vu, dont elle n’aurait jamais imaginé l’existence. Elle en était effrayée, sa peur dépassait presque sa colère. Presque…

— Pourquoi est-il sorti ? demanda Euler.

— Je te l’ai déjà dit ! Il voulait voir la ville.

— Nous lui avions dit que c’était dangereux.

Elle se détourna du rideau de pluie et alla s’asseoir sur le canapé, les bras croisés. Un trou noir pouvait avaler Derec et ses robots, c’était le cadet de ses soucis !

— Il ne vous a pas crus ou il s’en moquait. Pourquoi me poses-tu sans cesse les mêmes questions, au lieu d’aller le chercher ?

Rydberg sortit de la chambre non sans l’avoir soigneusement fouillée.

— Tout ce qui peut être fait l’est en ce moment, dit-il. Nous comprenons votre inquiétude. La nôtre est aussi grande que la vôtre.

— Je ne suis pas inquiète. Je m’en fiche.

Les robots échangèrent un regard.

— Vous vous moquez de la perte possible d’une vie humaine ? demanda Euler.

Katherine bondit du canapé.

— Tu veux dire qu’il… qu’il pourrait être…

— Mort ? acheva Rydberg. Naturellement. Nous vous avons dit que c’était dangereux.

Pour la énième fois depuis le départ de Derec. Elle courut au balcon et regarda le mur liquide.

— Il y a plusieurs heures qu’il est parti. Si quelque chose lui est arrivé…

— Pourquoi est-il sorti ? demanda Euler à côté d’elle.

— Encore ! Pourquoi t’entêtes-tu à poser cette question ?

— Parce que nous ne comprenons pas, répondit Rydberg en s’approchant. Vous devez savoir que les robots ne mentent pas.

— Je le sais.

— Quand nous avons dit que c’était dangereux, pourquoi est-il allé risquer sa vie ?

— Sa définition du danger n’est sans doute pas la même que la vôtre. Mais il voulait surtout connaître votre ville de fous.

— Vous voulez dire qu’il a risqué volontairement sa vie pour satisfaire sa curiosité ? s’étonna Euler.

— Quelque chose comme ça.

— Ahurissant.

— Permettez-moi de vous poser une question à tous les deux, dit Katherine. Si vous voulez tant que des humains vivent ici, pourquoi avez-vous choisi un coin avec un climat aussi dur ?

Rydberg hésita, comme s’il pesait la réponse qu’il allait donner.

— Le climat d’ici n’est pas normalement comme cela, dit-il enfin.

— Normalement ? Est-ce que ça veut dire que quelque chose a influé sur le temps qu’il fait ?

— Oui, répondit Euler.

— Quoi donc ?

— Nous ne pouvons pas vous le dire, répliqua Rydberg et il alla regarder derrière le canapé.

— La pluie va-t-elle bientôt cesser ? demanda Kate.

— D’ici une heure, probablement, répondit Euler. Nous pourrons alors faire des recherches plus étendues pour retrouver l’ami Derec.

Une idée frappa Katherine. Elle voulut la chasser mais elle s’imposa.

— Est-ce ainsi que l’autre homme… David, est mort ?

— Il peut avoir causé les pluies, dit Euler, mais il n’est pas mort par elles.

— Je ne comprends pas.

— Il est très tard pour les humains, dit brusquement Rydberg en allant à la porte. Vous devez dormir, maintenant, ou vous risquez d’endommager votre santé.

Sur ce, les deux robots surveillants sortirent de la pièce. La porte coulissa et se referma sur eux.

Katherine resta seule ; le robot gardien était dans le couloir. Elle retourna se jeter sur le canapé et se coucha en chien de fusil.

— Ah, David ! sanglota-t-elle sur sa manche. Pourquoi a-t-il fallu que ça arrive ?