LA PIÈCE HERMÉTIQUE
Derec espérait que Katherine serait déjà partie avec Éve, mais elle l’attendait en compagnie de deux robots témoins. Elle souriait comme si elle était heureuse de le revoir. « Quelle comédienne », pensa-t-il. Il se demanda, une fois de plus, ce qu’elle cherchait en réalité, dans toute cette histoire. Il devait se remettre à l’observer, à se méfier. Peut-être se trahirait-elle. En attendant, il ne lui révélerait rien de ce qu’il avait vu.
— Comment ça a marché ? demanda-t-elle gaiement. (Mais aussitôt, remarquant le changement d’humeur de Derec, sa figure s’assombrit :) Quelque chose ne va pas ?
— Rien… Katherine, dit-il et son faux nom faillit lui rester dans la gorge. J’ai trouvé une issue vers la plate-forme du sommet et un ordinateur, mais rien qui nous soit utile ; il dit ce que nous savons déjà, qu’il nous faut d’abord résoudre le mystère du crime.
— Dans ce cas, nous devons cesser de perdre du temps et nous en occuper, dit-elle, soupçonneuse. Vous allez bien, vraiment ?
— À merveille, prétendit-il, furieux contre lui-même de vouloir rester près d’elle en dépit de ce qu’il avait appris, pensant que s’il avait un peu de bon sens, il la fuirait comme la peste. Allons-y !
Ils sortirent rapidement et discrètement de la tour du Compas. Katherine ne cessait d’observer Derec à la dérobée. Il se forçait à la désinvolture pour qu’elle ne devine rien, mais cela lui était difficile. Il n’était pas aussi habile qu’elle aux subterfuges. Les robots ne faisaient pas attention à eux, ils s’étaient familiarisés avec la présence humaine.
Quand ils furent dans la rue, ils trouvèrent un tramway avec un robot-conducteur qui leur fit signe.
— Ami Derec ! appela le robot trapu.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Le surveillant Euler m’a demandé d’être votre chauffeur, aujourd’hui, accédant à une précédente requête que vous lui avez présentée concernant le transport.
— Allons-y, dit-il en regardant Katherine, on dirait qu’on a confiance en nous. Un tram pour nous seuls !
— Il est contrôlé par radio, expliqua le robot utilitaire.
Derec fronça les sourcils.
— Quel est son rayon d’action ?
— Le rayon d’action du contrôle est approximativement équivalent aux limites de la ville.
— Ah ! Tu veux dire que le tramway ne fonctionne qu’à l’intérieur des limites de la ville ?
— C’est une juste estimation, dit le robot.
Katherine pouffa.
— Voilà ce que j’appelle de la confiance !
Il lui jeta un regard noir et monta dans le tramway.
— Monte à côté de moi, Reg, dit-il à son témoin.
Le petit robot obéit, laissant Katherine s’asseoir sur le siège de derrière avec Éve.
— Où allons-nous, monsieur ? demanda le conducteur.
Derec se tourna vers Katherine.
— Vous savez où nous allons ?
— Secteur n° 4, dit-elle.
Ils partirent rapidement. Derec profita du trajet pour récapituler les découvertes. Son nom, par exemple. Dans le fichier de l’ordinateur, il s’appelait David 1. Alors pourquoi était-il venu après David 2 ? Était-ce simplement de la sténo d’expérimentateur ou le nom avait-il une autre signification ? Il lui paraissait… fabriqué. Mais les pensées inspirées par ce raisonnement l’affolèrent et il les chassa. Si son nom était réellement David, Katherine ne lui avait pas menti, sur ce point au moins.
Il y avait d’autres idées impliquées dans ces quelques paragraphes. Quel que soit le régisseur, il était évident qu’il connaissait David et Katherine, qu’il savait quelque chose de leur vie passée. Celui qui l’avait amené là l’avait donc connu avant sa perte de mémoire. Il fallait en déduire que le régisseur devait avoir une responsabilité quelconque dans son amnésie. Mais peut-être était-ce Katherine qui, pour des raisons connues d’elle seule, avait provoqué sa perte de mémoire.
Les implications des notes lues sur l’écran de l’ordinateur s’accumulaient. La ville était en effet considérée comme une expérience de synnoétique ; il en était certain à présent. Mais la raison de la mise en œuvre du système de défense restait floue : le régisseur n’en savait pas plus que lui.
Derec ne pouvait non plus deviner s’il avait été expressément amené pour aider la ville ou s’il était arrivé par hasard. Le régisseur aurait alors décidé de l’utiliser au lieu d’intervenir en personne ou de laisser l’opération se dérouler. Plus Derec trouvait de réponses à ses questions, moins il comprenait.
Ils arrivèrent sans difficulté dans le secteur n° 4. Éve effectua ses triangulations pour retrouver le chemin de la chambre close au sommet du piédestal. Derec regardait la ville se développer autour d’eux.
— C’est ici, annonça Éve. (Le tram s’arrêta au milieu d’une rue banale mais le témoin regarda de tous côtés et déclara :) Il semble que ce ne soit pas ici.
— Ça a bougé, c’est tout, dit Katherine. Nous allons continuer à pied.
Ils descendirent du véhicule et se mirent en marche, suivis par le tramway roulant au pas derrière eux.
— Vous êtes sûre que c’est la bonne direction ? demanda Derec au bout d’une centaine de mètres. Jusqu’où a-t-elle pu se déplacer ?
— Tout me paraît familier, ici.
— Toute la ville est pareille ! Je crois que vous ne…
— Là ! s’écria-t-elle en tendant le bras.
Une haute tour se dressait, isolée, au milieu d’une rue. Au sommet, il y avait une pièce unique, entièrement fermée à l’exception d’un gros trou rond découpé sur un côté.
— Laissons un témoin ici avec le tram, en cas de problèmes, conseilla Derec. Nous allons emmener Reg.
— D’accord, répondit Katherine et elle s’approcha du piédestal.
Derec la suivit et regarda l’escalier en spirale apparaître dès qu’elle toucha le socle.
— Vous n’allez pas en croire vos yeux, dit-elle en commençant à monter. Si cet homme n’est pas votre jumeau, il s’est vraiment donné beaucoup de mal pour être votre portrait craché.
Derec sourit faiblement, en se demandant, étant donné qu’il était le n° 1, lequel des deux était le portrait craché de l’autre.
Quand la jeune femme arriva au sommet elle l’attendit et lui dit :
— Entrez le premier. Après ce qui s’est passé, j’ai peur de mes réactions. Il faudra sans doute que je m’arme de courage.
— D’accord.
En s’approchant du trou, il eut lui-même le cœur serré à l’idée de se voir mort. Il passa vivement la tête à l’intérieur, avant de pouvoir changer d’avis.
La pièce était vide.
Il entra mais il n’y avait pas la moindre trace de cadavre, ni d’autre chose.
— Katherine ! appela-t-il. Venez donc.
Elle se pencha timidement par l’ouverture et ses yeux s’arrondirent.
— Où est-il passé ?
— J’allais vous poser la question, répliqua Derec. On dirait que le cadavre s’est levé et qu’il est parti.
— Ou qu’il a été emporté ! Rappelez-vous ce qui est arrivé quand il est mort. Un robot utilitaire a dû se battre pour l’arracher à des robots de contrôle des déchets. Ils ont peut-être mis la main dessus, cette fois.
— Personne n’est resté en surveillance pour éviter que ça ne se reproduise, quand vous vous êtes évanouie ?
— Je ne sais pas, dit Katherine et elle ressortit par le trou pour interroger son témoin. Éve ! Personne n’est resté pour le surveiller quand je me suis trouvée mal ?
— Non, cria le robot d’en bas. Vous étiez notre première priorité. Nous avons tous joué notre rôle pour vous transporter à la maison et vous donner des soins médicaux.
Katherine rentra dans la pièce.
— Personne n’est resté sur place, annonça-t-elle.
— J’ai entendu. Facile !
— Pour qui ? s’exclama-t-elle. Où voulez-vous en venir ?
— À rien. Je suis… déçu.
— Déçu ? Vous ? Comment vais-je pouvoir quitter cette ville, à présent ?
Elle alla s’asseoir par terre, adossée au mur, un feu sombre brûlant dans ses yeux.
— Je vous reconnais bien là ! dit-il méchamment. Vous ne pensez qu’à votre petite personne alors que le monde entier s’écroule autour de vous !
— À quoi devrais-je penser ? Aux tas de boulons qui gouvernent cette ville et qui n’ont même pas assez de bon sens pour s’empêcher de se détruire eux-mêmes ?
— Comme toutes les autres civilisations humaines, rétorqua-t-il. Oui, pensez à eux !… Nous n’avons peut-être pas besoin d’un cadavre pour ça. Il nous suffirait de recréer les circonstances.
— Vous voulez dire que nous pourrions essayer de reproduire les circonstances de ce qui est arrivé au mort ?
— Bien sûr. L’ordinateur du bureau dit qu’il y a un danger de contamination étrangère. Voyons si nous pouvons en reproduire les conditions.
— Ai-je besoin de vous rappeler que le dernier homme qui a eu à les affronter est mort ? demanda-t-elle en se relevant.
Il passa devant elle, ressortit sur la plate-forme dont les bords étaient verticaux, et regarda les robots se hâter dans la rue vers des missions urgentes. Une minute plus tard, elle le rejoignit.
— Quel choix nous reste-t-il ? demanda-t-il.
— Aucun. Nos problèmes, le vôtre et le mien, sont liés au crime. Nous devons faire ce qu’il faut pour l’éclaircir.
— Examinons ce que le témoin vous a dit. Cherchons des indices.
— Il n’y a pas grand-chose. Il était déjà enfermé, et furieux, quand les robots sont arrivés pour le délivrer. Il ne savait pas pourquoi il avait été enfermé. Quand ils ont percé un trou pour le faire sortir, son comportement paraissait un peu anormal, il avait mal à la tête et s’était blessé au pied.
— N’avez-vous pas eu mal à la tête, hier soir ?
Elle réfléchit un instant.
— J’ai supposé que c’était un résultat de ma syncope.
— Ce n’était qu’une idée. Je cherche à me raccrocher à n’importe quoi, avoua-t-il.
— Bref, il est parti, contre le conseil du surveillant, et il a été trouvé mort peu après. Quand le robot utilitaire a voulu retourner le cadavre pour tâter son pouls, une autre pièce s’est refermée et le robot a pu s’échapper grâce à la rapidité de ses réflexes. Voilà toute l’histoire.
Il s’appuya des deux mains sur le parapet de la plate-forme ronde et chercha à raisonner comme le ferait un ordinateur.
— Vous savez, dit-il au bout d’un moment, cette expression, « contamination étrangère », pourrait couvrir bien des choses. Superficiellement, les êtres humains et leur composition sont évidents. Mais, sous la surface, à l’intérieur du corps, nous avons tous une bizarre collection de microbes et de virus « étrangers ».
— Le pied blessé, murmura Katherine. Cette idée m’est venue, en effet. Mais je n’ai pas su la rapporter au meurtre. J’ai supposé que c’était sans conséquence.
— Moi aussi. Mais je commence à penser que, peut-être, cette énigme dépasse le niveau de l’évidence…
Derec s’accroupit et examina le morceau découpé de ville-robot tombé sur la plate-forme.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Katherine.
— Ce bloc a été prélevé sur le tout. Il n’est plus relié à la ville, ni à sa source de programmation.
— Alors ?
— Il est mort. Il est dans l’incapacité de me protéger de ses bords coupants.
— Vous allez vous blesser ! cria-t-elle.
— C’est le seul moyen de mettre à l’épreuve notre hypothèse, dit-il en repoussant une manche de sa combinaison.
Reg avança la tête hors de la pièce.
— S’il vous plaît, ami Derec, ne faites rien qui puisse causer une blessure à votre corps.
Derec n’écouta ni Katherine ni Reg et frotta son avant-bras nu sur le tranchant du morceau mort de la ville, provoquant une entaille de cinq centimètres de long. Puis il se releva, grimaçant de douleur, et regarda le sang couler de sa plaie.
— Rien encore, dit Katherine.
— Tentons une expérience, répondit Derec-en retournant son bras pour que des gouttes de sang tombent sur la plate-forme. La seconde pièce scellée ne s’est construite que lorsque le robot utilitaire a retourné le cadavre. La gravité, peut-être…
— Derec ! hurla Katherine.
À peine les premières gouttes de sang étaient-elles tombées que les bords de la plate-forme commencèrent à s’élever de plus en plus haut, comme pour les enfermer.
— Sortons d’ici ! s’exclama Derec.
Il courut à l’escalier tandis qu’un pan de mur s’arrondissait au-dessus de sa tête, comme une vague déferlante.
Katherine sur ses talons, il arriva aux premières marches mais les vit disparaître avant qu’il n’ait eu le temps d’y poser le pied. Au-dessus d’eux, le plafond de la pièce existante s’étirait pour rejoindre l’arête du parapet et s’y souder. L’escalier avait cédé la place à une paroi lisse et abrupte.
— Faisons le tour ! cria Derec en se mettant à courir. Nous pourrons peut-être devancer la fermeture !
Il avait retourné son bras et formait un garrot avec son autre main pour empêcher le sang de couler, mais cela ne servait à rien. La ville-robot l’avait isolé comme étant le porteur de germes étrangers et réagissait à son corps même, pas au sang qui s’égouttait de sa blessure.
Ils firent le tour de la pièce pendant que la pièce se scellait autour d’eux pour les enfermer.
Les murs existants se fondirent et se combinèrent avec le sol. En moins d’une minute, ils se retrouvèrent enfermés dans une pièce hermétique, exactement comme celle dont le premier David avait été délivré.