LA CLEF DU PÉRIHÉLION

 

 

Derec attendait, tapi dans un recoin de la pièce, dans l’ombre la plus épaisse. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, seul, mais il lui semblait qu’il y avait une éternité. Tendu, silencieux, il serrait la clef dans ses mains.

Soudain, sans avertissement, il ne fut plus seul. Le corridor extérieur était aussi noir que la pièce, aussi ne put-il rien voir quand la porte s’ouvrit, mais il l’entendit coulisser, puis des pas légers signalèrent l’entrée de quelqu’un. Son cœur se mit à battre plus vite.

— Derec… ?

Il soupira et sa tension se dissipa. C’était Katherine.

— Ici, dit-il. Dans le coin.

Elle alluma sa torche et la tourna vers lui. La surface polie de l’objet qu’il tenait renvoya un éclat de lumière sur elle et Wolruf.

— Vous avez réussi ! exulta-t-elle. Faites voir !

Mais Derec croisa les mains sur l’objet.

— Non ! Ne vous approchez pas de moi !

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui vous prend ? Nous avons réussi. Nous l’avons !

— D’accord, nous l’avons. Il est temps de passer aux aveux, déclara Derec en se levant brusquement, adossé au mur. J’ai eu le temps de réfléchir à bien des choses, ici, tout seul. Il est ahurissant de voir combien la peur vous affûte l’esprit.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Katherine.

Il brandit la clef au-dessus de sa tête.

— C’est très simple. Laquelle de vous deux va cesser de faire l’innocente et me dire exactement ce que nous avons entre les mains ?

Katherine le regarda, ahurie.

— Si vous insinuez que je vous ai fait des cachotteries…

— Vous n’en avez pas fait ? Wolruf et vous, toutes les deux ! J’en ai assez d’être dans le cirage, d’avoir toujours une fusée de retard. Je veux savoir tout ce que vous savez. J’aimerais encore mieux le rendre aux robots que de ne pas savoir de quoi il s’agit.

— Voyons, Derec, je n’en sais pas plus que ce que je vous ai déjà dit, assura Katherine en faisant un pas vers lui.

Il se raidit et serra l’objet encore plus fort.

— N’essayez pas d’approcher ! Parlez !

— Je ne veux pas me battre avec vous, Derec. C’est de la folie. Nous formons une équipe. Je ne vous cache rien. Je n’ai jamais vu ce truc-là, je n’en ai jamais entendu parler avant qu’Aranimas ne me pose des questions à ce sujet. Je n’ai rien pu lui dire et il n’a rien pu me dire non plus.

Katherine se retourna vers Wolruf, qui attendait dans la pénombre.

— Wolruf était la principale assistante d’Aranimas, reprit-elle. Et quand les robots ont pris la clef dans le vaisseau, elle a jugé que cela valait la peine de courir un risque et de les suivre pour voir où ils l’emportaient. Qu’as-tu à répondre, Wolruf ?

— J’avais faim. Je croyais qu’il y aurait de quoi manger.

— Vraiment ? Faim comment ? Pas une faim de six semaines. Trois jours, au plus. Est-ce une faim suffisamment terrible pour te forcer à aller où il y a des robots, au risque de te faire prendre ? Surtout si l’on tient compte de ton attitude à leur égard !

— Si quelqu’un garde des secrets, c’est peut-être toi, Derec ! dit soudain Wolruf. La clef a été trouvée sur l’astéroïde où tu prétends avoir été naufragé. Pourquoi es-tu allé à cet endroit précis quand tu t’es évadé ? Parce que tu savais que la clef était là ? Peut-être parce que tu l’avais cachée là, et que tu voulais la récupérer !

Tout à coup, les lumières de la salle les éblouirent. Le seul à ne pas sursauter fut Derec. Il s’y attendait.

— Les robots nous cherchent, dit-il. Ils ont réactivé cette section, et peut-être la station tout entière. Grâce aux systèmes d’environnement, ils peuvent détecter où la lumière a été utilisée et où la demande d’oxygène est la plus élevée.

— Nous ne pouvons rester ici, dit simplement Katherine. Nous devons changer de place. Il faut cacher la clef avant qu’ils ne nous retrouvent.

— Faux. À moins que l’une de vous ne se décide enfin à parler, je vais attendre ici que les robots arrivent, et je leur remettrai la clef, déclara très calmement Derec. C’est à vous de décider.

— Si vous la leur rendez, nous ne pourrons plus jamais la récupérer !

— C’est certain, répliqua-t-il sans s’émouvoir.

Elle se tourna vers Wolruf.

— Si tu sais quelque chose, tu dois nous le dire, et tout de suite, sinon la clef est perdue. Et si tu attends plus longtemps, nous ne nous échapperons jamais.

Effrayée, Wolruf recula.

— Vous la prendrez et vous m’abandonnerez, et jamais je ne rentrerai chez moi, gémit-elle, désespérée.

— Non, nous ne t’abandonnerons pas, assura Katherine.

— Je te l’ai déjà promis, ajouta Derec. Je parlais sérieusement.

— Dis-le-lui, insista Katherine. Dis-le-nous.

Les yeux affolés de Wolruf allaient de l’un à l’autre et finalement, elle révéla :

— C’est une des clefs du Périhélion.

— Le Périhélion ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Katherine.

— On dit que c’est le lieu le plus proche de tous les autres lieux de l’univers. Vous tenez la clef de la pièce qui est au centre de tout. Avec la clef, par le Périhélion, vous devriez pouvoir voyager n’importe où.

— Une sorte de télékinésie ? hasarda Derec.

— Non. C’est une clef qui ouvre la porte du Périhélion.

Sa colère oubliée, Katherine interrogea Derec du regard.

— Est-ce qu’il pourrait s’agir de quelque chose qui fonctionne selon le même principe que le saut ?

— Dans une petite boîte comme ça ? Oh non… Tu dis que c’est une des clefs, Wolruf. Combien y en a-t-il ?

— D’après les histoires qu’Aranimas a entendues, sept.

— Quelles histoires ? Où les a-t-il entendues ?

— Il y a eu trois vaisseaux, avant que celle-là ne monte à bord, expliqua Wolruf en désignant Katherine. Aranimas a beaucoup appris des humains à bord, avant de leur faire tant de mal qu’ils en sont morts. Il a appris votre langue, et écouté beaucoup d’histoires.

— Je n’ai jamais entendu d’histoires sur les clefs du Périhélion ! protesta Katherine. Ce devaient être des vaisseaux de Colons.

— Ce serait concordant. Sinon Aranimas aurait découvert les robots plus tôt… D’où viennent ces clefs ? demanda Derec à l’extraterrestre.

Wolruf gonfla les joues, une grimace équivalant à un geste d’ignorance.

— Aranimas n’a même pas pu savoir d’où venaient les histoires.

Derec regarda la clef et la retourna entre ses mains.

— Comment ça marche ? Où sont les commandes ?

— Aranimas n’a pu trouver qu’une seule commande, dit Wolruf. Presse chaque coin, l’un après l’autre. Un bouton apparaît.

— Je les presse dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans l’autre sens ? En commençant par lequel ? Et sur quelle face ?

— Aucune importance. Tourne comme tu veux. Le bouton apparaît toujours dans le dernier coin que tu touches et toujours du côté qui te fait face. Si tu ne fais rien, le bouton disparaît.

— Et si on appuie sur le bouton, on va au Périhélion ? demanda Katherine.

— Non. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. La clef ne marche pas.

— Tu l’as essayée ? Avec Aranimas ?

— Souvent.

Derec baissa les yeux sur le petit bloc de métal étincelant dans sa main. Elle était lisse comme un miroir et il n’y avait pas trace de joints ou de soudures. Pas trace d’interrupteur caché. Quand il pressa le coin supérieur droit entre le pouce et l’index rien ne céda ; c’était comme s’il n’avait rien fait.

Mais quand il pressa le quatrième coin, le métal frémit sous son pouce. Un carré de trois centimètres de côté remonta, ressemblant tout à fait à une touche attendant qu’on l’enfonce. En même temps, elle avait l’air d’une partie inamovible de l’objet, comme si l’argenture était une sorte de membrane métallique.

Katherine demanda à Wolruf :

— Si ça ne marche pas, pourquoi tenais-tu tellement à la récupérer ?

— Je pensais pouvoir l’arranger, peut-être… C’est mon seul moyen de rentrer chez moi, maintenant.

Une voix les appela alors, venant du couloir.

— Derec… Katherine… sortez ! Derec… Katherine, vous n’avez pas à vous cacher.

Wolruf se ramassa sur elle-même et lâcha un torrent de grondements gémissants.

— Tais-toi ! lui chuchota Katherine puis, à Derec : Faites quelque chose !

— Quoi ? Cette pièce n’a qu’une porte !

La porte s’ouvrit alors et Derec vit un robot doré, qui bloquait toute l’ouverture et s’apprêtait à entrer. Katherine passa devant lui et cacha le robot à sa vue. Elle s’approcha et tendit la main vers la clef, la mine résolue.

La première pensée de Derec fut qu’elle allait lui arracher la clef et tenter de fuir. Il n’eut pas le temps de mettre l’objet étincelant hors de portée ; il se contenta de le serrer plus fort dans ses mains.

Trop tard, il comprit que Katherine ne songeait pas à s’emparer de la clef. Elle referma solidement ses mains autour de celles de Derec et son pouce renfonça le bouton.

— Non ! cria Wolruf.

— Attendez… s’exclama Derec.

Mais personne ne pouvait arrêter le cours des choses, ni Derec, ni le robot, et pas même Katherine. Derec fut brusquement aveuglé par un éclair multicolore qui lui déroba la pièce entière. Et quand la lumière s’atténua et céda à la grisaille, quand il recouvra la vue, Wolruf et le robot doré avaient disparu.

 

Les deux jeunes gens étaient debout, dans la même position, serrant la clef dans leurs mains, au centre d’un lieu minuscule dans un immense espace. Aucun obstacle ne les empêchait de voir à l’infini, mais il n’y avait rien à voir.

Ils étaient baignés d’une douce clarté grise, qui était à l’œil ce qu’un murmure est à l’oreille. L’air était plein des relents poussiéreux d’une maison qu’on a fermée pour l’été. Il n’y avait aucun bruit, à part leur propre respiration haletante.

Cramponnés l’un à l’autre et à la clef, ils essayèrent de comprendre et d’accepter leur soudain déplacement dans cette réalité irréelle. Ce lieu ne pouvait être nulle part dans l’espace. Ils étaient à l’extérieur, ils ne savaient pas où, jetés là par la puissance stupéfiante du petit bloc argenté. Ils étaient hors du temps, au-delà de la vie.

— Le Périhélion, souffla Katherine.

— Wolruf a dit que c’était l’endroit le plus près de partout ailleurs. J’ai plutôt l’impression qu’il est le plus loin de tout.

Katherine tourna la tête de tous côtés.

— Où est-elle ?

— Là-bas à la station Rockliffe, probablement. Abandonnée.

— Pourquoi la clef ne l’a-t-elle pas transportée avec nous ?

— Peut-être qu’elle n’a jamais marché pour elle, supposa Derec. Elle était peut-être trop loin de nous. Il faut peut-être toucher la clef, ou toucher quelqu’un qui la touche. Je ne sais pas. Nous devrons retourner la chercher.

— Les robots…

— C’était Alpha. Vous ne l’avez même pas regardé. C’était Alpha.

— Je ne savais pas… Appuyez sur le bouton. Retournons là-bas.

— Qu’est-ce qui nous dit que nous y retournerons ?

— Quand je l’ai pressé, je pensais à une évasion. Appuyez encore. Pensez à retourner là-bas.

Derec obéit, sans un mot. Le bouton apparut, comme la première fois. Il y eut un nouvel éclair multicolore et quelques secondes d’adaptation. Et leur vision retrouvée leur apprit quelque chose qui ne devait pas être, qui ne pouvait pas être. Ils n’étaient plus au Périhélion… mais ils n’étaient pas non plus de retour à la station Rockliffe.

Ils étaient en plein soleil, au sommet d’une tour pyramidale immense, avec une grande ville étalée à leurs pieds. La tour était deux fois plus haute que tous les autres bâtiments en vue. Ils avaient l’impression d’être sur le toit du monde, regardant du haut d’un nid d’aigle.

— Où est-ce que c’est ? murmura Katherine. Où nous avez-vous envoyés ?

Derec contemplait avec stupeur les tours, les cubes, les flèches s’étendant de la base de la pyramide jusqu’à l’horizon.

— Je ne sais pas, avoua-t-il d’une voix sourde. Je pensais à la station Rockliffe.

Elle lâcha les mains de Derec et lui empoigna le bras.

— Sommes-nous sur la Terre ? demanda-t-elle comme si cette perspective l’effrayait.

Derec regarda vers l’ouest, le soleil bas.

— Non. L’étoile est trop blanche et trop petite…

Mais il savait pourquoi elle posait la question.

Aucun monde de Spatiaux n’avait de ville aussi vaste. C’était seulement sur la Terre que l’urbanisation avait été pratiquée à cette échelle, et il n’y avait plus de villes mais des cités, fermées, et en grande partie souterraines.

— Vous ne la reconnaissez pas ?

— Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit-elle. Serait-ce la planète de Wolruf ? Ou celle d’Aranimas ?

— Je ne sais pas. Mais nous pouvons le savoir assez facilement.

— Comment ?

— En descendant voir.

— Non ! protesta-t-elle en frémissant. Retournons là-bas.

Derec s’aperçut qu’il serrait encore la clef dans ses mains.

— Je ne sais pas si je pourrai.

— Essayez ! Ou laissez-moi essayer !

— Nous allons essayer.

Fixant dans son esprit une image du vide gris du Périhélion, Derec fit sauter le bouton de commande et le pressa. Cette fois, il ne se passa rien.

— Ce que la clef a fait a dû exiger énormément d’énergie. Peut-être doit-elle se recharger, ou être rechargée. On dirait que nous sommes ici pour un moment.

— Je ne veux pas descendre là-bas. Il va faire nuit. Restons ici jusqu’au matin et nous essaierons encore de faire fonctionner la clef.

Le soleil avait baissé vers l’horizon et l’ombre déjà longue de la tour s’allongeait encore sur la ville.

— Vous n’avez pas peur de tomber dans le vide, dans votre sommeil ? demanda Derec, car il n’y avait aucun garde-fou, pas de parapet autour du sommet plat de la pyramide.

— Il n’est pas question pour moi de dormir, répliqua Katherine.

Comme le soleil plongeait vers l’horizon, un vent léger se leva, qui fit voleter leurs cheveux et leurs vêtements. Il apportait une odeur inconnue de Derec. En fait, pour un monde si manifestement grouillant de vie, l’odeur était remarquablement imprécise.

Au-dessous d’eux, la ville s’illuminait. De la lumière ruisselait sur les façades des immeubles, brillait par flaques sur les chaussées. Dans les rues, des centaines d’autres lumières clignotaient et s’agitaient, rappelant à Derec l’animation d’une colonie d’abeilles ou de fourmis.

Trop stupéfaits pour avoir peur, ils se taisaient. Katherine se replia sur elle-même, assise en position de lotus au beau milieu de la plate-forme carrelée. Derec en fit le tour, regardant en bas et essayant de comprendre le plan de la ville.

Quand les étoiles apparurent, il les examina dans l’espoir de reconnaître quelques constellations. Une étoile rouge, aussi brillante qu’une planète, pouvait être Bételgeuse et une autre, d’un blanc éclatant, pouvait être Sirius.

Mais cela pouvait être n’importe quelle étoile parmi les milliers d’étoiles, baptisées ou simplement numérotées. Impossible de le savoir, sans spectromètre pour relever l’empreinte optique de chaque étoile suspecte, ni dictionnaire général astrographique pour faire des comparaisons.

— Vous rappelez-vous quel était l’aspect des étoiles vues d’Aurora ? demanda-t-il à Katherine, toujours immobile.

— Je ne l’ai jamais su. Cela ne m’intéressait pas.

Il renonça et alla s’asseoir en face d’elle. Elle frottait distraitement son biceps droit, à travers la manche de sa tunique.

— Vous souffrez ?

— Ce n’est pas ma peau qui me fait mal.

Elle retroussa la manche et montra une ecchymose violacée en forme de croissant.

— Joli.

— Mon hurlement le plus convaincant, dit-elle avec un sourire contrit.

— Wolruf ?

— Elle s’est prise au jeu et m’a mordue. Elle est moins inoffensive quelle ne voulait nous le faire croire.

— Tout être vivant sait se défendre, dit-il, puis il ajouta tristement : Je me demande ce qui lui est arrivé.

— Je ne comprends pas votre amitié pour elle.

— C’est une victime, une prisonnière. Tout comme nous.

— J’ai du mal à la percevoir ainsi…

Derec soupira.

— Aucune importance, maintenant. Je l’ai abandonnée, encore une fois.

Un silence tomba.

— Je ne comprends pas pourquoi c’est Alpha qui est venu nous chercher, dit enfin Katherine. Il n’a pu errer librement comme Wolruf depuis notre arrivée à la station, n’est-ce pas ? À nous chercher ?

— Encore un des tours de Jacobson, probablement. Il savait que nous voulions reprendre le robot. Quel meilleur appât pour nous attirer à découvert ?

Ils restèrent encore un moment sans parler, assis tout près l’un de l’autre, sans se toucher.

— Votre prénom est David, dit-elle à brûle-pourpoint.

Ce nom ne provoqua aucune révélation soudaine dans l’esprit de Derec, et la prudence née de l’expérience l’empêcha de se montrer reconnaissant.

— Pourquoi me le dites-vous maintenant ?

— Pour en finir avec ma gymnastique mentale chaque fois que je m’adresse à vous. Et parce que je pensais que vous aimeriez le savoir.

— Et parce que nous ne savons pas ce qui va nous arriver ?

— Je ne veux pas y penser. Je ne veux pas le savoir.

— Allez-vous me jeter plus qu’une miette ? Comment me connaissez-vous ? Où nous sommes-nous connus ?

Elle tourna la tête pour le regarder.

— Vous étiez officier mécanicien à bord d’un vaisseau de ligne colon, le Daniel O’Neill. Ce nom vous dit quelque chose ?

— Non… Que pouvez-vous me dire d’autre ?

Elle hésita.

— Je dois avouer que je ne vous connais pas aussi bien que je l’ai donné à penser tout d’abord. Nos chemins se sont croisés dans le cosmoport.

— Si je suis un vulgaire colon et si vous appartenez à l’élite des Spatiaux…

— Votre commandant avait des ennuis avec la douane, à l’arrivée, et notre départ était retardé par des problèmes mécaniques. Nous nous sommes trouvés tous deux dans la même salle d’attente. Nous avons parlé un moment… Vous étiez drôle. Vous m’avez fait rire.

— Ai-je parlé de ma famille… de ma maison ?

— Vous ne vous rappelez rien, n’est-ce pas ? Notre rencontre… le O’Neill…

— Rien.

— Je suis désolée… Tout de même. J’ai pensé que vous seriez plus heureux, en sachant.

— Je serais plus heureux en me souvenant, répliqua-t-il. D’ailleurs, ça n’a plus d’importance, à présent. Je ne sais rien de ce David. Je sais quelques petites choses de Derec. Je crois que je vais rester Derec, en attendant.

— Je ne vous ai pas tout dit. Je ne vous ai pas parlé de…

— Non ! Si mon propre nom ne me rend pas la mémoire, rien ne me la rendra. Gardez le reste. Ça vous permettra de savoir si je me rappelle ou si j’invente.

— Votre mémoire reviendra, elle ne peut pas ne pas revenir.

Il hocha distraitement la tête, enregistrant les mots sans les croire.

— Si vous voulez essayer de dormir, je veillerai sur vous, pour le cas où vous vous agiteriez et tenteriez de marcher dans les airs.

— Je ne peux pas dormir sans oreiller.

Derec s’allongea sur le dos et tapota son épaule.

— J’ai un oreiller libre à votre disposition, location gratuite.

Il s’attendait à un refus mais elle se glissa en silence jusqu’à lui et s’allongea contre son flanc gauche, la tête au creux de son épaule. Elle ferma les yeux et parut s’endormir immédiatement.

Ils étaient enlacés naturellement, innocemment, mais pour Derec la proximité de Katherine avait quelque chose d’agréable. « Probablement parce qu’elle ne parle pas », se dit-il. Il contempla les étoiles en écoutant la respiration régulière de la jeune femme, jusqu’à ce que ses paupières s’alourdissent de sommeil.

« David Derec », songea-t-il avant de s’endormir. Comme il serait heureux d’avoir de nouveau un prénom et un nom.