LE MATIN, SUR LA HAUTEUR

 

 

Ils se réveillèrent glacés jusqu’aux os après leur nuit à la belle étoile, exposés aux quatre vents, et les premiers rayons du soleil ne les réchauffèrent guère. Katherine se sépara vivement de Derec, comme si ce contact la gênait.

— Essayons la clef, dit-elle nerveusement, en se relevant.

Derec se redressa mais resta assis.

— Ni bonjour, ni salut ? dit-il avec un demi-sourire, mais il tendit tout de même la main vers la clef, posée sur le carrelage.

— Dépêchez-vous ! s’exclama-t-elle impatiemment. J’ai fait un mauvais rêve et je voudrais le conjurer au plus vite.

— Qu’est-ce qui vous arrivait ?

— J’étais coincée ici, avec vous !

Toujours souriant, il se leva et lui offrit la clef.

— À vous l’honneur.

Elle passa rapidement par la séquence d’activation puis elle regarda Derec dans les yeux.

— Prêt ?

— À quoi pensons-nous ? Au Périhélion ou à la station ?

— Le Périhélion d’abord. Je crois que c’est obligatoire.

— D’accord. Prêt si vous l’êtes.

Elle appuya fortement son pouce sur le bouton, comme si la véhémence du geste devait hâter leur retour. La lumière explosa sur leur rétine, le soleil disparut et ils se retrouvèrent dans le monde gris du Périhélion.

— La station, maintenant ? demanda Derec.

— Pourquoi pas Aurora ? répliqua-t-elle, les yeux brillants. Wolruf a dit qu’on pouvait aller partout, avec ça. Pourquoi irions-nous nous replonger dans les ennuis ?

— Non. Nous devons retourner chercher Wolruf. Je le lui dois.

— Je ne veux pas retourner là-bas ! Nous ne pourrons plus utiliser la clef pour nous échapper, pas avant des heures. Ils nous la reprendront et ils nous enfermeront, et nous ne pourrons rien faire pour Wolruf. Sur Aurora, nous trouverons des secours, nous affréterons un vaisseau et nous irons la chercher.

— Comment ?

— J’ai des amis sur Aurora.

— Ceux qui ont résilié votre compte ?

Le visage de Katherine s’assombrit mais elle ne voulut pas en démordre.

— Davantage que nous n’en avons à la station Rockliffe !

— Il vous faudra piloter. Je n’ai pas une image assez claire d’Aurora dans ma tête.

— Je ne demande pas mieux. Cramponnez-vous ! dit-elle et elle appuya encore une fois sur la clef.

Le Périhélion disparut, comme prévu, mais ce ne fut pas le paysage bucolique d’Aurora qui le remplaça. Derec ne mit qu’une seconde à se rendre compte qu’ils étaient revenus au sommet de la tour dominant la grande ville mystérieuse.

Un instant plus tard, Katherine s’en aperçut à son tour.

— Par les astres ! s’exclama-t-elle en courant jusqu’au rebord avec une vigueur qui fit craindre le pire à Derec. Qu’est-ce qui n’a pas marché ?

Il contemplait, derrière elle, les constructions voisines.

— Difficile à dire, puisque nous ne savons pas ce qui se passe quand ça marche bien. Il est évident que le contrôle de la clef exige autre chose que la simple pensée de l’endroit où on veut aller.

— Mais pourquoi ici, un endroit que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre ?

— Je ne sais pas… Ce pourrait être pire.

— J’aimerais savoir comment ! cria-t-elle, les poings sur les hanches.

— Eh bien, réfléchissez ! Où que nous soyons, nous sommes loin de la station Rockliffe et nous en sommes partis d’une telle façon qu’il ne sera pas facile à nos chasseurs de nous poursuivre. Cela veut dire que, d’un seul coup, nous nous sommes libérés de Jacobson, des robots d’Amazon et des maraudeurs. Et, en prime, nous nous sommes échappés avec la clef.

— Dont nous ne savons pas nous servir correctement. Nous avons perdu Alpha, nous ne savons pas où nous sommes, nous n’avons pas de vaisseau, pas d’argent, pas de vivres, rien que les vêtements que nous avons sur le dos et une clef inutilisable.

Ce fut tout juste si elle ne trépigna pas, comme une enfant en colère.

— Je n’ai pas dit que la situation était excellente. J’ai dit qu’elle pourrait être pire…

Accroupi sur ses talons, il contempla la clef, la soupesa, la fit passer plusieurs fois d’une main dans l’autre, avec nervosité.

— J’ai du mal à croire à ce qu’accomplit ce truc-là. Qu’un appareil aussi petit puisse transporter de la matière sans parler des années-lumière, c’est l’exploit scientifique le plus fantastique… Cela relève de la magie. Je ne sais ce que je donnerais pour le démonter et voir comment ça marche. Je comprends pourquoi tout le monde veut s’en emparer !

— Pourquoi ?

— À cause d’une chose que Wolruf m’a dite. L’astéroïde où je me suis réveillé était artificiel. Quelqu’un a voulu en faire la cachette finale de ce truc-là.

Katherine fut prompte à saisir les implications.

— Comme si c’était un objet dangereux et non pas simplement puissant.

— Précisément.

— Ma foi… Imaginez ce qu’un terroriste ou un bandit pourrait faire de ça. Ou une armée de soldats tous munis de cette clef. Surtout une armée extraterrestre.

— Il serait impossible de se protéger contre elle, murmura Derec en contemplant l’objet au creux de sa main. La possession de cet engin entraîne d’énormes responsabilités. Plus peut-être que je ne veux en accepter… Et par-dessus le marché, je ne sais même pas ce que je fais dans cette histoire… Vous pensez sans doute que la capsule venait du Daniel O’Neill, que je me suis éjecté à la suite de quelque accident ?

— C’est la ligne la plus droite d’un point à un autre.

— Sans doute. Mais vous savez, il y a autre chose qui ne colle pas. Pourquoi Moniteur 5 a jugé si important de me remettre la clef, à moi ? Moi dont les robots ne savaient que faire ? Il m’a dit… attendez, que je me souvienne… Il m’a dit à peu près : « J’ai trouvé la clef, Derec, vous devez la prendre. » Comment expliquez-vous ça ?

Elle écarta les bras.

— Je ne me l’explique pas.

Derec se releva et s’approcha d’elle, au bord de la terrasse.

— Et cette ville, dit-il en l’embrassant tout entière d’un geste large. Regardez-la. Elle est magnifique ! Cela ne vous fait pas battre le cœur ? Sentez-vous la vision, l’unité, comme tout se fond en un tout harmonieux. Regardez les tourelles et les toits en pente… admirable ! Regardez comment les cinq solides pythagoriciens parfaits sont employés comme formes structurales pour… Tiens, c’est bizarre. J’aurais juré qu’hier soir, il y avait un groupe de trois icosaèdres, là, sur ce boulevard.

— Icosaèdres ?

— Le plus parfait solide complexe, vingt faces planes triangulaires… J’ai dû me tromper. J’ai peut-être rêvé de cet endroit, la nuit dernière. Enfin bref, j’ai hâte de descendre. Si nous avions réussi à retourner à la station Rockliffe, hier soir, ou sur Aurora, ce matin, j’aurais regretté de ne pas avoir eu l’occasion d’explorer.

— Vous êtes-vous donné la peine de remarquer que cette ville n’est pas seulement une collection d’édifices ?

— Que voulez-vous dire ?

Elle montra du doigt, tout en bas, les minuscules silhouettes marchant dans les rues.

— Si vous descendez, vous aurez à affronter les créatures qui ont construit tout ça. Est-il donc si amusant d’envisager cent mille monstres comme Aranimas à vos trousses ? Nous sommes des intrus. Nous n’avons pas été invités.

Derec croisa les bras et contempla encore la ville qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

— À mon avis, il doit y avoir au moins un million d’habitants, dans une agglomération de cette importance. Mais ils ne sont sûrement pas comme Aranimas. Ni comme Wolruf.

— Pourquoi ?

— Parce que Wolruf m’a parlé de son monde et de celui des Eranis et que ceci ne correspond pas du tout…

— Elle a pu mentir.

— C’est vrai. Mais vous dites que vous n’avez pas choisi la destination et je sais que je ne l’ai pas choisie non plus. Cela veut dire que c’est la clef qui a décidé de nous amener ici.

— Et alors ?

— Alors, la clef n’a pas été fabriquée par la race d’Aranimas et elle n’a pas été faite par les semblables de Wolruf. Parce que dans ce cas, ils auraient su la faire marcher. Ils auraient probablement pu en construire une en se donnant moins de mal que pour trouver celle-ci. Aussi pourquoi nous transporterait-elle dans un de leurs mondes ?

— Ils ont peut-être appris à régler la destination, fit observer Katherine.

— Peut-être. À moins que la clef n’ait été conçue pour retourner dans un certain lieu, lorsqu’elle est activée inconsidérément… une façon de la récupérer si elle tombe entre de mauvaises mains.

— Alors les créatures, là dans les rues…

— Ne sont peut-être pas seulement les bâtisseurs de la ville mais les fabricants de la clef. Ce qui veut dire que nous avons peut-être été invités.

Elle cligna des yeux en regardant Derec.

— Vous allez descendre, que je vous suive ou non, n’est-ce pas ?

— Oui. Je vous laisse la clef, si vous voulez.

— Je croyais que nous formions une équipe.

— C’est toujours le cas ? riposta-t-il en haussant un sourcil.

— Vous ne le voulez pas ?

— Je ne sais pas si nous voulons les mêmes choses… Vous souhaitez aller à Aurora, je veux aider Wolruf… et enquêter sur cette affaire du Daniel O’Neill

— Deux souhaits qui exigent que vous quittiez cette planète. Nos intérêts se confondent au moins jusque-là.

— En effet. Très bien. Nous sommes toujours une équipe.

— Au moins jusqu’à ce que nous empruntions un vaisseau spatial.

— Ou que nous apprenions le maniement de la clef du Périhélion, ajouta-t-il.

— Ou jusqu’à ce qu’Aranimas surgisse en crachant des flammes et se serve de nous comme combustible, plaisanta Katherine avant de jeter un nouveau coup d’œil en bas. Ou que nous ne survivions pas à la descente. Ne pouvons-nous pas les faire venir à nous ?

 

L’appréhension de Katherine était justifiée. Le seul moyen de descendre du sommet était de se laisser glisser le long d’une des faces abruptes de la pyramide. Elles étaient encore plus abruptes que celles, presque verticales, des temples incas et mayas de la Terre ancienne, auxquels ressemblait la tour. Mais, contrairement à ces temples, aucun escalier d’honneur n’était creusé dans ces parois.

À la place, une série de trous pointillaient la façade en son milieu et semblaient descendre jusqu’en bas. Chaque trou avait environ vingt centimètres de largeur et autant de profondeur ; ils étaient espacés de manière à offrir des points d’appui commodes aux mains et aux pieds.

Naturellement, il était possible aussi que leur fonction soit purement décorative.

— Le fait est… Je ne vois pas pourquoi on voudrait grimper ici, il n’y a rien sinon un beau panorama, dit Derec. Et si la vue était prisée par les habitants, ils auraient installé un ascenseur.

Malgré tout, les trous étaient en quelque sorte plus pratiques qu’un escalier. Plaqués contre la façade, les mains et les pieds assurés, tournant le dos au vide pour ne pas souffrir du vertige, Katherine et Derec pourraient descendre.

— Vous risquez de souffrir, fit-il observer à sa compagne.

— J’ai encore des médicaments en réserve et je me sens en pleine forme. D’ailleurs, personne ne vous a jamais dit que les femmes ont plus d’endurance que les hommes ? Assez parlé, allons-y !

Le pire fut de passer par-dessus et de chercher à tâtons, du bout du pied, le premier point d’appui. Derec passa le premier, en prenant soin de ne pas déloger la clef de sa ceinture où il l’avait glissée. Quelques secondes plus tard, Katherine était près de lui, les mains crispées sur le bord des trous.

— Je préfère ne pas penser aux créatures qui pourraient trouver que ces trous font de bons nids, dit-elle d’une voix haletante.

— Des serpents ailés, railla Derec. Un mètre de long, avec trois rangées de dents pointues. Pas de quoi s’inquiéter.

— Toujours aussi rassurant ! maugréa-t-elle en se remettant à descendre.

— À votre service ! lui lança-t-il en souriant et il la suivit.

 

Si jamais Derec avait imaginé que Katherine était du genre à se laisser dominer par la peur, à hésiter et à se laisser guider par lui, les premières minutes ne tardèrent pas à le détromper. Katherine – Kate – était agile, agressive et rapide. En dix minutes, ils avaient couvert un quart de la descente. Derec devait progresser prudemment pour ne pas faire de faux mouvements au risque de perdre la clef, aussi avait-il du mal à suivre l’allure de Katherine.

— Ho ! Équipière ! cria-t-il enfin. Pause conférence, s’il vous plaît.

— Lent comme vous êtes, je croyais que vous aviez déjà fait la pause, répliqua-t-elle, mais elle s’arrêta et l’attendit. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle quand il la rejoignit.

— J’ai eu une idée, pour la clef. Devons-nous vraiment l’emporter en bas, sans savoir dans quoi nous allons nous fourrer ?

Elle fronça les sourcils.

— C’est un risque. Si nous savions comment la faire marcher, je serais d’avis de la garder avec nous. Nous pourrions nous en servir pour échapper à un danger…

— Si nous savions comment la faire marcher, nous ne serions pas en train de faire de l’acrobatie.

— Vous voulez la laisser ici, dans un de ces trous ?

— C’est à ça que je pensais. Elle est assez lourde et les trous assez profonds pour que rien ne puisse l’en déloger.

— Je n’aime pas beaucoup l’idée de m’en séparer… C’est une de nos deux chances de partir d’ici, peut-être la meilleure, autant que je sache.

— J’aime encore moins le risque d’en être séparé par la force, déclara Derec. Que fait-on ?

Elle acquiesça, à contrecœur.

— Vous avez raison… Cachons-la.

À la demande instante de Katherine, ils laissèrent la clef là où ils étaient, dans un trou sur la gauche.

— Ce sera plus dur de grimper que de descendre, constata Derec.

— Pour eux aussi, répliqua Katherine.

Soulagé de son fardeau, Derec put suivre l’allure imposée par la jeune femme, et le reste de la descente se transforma en une compétition muette. Mais la course prit fin prématurément lorsque, en regardant par-dessus son épaule pour voir si le sol était encore loin, Katherine vit quelque chose qui lui donna envie de remonter.

— Comité d’accueil, annonça-t-elle en tendant le bras pour retenir Derec par la manche.

Il se lâcha de la main droite, fit pivoter son buste et se pencha. À cent mètres au-dessous d’eux, douze silhouettes se tenaient en demi-cercle. Les douze figures étaient levées vers lui. Il eut un large sourire amusé.

— Regardez donc qui fait partie du comité ! dit-il. Des robots !

Katherine jeta encore un coup d’œil.

— Si l’on tient compte des événements récents, je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle !

— Cela signifie que c’est un monde de Spatiaux…

— Rockliffe était une station de Spatiaux.

— … ce qui veut dire que désormais notre plus gros problème sera les tracasseries administratives et la paperasserie.

— Optimiste.

— Vous verrez, assura-t-il et il se mit à descendre.

La réponse lui vint d’un des robots :

— Allez lentement, s’il vous plaît, et prenez toutes les précautions possibles. La descente le long de la tour du Compas est une activité dangereuse.