CRISE D’IDENTITÉ

 

 

Derec se rua jusqu’à l’appartement et tomba en plein chaos. Arion était là, ainsi qu’Euler, Éve et plusieurs robots utilitaires. Il y avait aussi une machine à l’air assez fragile, dotée de multiples appendices qu’il prit pour un robot-médecin.

Le living-room lui parut différent, plus bas de plafond mais, à vrai dire, il ne s’en souciait pas.

— Ami Derec ! s’exclama Euler et il se dépêcha d’intercepter Derec qui traversait la pièce.

— Où est-elle ?

— Dans la chambre. Elle a repris connaissance et elle se repose. Je crois que vous auriez tort de chercher à la voir maintenant, dit Euler.

— Mais non ! gronda Derec en le repoussant. Je dois la voir !

— Mais vous ne compre…

— Plus tard !

Il y avait maintenant deux portes, dans le couloir. Il ouvrit la première et vit une chambre déserte, alors il se retourna vers l’autre et pressa le bouton. Le battant coulissa. Katherine était assise sur le lit, très pâle, les yeux rouges.

— Comment allez-vous ? demanda-t-il.

Elle se tourna vers lui et ouvrit tout grands des yeux pleins d’horreur.

— Nooooon ! hurla-t-elle en portant les mains à ses joues. Non !

Il courut vers elle et la prit par les épaules mais elle continua de pousser des cris perçants.

— Vous êtes mort ! glapit-elle. Mort ! Mort !

— Mais non, voyons ! Je suis là ! Tout va bien. Tout va…

Euler surgit et tira Derec en arrière, des robots envahirent la chambre.

— Qu’est-ce qui te prend ? cria Derec. Lâche-moi ! Laisse…

— Vous devez sortir tout de suite, déclara Euler.

Il souleva le jeune homme dans ses bras pour l’emporter tandis que les cris de Katherine continuaient de remplir l’appartement.

— Katherine ! appela-t-il, Katherine…

Euler le porta jusque dans le salon et le robot-médecin roula dans la chambre pour refermer la porte, ce qui étouffa les cris.

— Pose-moi ! ordonna Derec, furieux. Pose-moi par terre !

— Vous ne devez pas aller là-bas. C’est dangereux pour Katherine, si vous allez là-bas, dit Euler.

La colère de Derec se calma quelque peu et il demanda plus calmement :

— Qu’est-ce qui se passe ? Que lui est-il arrivé ?

— Elle a souffert d’une sorte de traumatisme émotionnel, expliqua Euler. Puis-je vous poser sur le sol ?

— Bien sûr. Je n’ai pas la moindre envie de retourner auprès d’elle, dans l’état où elle est !

Euler le déposa avec précaution sur le sol et Derec frotta ses bras endoloris pour rétablir la circulation.

— Excusez-moi si je vous ai causé de l’inconfort, dit Euler. Je le regrette sincèrement.

— Ce n’est pas grave. Raconte-moi ce qui est arrivé.

Un violent coup de tonnerre éclata et Derec et Euler se retournèrent vers la fenêtre ouverte. De gros nuages noirs s’amoncelaient. Ils devaient s’attendre à un nouveau déluge, plus terrible que les précédents. Les cris venant de la chambre étaient devenus des gémissements.

— Katherine a découvert le corps de David, dit Euler. Elle a fait percer par un robot utilitaire le mur de la pièce qui le contenait. Peut-être vaut-il mieux laisser parler Arion qui était présent.

Il fit signe au robot humanoïde de se joindre à la conversation.

— Ami Derec, dit Arion, je ne me doutais pas que la vue du corps ferait un tel effet sur l’amie Katherine. Si je l’avais su, jamais je ne l’aurais laissée s’en approcher.

— Je comprends. Raconte-moi ce qui s’est passé.

— Elle examinait le mort et m’a appelé pour que je l’aide à le retourner. J’ai obéi, naturellement. Dès qu’elle a vu le visage, elle s’est mise à hurler, puis elle a sombré dans l’inconscience.

— Et elle reste inconsolable, ajouta Euler. C’est tout à fait singulier. Elle s’obstine dans la croyance que le mort n’est autre que vous.

— En voilà, une idée ! Pourquoi ? demanda Derec en allant s’asseoir à la table où l’écran d’Arion montrait les racines carrées de nombres de dix chiffres.

— Je ne sais pas, répondit Euler. Peut-être parce que le mort vous ressemble trait pour trait.

Derec sursauta.

— Tu veux dire… qu’il est comme moi ?

Les robots échangèrent quelques regards et ce fut Arion qui répondit :

— Exactement.

— Et vous ne trouvez pas ça bizarre ? bredouilla Derec, qui avait du mal à croire à cette révélation.

— Non, avoua Euler.

— Je ne comprends pas. Quand vous m’avez vu pour la première fois, vous n’avez pas pris note de notre similitude d’apparence ?

— Si, mais ce fait ne signifie rien pour nous.

— Pourquoi ?

— Pourquoi devrait-il signifier quelque chose ? intervint Arion. Nous n’avons jamais vu que trois humains. Les robots se ressemblent tous, c’est indéniable, alors pourquoi pas les humains ? Nous savions que Katherine et vous étiez différents, mais cela ne voulait pas dire que David et vous ne pouviez être identiques. D’ailleurs, nous savions que David était mort, donc nous savions que vous ne pouviez être David. C’est simple.

Le robot-médecin reparut dans le couloir et glissa rapidement jusqu’à Derec.

— Elle est plus calme, maintenant, annonça-t-il, sous l’action de ses propres endorphines pituitaires, et elle veut vous voir.

Derec se leva en hésitant.

— Je ne vais pas la troubler ?

— Je crois qu’elle comprend la situation, maintenant, répondit le robot d’une voix douce et paternelle.

— Je voudrais la voir seul.

Euler acquiesça.

— Nous vous attendrons ici.

Il retourna vers la chambre, l’esprit agité de sentiments mêlés. Il avait souffert de la voir souffrir, il avait été émotionnellement choqué. Elle l’agaçait bien souvent mais en même temps, elle semblait être une partie intégrante de lui-même.

Il frappa avant d’ouvrir. Elle se redressa, le visage encore triste et lui tendit les bras.

— Ah. Derec…

Il courut jusqu’au lit, s’assit près d’elle et l’enlaça. Elle se mit à sangloter tout bas au creux de son épaule.

— J’ai eu si peur… Je croyais… j’ai cru…

— Je sais, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. Arion m’a raconté. Je suis désolé.

— Je ne sais ce que je ferais sans vous, avoua-t-elle puis elle le repoussa. Ah, Derec, je sais qu’il y a un mur entre nous… mais croyez-moi, je vous en supplie, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est l’endroit où nous sommes ni de ce qui s’y passe.

— Je vous crois, souffla-t-il en séchant ses larmes et il lui sourit. Ne vous inquiétez pas de ça pour le moment. Comment allez-vous ?

— Mieux. Le robot-médecin m’a frappée mais ça m’a fait du bien. Il ne me reste qu’un petit mal à la tête.

Dans le ciel, le tonnerre gronda.

— Tant mieux. Parce qu’on dirait que nous allons devoir rester enfermés, cette nuit. Vous êtes d’accord pour renvoyer les robots, nous faire apporter à dîner et nous raconter notre journée ? J’ai un tas de choses à vous dire.

— Moi aussi. Bonne idée !

 

On leur servit une soupe de légumes comme Derec n’en avait pas mangé depuis longtemps. La pluie tombait à seaux et avec bruit mais il ne s’en inquiétait pas, pensant que les précautions prises par Euler et Rydberg suffiraient, au moins pour cette nuit. La seule solution était à présent de vivre au jour le jour. Même les divertissements d’Arion commençaient à varier. L’écran montrait une partie de tennis jouée sur une surface glissante par des figurines dessinées par ordinateur. C’était très amusant.

Quand la servodesserte eut fait disparaître leurs assiettes, ils s’installèrent confortablement dans le canapé et se racontèrent chacun leur journée. Derec, pour des raisons qu’il n’aurait pu expliquer, omit certains détails, par exemple le fait qu’il n’y avait pas de stations émettrices d’hyperondes sur la planète. Il écouta attentivement le récit de la découverte du corps par Katherine.

— Le fait est qu’il vous ressemblait trait pour trait, conclut-elle. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Pour commencer, ça élimine l’hypothèse selon laquelle notre voyage à la Cité des robots est accidentel. Nous avons bel et bien été amenés ici. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être est-ce le mort qui nous a fait venir, à moins qu’il n’ait lui-même été amené. Nous devrons continuer à étudier la question. Ce qui m’intéresse davantage, c’est que la ville-robot travaille de façon autonome. La ville se reproduit comme si elle manifestait par là son moyen de défense. Si elle fonctionne dans l’autonomie, les surveillants ne peuvent pas l’arrêter. Peut-être en sont-ils incapables.

— Et alors ?

— Ça veut dire que c’est à moi de le faire.

— Ah ! Voilà qui nous ramène à la vieille discussion ! s’exclama-t-elle en s’assombrissant. La ville ou l’enquête criminelle.

— Pas nécessairement. Cela devrait vous rassurer.

Il se leva pour aller sur le balcon, d’où il contempla distraitement l’averse, certain à présent que la pluie pourrait être vaincue. Il se retourna vers Katherine.

— Je crois que la présence de David, l’état d’alerte de la ville et son système de reproduction sont inexorablement liés.

Elle se leva d’un bond et courut se jeter à son cou.

— Vous m’aiderez à résoudre l’énigme de ce crime, n’est-ce pas ?

— Oui, promit-il en riant. Demain, nous retournerons voir le corps et nous reprendrons le fil où vous l’avez laissé.

Il s’écarta et croisa les mains.

— Tout est lié. Si nous arrivons à assembler les premières pièces, les autres se mettront en place comme par enchantement. Quoi ou qui que ce soit qui a tué David, c’est la raison de l’état d’alerte.

— Demain matin à la première heure, nous nous ferons conduire là-bas par Éve.

— Pas à la première heure. J’ai organisé une petite réunion avec les surveillants dans la tour du Compas, avant toute chose.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons. Je veux d’abord leur poser des questions sur les opérations souterraines ; deuxièmement, je veux pouvoir fouiner dans la tour.

— Pour chercher le bureau ?

— Oui. 1-1 dit qu’il est entièrement équipé. Je parie que nous y trouverons des réponses à nos questions.

L’expression de Katherine se fit soudain plus grave.

— J’espère que vous trouverez les réponses que vous cherchez, dit-elle.