AU-DELÀ DU LANGAGE
Après une brève pause pour un déjeuner tardif, avec le même menu sans intérêt, Derec entreprit d’installer le bras cellulaire à la place du membre originel de son robot.
Ce n’était pas facile ; la tâche exigeait un mariage à la fois structurel et fonctionnel entre deux technologies divergentes. Il commença par l’aspect fonctionnel et pas seulement parce qu’il se doutait que ce serait le travail le plus dur. Si le robot ne pouvait pas contrôler le nouveau bras, il était inutile de se donner la peine de le fixer.
Mais, apparemment, le bras cellulaire utilisait les commandes et les voltages standards. Il n’y avait sur le moignon aucune trace de contacts ou de câblage mais le bras réagissait, quel que soit l’endroit où Derec accrochait le plot de contrôle.
En faisant des essais, il s’aperçut que le bras réagissait même si le plot était fixé à la peau de l’avant-bras, au creux de la main ou au bout des doigts. Derec eut l’impression que les microrobots cellulaires étaient assez intelligents pour accepter les ordres d’où qu’ils viennent et les transmettre aux endroits appropriés.
Une fois mis en place, le nouveau bras répondit non seulement à tous les ordres moteurs courants du robot mais même à des commandements nouveaux et originaux. Sur les instructions de Derec, le robot arriva à « penser » une articulation supplémentaire entre le coude et le poignet. Au cours d’une autre expérience, Derec demanda à Alpha d’essayer de modifier le pouce et l’index cellulaires pour en faire de longs et minces microcrampons. À sa surprise et à son ravissement, ce fut possible. Avec les codes de commandement adéquats, le matériau du bras était malléable à l’infini.
Néanmoins quelle que soit la façon de préparer l’anneau de montage du bras, l’articulation de l’épaule droite restait plus faible que la gauche. Le bras cellulaire tomba complètement quand le robot essaya de soulever un poids de moins de vingt kilos. Derec le rattacha, mais douta qu’il puisse résister aux tensions d’une bagarre, par exemple.
— On dirait que tu vas rester avec un bras fort et un bras intelligent, dit-il au robot. Tâche de ne pas les confondre.
— Il ne m’est pas possible de confondre, monsieur.
— Ce n’est pas un échange standard, avertit sévèrement Derec. Tant que tu n’auras pas imprimé dans ton cerveau ce que ce bras peut et ne peut pas faire, manie-le avec précaution. Et ne permets à personne d’autre que moi de te voir quand tu t’exerces à le manipuler. Compris ?
Derec parlait encore quand le robot devint tout à coup rigide et ses yeux s’éteignirent. Il devina ce que cela signifiait et se tut. Quelques instants plus tard, il entendit le glissement des pas de Wolruf. C’était sa troisième visite de la journée. Aranimas devait être retenu par ses devoirs de « maître du navire » car il n’était passé que deux fois.
Comme les autres visites, celle-ci était apparemment sans objet. Wolruf n’avait pas de message pour Derec et ne semblait pas très curieuse de savoir où il en était. C’était un peu comme si elle prenait le prétexte de ces visites pour éviter d’autres corvées, ou si elle cherchait à cultiver son amitié. Derec resta néanmoins sur ses gardes. Wolruf était le lieutenant d’Aranimas, en dépit de sa sollicitude. Même sa compassion, quand il avait été torturé, n’était peut-être pas autre chose que l’éternelle comédie, gentil flic, méchant flic, destinée à précipiter sa capitulation.
Comme les autres fois, Wolruf ne resta que quelques minutes et repartit vers d’autres travaux. Dès qu’elle fut hors de portée de voix, le robot se ranima.
— Je comprends, monsieur, dit-il comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
— La prochaine fois que tu devras te mettre en panne comme ça, tu pourrais passer le temps en essayant d’analyser le système de commande du bras. Peux-tu le faire ?
— Je peux essayer, monsieur. Il devrait être possible de séparer les codes de commande nuls de ceux qui fonctionnent. Cependant, il me faudra être totalement fonctionnel pour essayer les codes valides et déterminer leur fonction.
— Attendons d’être sûrs de ne pas être interrompus.
Derec se tut et réfléchit. Il devait reprogrammer le robot mais c’était un travail exigeant un certain isolement. Mieux vaudrait attendre la nuit à bord, ce qui lui permettrait aussi d’explorer le vaisseau.
« Trop à faire, et trop peu de temps », pensa Derec. Mais s’il voulait profiter des heures de la nuit, il lui fallait se reposer.
— Alpha.
— Oui, Derec ?
— Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas l’heure, puisque mon registre temporel n’a pas été remonté depuis que j’ai été désactivé. Toutefois, il s’est écoulé quatorze décans depuis ma nouvelle immatriculation.
Les décans étaient les unités du temps décimal aurorain, Derec le savait.
— Je vais faire un somme, dit-il. Réveille-moi dans une heure standard.
— Oui, monsieur.
Mais ce fut Aranimas, et non le robot, qui réveilla Derec.
— Est-ce que tu as fini ? Est-ce que mon serviteur est prêt ? demanda-t-il en se penchant sur Derec, comme un immense échassier.
— Pas encore, marmonna le jeune homme encore à moitié endormi.
Il se redressa et remarqua avec satisfaction que le robot était inerte dans son coin ; lui, au moins, n’avait pas été pris par surprise.
— Alors pourquoi te reposes-tu ? Pour me faire attendre ?
— Je me repose pour ne pas être fatigué au point de commettre des fausses manœuvres qui abîmeront le robot ! répliqua Derec. Ton espèce n’a peut-être pas besoin de repos, mais les humains si.
Aranimas ne s’offensa pas du ton de Derec.
— J’ai observé que les humains sont encore moins efficaces que les Naroués. Vous êtes de bien mauvais travailleurs, vous qui perdez le tiers de votre vie à dormir… Mais c’est sans doute pour ça que vous avez inventé ces mécaniques, dit-il en allant regarder de près le robot. Elles font votre travail sans se fatiguer. Comment ça marche ?
— Pardon ? demanda Derec en se relevant.
— Quelle est la source d’énergie ?
Aranimas passa un long doigt de haut en bas du torse du robot. Derec savait que s’il répondait évasivement ou feignait l’ignorance, l’extraterrestre se mettrait en colère. Alors il expliqua :
— Une cartouche de microfusion. Il y en a une là, sur l’établi, à gauche du scanner.
Aranimas prit la cartouche inutilisable et la soupesa.
— Comme c’est petit ! Combien de jours de service cela contient-il ?
— Tout dépend du travail du robot. La capsule fournit plusieurs centaines de jours de travail léger, par exemple celui d’un domestique. Un ouvrier, évidemment, aurait besoin de se recharger plus souvent.
— Remarquable, murmura Aranimas en rejetant la cartouche sur l’établi ; un de ses yeux parut se fixer un instant sur le bras transplanté et se tourna vers Derec. Tu progresses ?
— Oui.
— Dans combien de temps seras-tu prêt à l’activer ?
— Nous serons prêts à essayer les systèmes demain ou après-demain. Le reste dépendra de ce qui ira ou n’ira pas.
Aranimas parut accepter sa réponse.
— Le premier travail de ce robot sera de t’aider à fabriquer d’autres robots.
— Combien d’autres ? demanda Derec avec inquiétude.
— Nous commencerons par cinquante.
Derec se demanda si ce chiffre correspondait au nombre de Naroués à bord. Il s’amusa un instant à la pensée qu’Aranimas remplacerait son équipage maltraité par un escadron de robots obéissants, et que lui, Derec, pourrait empêcher d’un simple mot qu’Aranimas ne les commande. Il songea néanmoins qu’il ne devait pas se faire d’illusions ni laisser Aranimas trop espérer.
— Je ne crois pas que tu comprennes la complexité de ces mécaniques. Ce n’est pas un appareil qu’on monte pour s’amuser, pour passer le temps, même avec un bon atelier et tous les outils nécessaires. Et entre nous, celui-ci ne vaut pas grand-chose. Je vais probablement arriver à remonter ce robot et à le maintenir en état de réparation passable. Mais si tu veux cinquante robots, il te faudra aller les chercher ailleurs. Je ne suis pas magicien pour faire sortir d’un chapeau des cerveaux positroniques ou des cellules de microfusion.
— Si tu n’avais pas détruit ta colonie de robots…
— Je te l’ai déjà dit, les robots ont fait ça de leur propre chef ! cria Derec en élevant la voix lui aussi. Mais ne crois pas que tu sois totalement dépourvu. Tu n’as qu’à emmener ton vaisseau sur n’importe quel monde et tu trouveras des millions de robots. Tu n’auras même pas à les voler. Les robots sont un commerce important entre les mondes. Tous les fabricants seront heureux d’avoir un nouveau client.
Ce n’était pas entièrement vrai, naturellement. Il était douteux que les habitants de l’espace aillent vendre de leur plein gré à une race extraterrestre des échantillons de leur technologie la plus avancée. Et même s’ils y consentaient, restait le problème de ce qu’Aranimas aurait à offrir en paiement. Mais si Derec pouvait le persuader de conduire son vaisseau vers un monde humain, il aurait au moins réussi à avertir l’humanité de l’existence des extraterrestres et trouverait peut-être une occasion de s’évader ou de se faire libérer.
— Si le commerce est si florissant, pourquoi tes robots se sont-ils détruits ?
— Parce que vous êtes arrivés en tirant sur eux, en utilisant vos armes, en vous comportant en ennemis. Si vous étiez venus en amis, ç’aurait été différent. Prends-moi comme navigateur. Je te calculerai un itinéraire vers le monde le plus rapproché.
« Et je saurai par la même occasion où nous sommes », pensa Derec.
— Je vais réfléchir à cette option, répondit Aranimas en partant. En attendant, continue de travailler. Je reviendrai demain pour voir mon robot activé.
La reprogrammation ne pouvait plus attendre. Derec ne pensait pas qu’Aranimas allait revenir bientôt ; il espéra que Wolruf ne pointerait pas son nez.
Malheureusement, il ne possédait pas le matériel pour modifier directement la programmation du robot, ce qui serait d’ailleurs plutôt risqué. Comme il était étroitement lié par les Lois de la Robotique, la définition, pour le robot, de ce qui constituait l’humain était ce qu’il y avait de plus crucial et de plus profondément gravé dans le cerveau. Ce qui devait être fait devrait l’être plus indirectement.
— Alpha, dis-moi. Est-ce que tu as passé au scanner l’organisme qui sort d’ici ?
— Oui, Derec.
— Et un peu plus tôt, un autre type d’organisme ?
— Oui, Derec.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je n’ai aucune connaissance préalable d’humains de ce type…
C’était précisément ce qu’avait craint Derec.
— Halte ! Ils ne sont pas des humains.
— Monsieur, je sais que ma bibliothèque de données n’est pas complète. Cependant, je suis incapable de les cataloguer d’une autre façon à moins que vous ne me fournissiez une preuve de votre affirmation.
— Compare leur apparence avec la mienne.
— Je reconnais qu’il y a de grandes différences, monsieur, et des anomalies. Cependant, ces différences se situent dans des domaines où la définition de l’être humain offre une grande latitude, par exemple la couleur de la peau, le vêtement, les dimensions et le timbre vocal. Les similitudes se situent dans les domaines plus fondamentaux tels que la symétrie bilatérale, la locomotion bipède, la respiration d’oxygène…
— Ils sont humanoïdes, comme toi. Mais ils ne sont pas humains.
— Je note votre affirmation, monsieur, mais je ne puis la confirmer.
Derec comprit qu’il n’était pas traité de menteur. Quand il n’avait pas de connaissances personnelles, un robot acceptait généralement comme parole d’évangile ce que disait un humain. Mais il n’était pas obligé de croire un humain qui prétendrait qu’il pleut alors que ses capteurs lui disaient le contraire.
Ce n’était pas une question clairement définie mais le robot avait tendance à déterminer assez généreusement ce qu’était un humain. Autrement, il y aurait danger qu’un robot soit utilisé comme assassin, simplement en le persuadant que son objectif n’était pas humain. Derec comprenait cela mais en était quand même agacé.
— Je suppose que s’ils avaient douze bras et crachaient des flammes en parlant, tu me croirais peut-être !
— Monsieur, dans l’affaire en question, les considérations morphologiques ne sont pas prioritaires dans mon analyse.
— Explique ! Quels sont les facteurs de discrimination ?
— Je base ma conclusion sur mon observation que les organismes appelés Aranimas et Wolruf sont des êtres intelligents capables de raisonnement indépendant.
— Comment le sais-tu ?
— Vous avez engagé un dialogue avec chacun d’eux, monsieur. Il arrive que des humains parlent à des objets inanimés et donnent l’impression de mener une conversation avec un animal, mais j’ai perçu dans vos propos échangés un caractère qualificatif différent.
— Tu veux dire que parce que je les traite comme des humains, tu dois les considérer comme tels ?
— Quand il y a incertitude, comme il peut y en avoir quand un humain porte un costume ou un déguisement, je suis obligé de me fier aux indices disponibles. Votre comportement a créé une forte présomption que Wolruf et Aranimas soient humains.
— Je te parle exactement comme je leur parle. Est-ce que cela fait de toi un humain ?
— Non, Derec. Je suis un robot, un appareil de technologie. Mon apparence humaine est due au fait que j’ai été créé ainsi, dans le but de faciliter mon interaction avec les humains.
Derec commençait à désespérer.
— Bon, alors dis-moi. Comment fais-tu la différence, de loin, entre un robot et un être humain ?
— Tout comme j’ai une définition opérationnelle de cette classe d’organismes appelés humains, j’en ai une aussi de cette classe d’objets appelés robots. Il est ordinairement possible de les distinguer en se basant sur les caractéristiques qu’ils ne possèdent pas en commun. Mon système n’est pas parfait, cependant ; on peut être trompé, par exemple, par un robot humaniforme du type mis au point par le Pr Han Fastolfe.
Derec dut reconnaître que le robot n’avait pas tort. Si seulement je pouvais lui montrer des échantillons de peau de nous trois… mais si Aranimas et Wolruf ont aussi une structure cellulaire, je ne serai pas plus avancé. Alpha pourrait décider, en outre, que son bras droit est humain…
— Robot ! demanda-t-il brusquement. Est-ce que les habitants de l’espace, les Spatiaux, et les Colons et les Terriens sont humains ?
— Oui.
— As-tu personnellement observé des membres de ces trois groupes ?
— Non, monsieur. Il y a approximativement huit milliards de Terriens, cinq milliards de Spatiaux et…
— Si tu ne les as pas observés individuellement, comment peux-tu les classer dans le genre humain ?
— Les Spatiaux et les Colons sont des descendants de la communauté humaine initiale de la Terre. Par conséquent, tout individu correctement identifié comme Spatial ou Colon ne peut être qu’un humain.
— Pourquoi ? demanda Derec bien qu’il connût la réponse.
— Ils ont une parenté phylogénétique. Le rejeton d’un être humain doit être humain aussi.
— Autrement dit, ce qui compte réellement, c’est la biologie, les gènes et l’A.D.N. que les humains possèdent dans leurs cellules.
— Oui.
— Et les guides implantés dans ta définition de l’être humain sont simplement des raccourcis pour t’éviter de soumettre toutes les personnes que tu croises à un examen biologique. Ton critère définitif est l’A.D.N.
— C’est exact.
— Mais tu n’as aucun moyen d’examiner directement l’A.D.N. d’une personne.
— Non, monsieur.
— Très bien. Tu m’as dit qu’aucune des anomalies, dans l’aspect d’Aranimas, ne s’écartait des paramètres acceptables de variations et de mutations naturelles.
— Oui, monsieur.
— Je te demande de calculer la probabilité que toutes les anomalies d’Aranimas se trouvent réunies dans un seul organisme.
Le robot hésita à peine.
— La probabilité est extrêmement réduite.
— Et pour Wolruf ?
— La probabilité est légèrement plus élevée, mais tout de même de l’ordre de dix à la puissance quinze.
— Ce qui veut dire qu’il y a moins d’une chance sur dix mille qu’une mutation aussi extrême se soit produite une fois dans toute l’histoire de l’humanité. Et ici, nous en avons deux, non seulement vivant en même temps et au même endroit, mais aussi différents l’un de l’autre qu’ils le sont de moi-même.
— C’est remarquable. Sans aucun doute, une étude approfondie de ces deux individus serait d’un très grand intérêt.
— Écoute, robot à la tête de bois ! cria Derec exaspéré. Cesse de penser un pas à la fois. Est-ce que la probabilité d’une forme de vie indépendamment évoluée qui soit tout à la fois bipède, bilatérale et respire de l’oxygène, n’est pas plus grande que la probabilité que ces créatures soient des mutants humains ? Est-ce qu’Aranimas et Wolruf ne peuvent être intelligents sans être humains ?
— C’est possible, reconnut le robot. (Il s’interrompit, signe d’une grande activité dans les circuits positroniques.) Pourtant, comme aucune forme de vie intelligente et indépendamment évoluée n’est connue, il est difficile d’affecter une probabilité à une forme spécifique.
Derec sauta sur cette réponse.
— Je défie ta prémisse ! Pourquoi les robots sont-ils presque tous humanoïdes ?
— Les robots de type supérieur sont humanoïdes parce que cette forme générale est une réussite, et parce…
— Les autres, raisons n’ont pas d’importance. Applique ce critère à la question d’Aranimas et de Wolruf.
Encore une fois, le robot prit un temps pour réfléchir.
— Mes potentiels positromoteurs sont extrêmement élevés des deux côtés de la question, dit-il enfin. Je crois que cet état est similaire à ce que les humains appellent de la confusion mentale.
— Au fait, au fait ! Quel est le verdict ?
— Ma conclusion provisoire est qu’Aranimas et Wolruf ne sont pas humains.
— Tu n’es pas obligé par la Première Loi de les protéger ni par la Deuxième Loi de leur obéir ?
— Non, Derec.
— Parfait, dit-il avec soulagement. Tu ne mourras pas. Maintenant écoute-moi bien, j’ai des instructions importantes à te donner concernant mes hôtes extra-humains…