LES TUNNELS

 

 

— Si la ville n’arrête pas de bouger, dit Katherine, comment peux-tu me conduire sur le lieu du crime ?

— Grâce à la triangulation, répondit le témoin Éve. En me servant de la tour du Compas comme d’un point fixe et de la position exacte du soleil à un moment donné comme d’un autre point fixe, je peux, grâce à mes capteurs, trianguler la position de l’endroit où j’ai été témoin de la présence du cadavre. Le temps est le seul véritable facteur. Nous devons prendre le soleil dans 13,24 décans exactement pour avoir la bonne position.

Katherine éprouvait un mélange de crainte et d’enthousiasme ; c’était sa première sortie seule. Ils progressaient en hauteur, son robot et elle, par-dessus les immeubles que des ponts reliaient au fur et à mesure de leur avancée et qui se dissolvaient sur leurs talons.

Éve avait probablement besoin d’être en hauteur pour prendre ses mesures.

Katherine en voulait à Derec de ne pas s’intéresser à leur triste sort, mais elle le connaissait assez pour savoir combien il était obstiné. Elle le connaissait d’ailleurs beaucoup mieux qu’il ne se connaissait lui-même, et c’était exaspérant. Ils étaient pris dans un réseau d’intrigues infini et tant qu’elle resterait prisonnière de cette ville, elle devrait manipuler la situation avec sang-froid. Et cela exigeait qu’elle n’en dise pas à Derec plus qu’il n’en devinait lui-même sur sa propre vie. Son existence à elle était en jeu et tant qu’elle ne se serait pas évadée du labyrinthe qui restreignait leurs activités, elle avait terriblement peur de parler.

Elle devait fuir la Cité des robots. La douleur s’était accrue depuis son arrivée et, pour la première fois, elle se surprenait à penser à la mort.

Son seul crime était l’amour.

Elle sentit des larmes lui monter aux yeux et les refoula avec une volonté de fer. Elles ne lui seraient d’aucun secours, ici. Rien ne pouvait la secourir que sa propre ténacité et son intelligence.

— Parle-moi de ta présence à la mort de David, dit-elle à Éve qui effectuait un calibrage sur le soleil.

— Dans environ deux décans, il y aura exactement neuf jours que c’est arrivé. Nous descendons d’ici.

Éve alla tout droit au coin de l’immeuble de six étages au sommet duquel ils étaient et un escalier de fer se forma pour les laisser descendre. Le robot continua de parler.

— J’ai été appelé pour être témoin des tentatives de libération de l’ami David d’une pièce fermée.

— Une pièce fermée ? Personne ne m’a jamais parlé de ça. Comment s’est-il laissé enfermer ?

— La pièce a poussé autour de lui, expliqua Éve alors qu’ils arrivaient au niveau de la rue. (Le robot prit immédiatement la direction de l’ouest en s’éloignant de la tour du Compas.) Elle l’a enfermé et n’a pas voulu le laisser sortir.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Qui le sait ?

— Je ne sais pas.

— Bon, d’accord, marmonna Katherine en regardant avec curiosité une équipe de robots qui transportaient du matériel de gymnastique dans un bâtiment. Rapporte-moi simplement ce que tu as vu.

— Avec plaisir. J’ai été appelé pour être témoin de la tentative de libération de l’ami David de la pièce fermée. Quand je suis arrivé, le surveillant Dante était déjà sur les lieux…

Éve s’arrêta de marcher, scruta le soleil pendant plusieurs secondes et montra du doigt un endroit de la rue.

— Précisément ici. L’ami David était prisonnier à l’intérieur de la construction et nous l’entendions crier pour qu’on le fasse sortir.

— Qui ?

— Moi-même, le surveillant Dante et un robot utilitaire avec une torche, ainsi qu’un autre utilitaire de maison qui avait été le premier à découvrir le problème de l’ami David.

— Et après ?

— Le surveillant Dante a demandé au robot utilitaire n° 237-5 si ce n’était pas dangereux de se servir de la torche à laser à proximité d’un humain, et 237-5 lui a assuré qu’il n’y avait aucun danger. Le surveillant Dante a essayé de raisonner la pièce pour la convaincre de libérer l’ami David puis, ayant échoué, il demanda que la pièce soit découpée avec la torche.

— Et il a été obéi ?

— Oui. Le surveillant Dante a demandé au robot utilitaire n° 237-5 de conclure rapidement le projet.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Katherine réfléchit un instant à la nature du témoin avant de poser la question suivante :

— D’autres événements ont-ils coïncidé avec cet incident ?

— Oui. Les services alimentaires se sont plaints de ne pouvoir servir son déjeuner à l’heure à l’ami David, et ont demandé si ce serait dangereux pour sa santé ; plusieurs surveillants étaient réunis dans la tour du Compas pour discuter des moyens qu’aurait eus l’ami David pour arriver en ville à leur insu ; et la ville elle-même a été mise en état d’alerte par les services de sécurité générale.

— L’état d’alerte modifie-t-il le fonctionnement de la ville ?

— Oui. Nous avons tous été appelés à d’autres devoirs d’urgence, et n’étions là qu’à cause du danger où se trouvait l’ami David et de la nécessité de le libérer.

— Ce que tu as fait.

— Pas moi. Je n’étais que témoin. Mais l’ami David a été délivré de la pièce fermée.

— Est-ce que tu as remarqué quelque chose de bizarre, à ce moment ?

— Bizarre ? Amie Katherine, je ne suis que…

— Je sais. Tu n’es que témoin. Raconte-moi exactement ce qui s’est passé.

— Le surveillant Dante a demandé à l’ami David de retourner à son appartement, parce qu’une alerte avait été déclarée. L’ami David a répondu qu’il n’était pas prêt à rentrer, qu’il avait du travail à faire. Puis il s’est plaint d’avoir mal à la tête. Ensuite il s’est mis à rire et il s’est éloigné. Le robot utilitaire n° 237-5 a alors demandé au surveillant Dante si l’ami David devait être appréhendé et le surveillant Dante lui a répondu qu’il avait pesé les priorités et estimé que l’alerte de sécurité avait la préséance. Il nous a donc ordonné de retourner à nos devoirs d’urgence qui, dans mon cas, consistaient à être témoin de quelque chose que je ne suis pas libre d’évoquer devant vous.

— Et ensuite ? demanda anxieusement Katherine.

— Ensuite, j’ai accompli le devoir de sécurité auquel j’avais été affecté.

— Non, je veux dire qu’est-il arrivé ensuite à David ?

— Neuf décans plus tard, environ, j’ai été de nouveau convoqué, répondit Éve. (Il s’était mis à marcher rapidement et Katherine dut courir pour le suivre.) Je vous conduis à l’endroit approximatif du second incident. J’ai été appelé ici, cette fois avec le surveillant Euler, par le robot utilitaire n° 716-14 qui avait découvert plusieurs robots de contrôle des déchets essayant d’emporter le corps de l’ami David.

Éve tourna rapidement au coin de la rue et s’arrêta si brusquement que Katherine faillit le renverser.

— Voilà, dit le robot, l’endroit approximatif où le corps serait tombé.

— Serait ?

— Il n’était plus là à mon arrivée.

— Qu’est-ce que le robot utilitaire a raconté ?

— Le robot utilitaire n° 716-14 a dit qu’il avait renvoyé les robots de contrôle des déchets puis examiné l’ami David pour déceler des signes de vie, sans succès. Au cours de l’examen, une autre pièce s’est mise à pousser autour du corps pour l’enfermer. Le robot utilitaire n° 716-14 s’est donc retiré pour ne pas être pris au piège et nous a envoyé un appel d’urgence. Nous sommes retournés ensemble sur les lieux mais le corps n’était plus là. Plus personne n’a revu l’ami David depuis.

— Y avait-il des traces de violences sur le corps ?

— Le robot utilitaire n° 716-14 a rapporté que le corps paraissait parfaitement normal, à part une petite coupure au pied gauche. Comme je ne puis rapporter que ce que j’ai entendu dire à cet égard, je suis incapable de le rapporter comme un examen exact.

Katherine s’adossa au mur d’un petit entrepôt de pièces détachées, qui céda légèrement sous son poids. Elle trouvait curieux que l’accident de David dans la chambre fermée ait coïncidé avec les conditions d’alerte de la ville, mais ne pouvait trouver de rapport entre les deux.

— Tu as donc l’impression que le corps a été déplacé simplement parce que la ville l’a déplacé ? demanda-t-elle.

— Je suis incapable de spéculer sur une telle hypothèse, répondit le robot, mais j’ai entendu le surveillant Euler faire une déclaration semblable à la vôtre. Ouï-dire, encore une fois.

— Étant donné la vitesse de croissance de la ville, calcule jusqu’où et dans quelle direction le corps de David a pu être emporté, si, naturellement, le mouvement de la ville l’a bien déplacé du lieu que tu désignes.

— Approximativement dix pâtés de maisons et demi, dans n’importe quelle direction, répondit le robot sans hésiter. La ville travaille selon un plan qui m’est inconnu.

— Dix pâtés de maisons et demi, murmura Katherine. Eh bien, je vais avoir de quoi passer le temps. Viens, allons faire un tour.

— C’est votre décision, répondit le robot.

Katherine choisit une direction au hasard et se mit en marche pour chercher elle ne savait quoi.

 

ACCÉS INTERDIT s’inscrivait en gros caractères sur l’écran, une phrase sur laquelle Derec venait de buter douze fois en douze minutes.

Il était debout devant un petit comptoir, près d’une grande fenêtre ouverte. À travers les nuages de poussière rougeâtre, il distinguait la longue file d’engins de terrassement avançant lentement sur le terrain rocailleux ; à l’avant, les dents de leurs lourdes pelles plongeaient dans le sol à une profondeur de soixante-dix centimètres et étalaient la terre uniformément, pour combler les trous, niveler les bosses et laisser derrière les véhicules une plaine uniforme. D’énormes rouleaux compresseurs complétaient le travail afin de fournir une fondation solide à la ville qui devait se déployer dans ce secteur dès qu’il serait prêt.

Après avoir quitté le réservoir et les lieux du drame, Derec avait demandé à Reg de le conduire à l’extrémité de la ville. Il voulait voir de ses yeux la création du nuage de poussière et tenter d’avoir accès à un terminal éloigné, hors de portée des surveillants. Son robot avait d’abord hésité mais Derec lui avait assuré qu’il ne sortirait pas de l’enceinte de la ville.

Maintenant qu’il était là, il regrettait le temps perdu. La recherche du terminal avait été un échec total. Il lui était impossible d’avoir accès à des renseignements sur les opérations dans cette partie de la Cité des robots.

Il avait essayé diverses méthodes pour obtenir les mots de passe mais des obstacles se créaient immédiatement. Il finit par avoir l’impression qu’une fois en état d’alerte, la ville verrouillait ses terminaux. Il avait du mal à le croire, car si les robots étaient totalement responsables des accès et des mots de passe, c’était un démenti infligé à la nature humaine et parfaite de leur monde. Pour des raisons philosophiques fondamentales, l’accès devait être humainement possible.

Mais pas à partir de ce terminal.

Alors que faire ? Avec ou sans sa présence, la pluie persisterait ; le noyau central s’entêtait à le repousser, à lui refuser la moindre information ; il était toujours prisonnier (et il prenait la chose très au sérieux, en dépit des idées de Katherine), il ne savait toujours rien de ses origines ni des raisons d’être de la Cité des robots.

Cette pensée le ramenait à son point de départ. Quand il avait visité la tour du Compas, Avernus lui avait été désigné comme le premier robot surveillant, celui qui avait procédé, au départ, à la construction de tous les autres. Derec avait réussi à déterminer l’origine et la destination de l’eau ; il comptait maintenant rechercher les origines de la ville elle-même. Il devait commencer par Avernus et le sous-sol. L’opération minière était nécessaire pour fournir les matériaux de construction à la ville. Tout le reste partait de là. Il se promit donc d’aller à la source : Avernus.

Derec referma le terminal inutilisable et sortit de la pièce nue pour rejoindre Reg qui examinait avec une grande attention les formations nuageuses. C’était son obsession.

— Je veux aller à la mine parler à Avernus, dit-il au robot. Est-ce acceptable ?

— Je vais vous conduire aux mines, ami Derec. Mais à partir de là-bas, la décision appartiendra à Avernus.

— D’accord, dit Derec et il se préparait à une nouvelle longue marche quand il avisa un tram garé près de l’excavation et s’en approcha. Faisons-nous transporter, cette fois.

— Cette machine ne nous a pas été donnée, objecta Reg. Elle n’est pas à notre disposition.

— T’a-t-on ordonné de m’interdire de prendre la machine ?

— Non, mais…

— Alors allons-y !

Derec sauta à l’avant mais ne vit ni tableau de bord ni commande. Il pensait que c’était par ce moyen que les robots conduisant les pelleteuses arrivaient sur le site de forage mais le témoin était incapable de faire des suppositions et resta muet.

— Comment ça marche ? lui demanda Derec.

— On donne sa destination dans le microphone.

— Au sous-sol ! ordonna Derec.

Aussitôt, la machine se mit en marche à vive allure.

Ils traversèrent un quartier d’usines de fabrication de robots travaillant à plein rendement pour suivre l’allure de croissance de la ville. À mesure que le nombre d’immeubles augmentait, le nombre de robots devait augmenter aussi pour entretenir les maisons et servir des gens qui n’y habitaient pas. Ils croisèrent de longues files de véhicules chargés de robots neufs, fonctionnellement conçus, qui regardaient de tous leurs capteurs un monde qu’ils voyaient pour la première fois et qui était le leur.

Derec et son guide traversèrent de petites forêts et longèrent d’immenses serres en prévision du jour où la production agro-alimentaire à grande échelle deviendrait une réalité. Ils filèrent comme des flèches sur un vaste terrain vague inutile en apparence.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Derec.

— Rien, répondit Reg.

— Je ne veux pas dire maintenant, mais plus tard. Qu’est-ce que ce sera ?

— Je ne traite pas souvent de possibilités, répondit le robot, les voyants rouges de sa grosse tête clignotant furieusement. J’ai entendu le surveillant Euler appeler cet endroit un futur cosmoport.

Derec fut ébahi. La Cité des robots était incapable de faire face aux arrivées et aux départs de vaisseaux spatiaux sous quelque forme que ce soit. La question lui ouvrit de nouveaux horizons :

— Si le cosmoport n’est pas encore construit, où avez-vous installé vos émetteurs hyperondes ?

Il posa la question négligemment, à peu près certain que Reg lui dirait que l’information était secrète, et il n’était donc pas du tout préparé à la réponse que lui fit le robot :

— Je ne sais pas ce qu’est un émetteur hyperondes.

— Un appareil destiné à la communication à très longue distance dans l’espace, expliqua Derec. Vous l’appelez peut-être d’un autre nom, ici.

— Je n’ai jamais été témoin d’un appareil destiné à communiquer au-delà de notre atmosphère, déclara le robot.

— Vous n’envoyez pas d’informations dans d’autres planètes, et vous n’en recevez pas ?

— Je n’ai connaissance d’aucun cas de ce genre. Nous nous suffisons à nous-mêmes.

Le tramway s’arrêta brutalement et arracha Derec à ses réflexions. L’idée ne lui était pas venue, jusque-là, qu’ils étaient bel et bien prisonniers. La clef et son maniement correct devenaient soudain pour lui d’une importance capitale.

— Nous sommes arrivés, ami Derec, annonça Reg.

— En effet…

Derec descendit lentement du véhicule en se demandant ce qui se passait. Qui avait créé ce lieu ? Et pourquoi ? La civilisation était absolument neuve, sans contact avec d’autres, entièrement repliée sur elle-même et pourtant, il était évident que des Spatiaux étaient à son origine. Il se demanda si David, le mort, en avait été le créateur.

Il marcha rapidement le long de la file de robots transportant le matériel endommagé, contourna le gigantesque extracteur et son inépuisable ruban de ville, et s’arrêta à l’entrée du sous-sol. Il se tourna vers Reg qui l’avait suivi.

— Trouve Avernus. Dis-lui que je veux lui parler. Je ne veux pas manquer au protocole en allant dans des endroits interdits aux humains.

— Oui, ami Derec.

Le robot s’éloigna pour consulter son réseau de communications radio.

Derec s’assit par terre, à côté de la porte, et contempla le défilé des robots. Il commençait à se faire l’effet d’un appendice inutile, sans aucune fonction. Il se sentait coupable en donnant des ordres aux robots ; ils avaient des choses plus importantes à faire.

À sa montre, il était 2 heures de l’après-midi, bientôt ils auraient à affronter une nouvelle nuit de pluie, encore une nuit de spéculations inutiles pendant que le niveau des eaux monterait. « Nous aurons échoué », avait dit Euler, et cette seule phrase en disait plus que mille volumes. Comme Derec, le surveillant savait que la Cité des robots était une épreuve, une épreuve conçue pour eux tous. Si Euler et les autres étaient incapables de résoudre le problème de la pluie, ils auraient échoué dans leur tentative de construction d’un monde fonctionnel. Il savait aussi que la sauvegarde de ce monde exigeait une forme de pensée créatrice dont la plupart des gens jugeaient les robots incapables. Derec songea que c’était peut-être là qu’il entrait en jeu. La synnoétique, comme ils disaient, le tout plus grand que la somme des parties. Pour que cela réussisse, Derec devait commencer par persuader les robots de se confier à lui, malgré leurs mesures de sécurité.

— Je suis occupé, ami Derec, dit une voix forte. Que voulez-vous de moi ?

Derec leva les yeux et vit le corps gigantesque d’Avernus, incliné en avant pour franchir la porte.

— Nous avons à parler du sauvetage de cette ville. Il nous faut nous aborder en égaux, et non en adversaires.

— Vous avez peut-être commis un crime, Derec, répliqua Avernus. Je ne suis pas votre égal en cela.

— Euler non plus mais son inattention a causé aujourd’hui la mort d’un robot.

— Vous étiez présent vous aussi.

Derec baissa les yeux.

— Euh… oui. Je n’avais pas le droit d’évoquer cet accident.

— Dites ce que vous voulez de moi.

— Des réponses ! De la compréhension. Je veux aider cette ville… vous défendre de la pluie. Je veux qu’on le sache et qu’on l’apprécie.

Le robot considéra longuement le jeune homme puis il l’entraîna à l’intérieur. Ils descendirent, suivis par Reg à distance respectueuse. Avernus emmena ensuite Derec à l’écart de toute activité et lui fit un siège en empilant diverses machines cassées.

Derec grimpa au sommet du tas de ferraille et s’assit. Avernus resta debout à côté.

— Nous sommes dans une situation d’alerte, dit le robot, et ma programmation limite ma communication avec vous.

— Je comprends. Je sais aussi que beaucoup de situations font appel à un jugement que tu dois trier en utilisant tes circuits de logique. Je te demande simplement de penser synnoétiquement.

— Si c’est bien ce que vous me demandez, je dois vous faire un aveu, répondit le robot géant. Le concept de mort a plus de poids pour moi que pour tous les autres ici. Mes circuits logiciels sont différents à cause de ma fonction.

— Je ne comprends pas.

— Le propre du robot est l’efficacité, expliqua Avernus. Et dans les travaux nécessitant de la main-d’œuvre, une efficacité économique. Mais dans la mine, l’efficacité économique n’est pas nécessairement de l’efficience économique.

— Je nage complètement ! s’exclama Derec.

— La manière la plus efficacement économique d’aborder le travail de la mine peut aussi être la plus dangereuse, causer la perte d’un grand nombre de travailleurs, vu la nature de la mine. Donc, la manière la plus efficace de travailler une mine n’est pas forcément la plus économiquement efficiente à long terme. En conséquence, je suis programmé pour avoir un grand respect de la vie, même de la vie robotique, qui dépasse de loin le seuil que l’on pourrait juger normal. La vie de mes ouvriers est pour moi de première importance et dépasse les considérations d’efficacité.

— Quel rapport avec moi ?

— Si vous avez tué, Derec, vous êtes pour moi l’équivalent d’un anathème. Le simple fait que vous soyez accusé, que vous puissiez être capable d’un tel acte est plus que je n’en puis supporter. J’ai voté contre votre liberté quand nous avons discuté de cette question en réunion.

— Je te jure que je suis innocent !

— Les humains mentent. Voulez-vous toujours que je sois celui qui « apprécie » votre situation ?

— Oui, répliqua Derec avec fermeté. Je demande simplement l’occasion de vous montrer à tous que l’intérêt de la Cité des robots me tient à cœur. Je suis innocent et la vérité me délivrera.

— Bien dit. Que voulez-vous savoir ?

— Tu es le premier surveillant. Quels sont tes premiers souvenirs ?

— J’ai été réveillé par un robot utilitaire que nous appelons 1-1. Il avait déjà réveillé cinquante autres machines utilitaires. Je me suis réveillé avec une connaissance totale de ce que j’étais, un robot semi-autonome dont la fonction était de surveiller le travail des mines pour la construction de la ville, et de surveiller la construction d’autres surveillants pour qu’ils se livrent à d’autres travaux.

— Étais-tu programmé pour servir des humains ?

— Non. Nous étions programmés avec de l’information humaine, aussi bien en nous qu’à l’intérieur du noyau qui était déjà opérationnel quand je me suis réveillé. Nous avons pris dans l’indépendance notre décision de servir.

— Est-ce la raison pour laquelle les robots d’ici n’ont pas été tellement enthousiasmés par l’arrivée de Katherine avec moi ? hasarda Derec. Ne connaissant pas la réalité humaine, vous avez cru à un idéal qu’il nous est impossible d’égaler ?

— C’est peut-être vrai, reconnut Avernus.

— Depuis combien de temps es-tu réveillé ?

— Un an, à peu près.

— As-tu vu des êtres humains ? As-tu eu connaissance de la présence d’êtres humains ?

— Non. Notre premier acte a été la construction de la tour du Compas. Ensuite, nous avons entamé nos délibérations philosophiques quant à notre but dans l’univers.

— Et 1-1 ? A-t-il été en contact avec des humains ?

— Nous n’avons jamais pensé à le lui demander.

— Où est-il en ce moment ? demanda Derec en sentant qu’il se rapprochait d’une réponse.

— Dans les galeries, 1-1 travaille à la mine.

Derec sauta de son siège de fortune.

— Conduis-moi là-bas !

— La sécurité…

— Je suis un être humain. Ce monde a été conçu pour moi et mon espèce. Je regrette, Avernus, mais si tu existes pour servir, il est temps que tu le fasses. Si tu respectes ta propre philosophie, tu dois accepter le fait que vos mesures de sécurité n’ont pas été faites pour vous protéger des êtres humains. Si elles le sont, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans votre philosophie de base.

— La mine est dangereuse.

— Tu me protégeras.

Les photocellules rouges du robot se fixèrent entre Derec et la porte de l’ascenseur.

— Je dois vous refuser l’accès au noyau central, dit-il enfin. Je dois vous laisser dans l’ignorance de nos mesures de sécurité. Mais vous êtes un être humain et ce monde est fait pour que vous le partagiez avec nous. Je vais vous conduire à 1-1 et vous protéger. Si, à un moment donné, la protection exige de vous renvoyer à la surface, je le ferai.

— D’accord, répondit Derec en regardant l’heure. Allons-y.

Reg entra avec eux dans l’ascenseur. Par respect pour le surveillant, les autres robots leur laissèrent la cabine. Avernus appuya sur un bouton, la porte se referma et l’ascenseur descendit.

Très profondément.

— Le secret du mouvement dans la mine, c’est l’assurance, confia Avernus à Derec quand la cabine s’arrêta.

— L’assurance ? répéta Derec.

La porte s’ouvrit sur une activité délirante. Des milliers de robots utilitaires allaient et venaient dans une immense caverne qui s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. Une file continue de trains de wagonnets roulait sur des rails mobiles, pour apporter le minerai brut aux fonderies géantes qui le raffinaient, en vue de son alliage avec d’autres matériaux. Le plafond était à trente-cinq mètres au-dessus de leur tête, taillé dans la terre même. De loin en loin, à intervalles réguliers, il y avait des salles de nettoiement.

— Du fer ! s’exclama Avernus en écartant les bras. La base de tous les métaux ferreux grâce auxquels le monde moderne a été rendu possible. Nous l’extrayons en énormes quantités, nous nous en servons à l’état brut pour fabriquer notre matériel, et en alliage avec certains plastiques pour former notre ville. Là !

Il montra une machine dans laquelle des courroies de transmission permettaient l’introduction de couches de fer. Derec reconnut au passage des schémas imprimés de microcircuits. La masse, comme congelée, ressortait du sommet de la machine et passait à travers le plafond en un ruban continu ; c’était le matériau de construction que Derec avait vu sortir à la surface.

— Voilà la matière de la Cité des robots, dit Avernus. Un alliage de fer et de plastique, coupé d’importantes quantités de carbone et utilisant l’oxyde de carbone comme agent réducteur. La « peau » est ensuite impressionnée par des millions de microcircuits au mètre carré. Des sections indépendantes mesurables en centimètres carrés animent la « peau » d’une intelligence robotique, conditionnée aux nécessités et à la protection humaine. L’ensemble est préprogrammé pour la construction et se comporte d’une manière prescrite pour réagir aux besoins humains quand ils se présentent.

— C’est pour cette raison que les murs cèdent quand je les pousse, murmura Derec.

Il sortit en hésitant de l’ascenseur et resta tout près d’Avernus.

— Exactement. Et maintenant, souvenez-vous. De l’assurance. Restez tout près.

Avernus s’avança au milieu de la cohue, parmi les machines, les robots et les trams qui se précipitaient en tous sens. Avernus coupa avec aplomb le chemin d’un véhicule lancé à toute allure, Derec se figea un instant, voulut reculer. À chaque fois c’était la même chose, l’accident attendu ne se produisait pas, les robots et leurs machines évaluaient tous les mouvements autour d’eux et réagissaient en conséquence, à la perfection et au millimètre près.

Ce fut alors que la notion d’assurance prit pour Derec toute sa signification. Il était indispensable que le mouvement soit assuré, obéisse à un élan continu. Tout le jugement se fondait sur l’idée que le mouvement était et resterait régulier, et pouvait donc être évité une fois évalué. Ce qui était dangereux, c’était l’hésitation, le recul, les sursauts, les arrêts brusques.

Une fois qu’il eut compris cela, il marcha plus confiant et plus ils s’approchaient du centre de la gigantesque salle, plus son malaise se dissipait.

— Je voudrais te poser une question, dit-il au robot géant. Avez-vous inventé la « peau » de la Cité des robots ?

— Non. Le programme était déjà dans le noyau central.

— Ses activités sont donc toutes préprogrammées ?

— Exact. Nous n’avons fait que les utiliser une fois que nous avons décidé de servir l’humanité.

Ils parvinrent à une extrémité de la salle, d’où partaient des dizaines de petites galeries.

— Nous nous faisons transporter, annonça Avernus en grimpant dans un wagonnet trop étroit pour sa masse.

Reg et Derec montèrent avec lui et Avernus démarra tout de suite, en les emmenant dans un tunnel chichement éclairé.

— Ce tunnel m’a l’air abandonné, dit Derec tandis qu’ils roulaient à très vive allure.

— Il l’était encore il y a deux jours. Aujourd’hui, il va peut-être nous sauver.

— Comment ?

— Vous allez le voir.

Ils roulèrent pendant quelques minutes encore, en descendant toujours plus profondément, puis Derec reconnut les bruits d’une activité, et Avernus annonça :

— Nous approchons.

— Nous approchons de quoi ?

Avernus vira brusquement et ils débouchèrent dans un élargissement de la galerie où des centaines de robots travaillaient fébrilement à creuser la terre ; ils jetaient de grandes pelletées dans tous les récipients à leur disposition, chariots ou wagonnets. La terre était ensuite acheminée rapidement dans les tunnels voisins, pour boucher des excavations déjà existantes. Comme dans une fourmilière, ils grouillaient en tous sens avec la plus grande détermination ; grimpé sur un chariot, dominant le spectacle, Rydberg se dressait en ponctuant de ses gestes les ordres qu’il donnait par radio aux robots ouvriers.

Avernus tourna la tête vers Derec.

— Quelque part par là, vous trouverez 1-1, dit-il.