ASSOCIÉS DANS LE CRIME
Couic !
Psssch…
Couic !
Psssch…
Le bruit était léger, lointain, mais bien présent. Si Katherine et Derec avaient continué de parler, comme pendant le premier tiers de leur retour, il n’aurait pu l’entendre. Mais depuis qu’ils se taisaient, chacun plongé dans ses pensées, le bruit avait fini par s’imposer aux oreilles de Derec.
Il crut d’abord que c’était l’écho de leurs pas, ou simplement le produit d’un symptôme paranoïaque. Comme ils pénétraient dans la sous-section 51, il n’eut plus aucun doute. On les suivait.
— Ne dites rien et ne vous retournez pas, chuchota-t-il. Tenez les deux lampes. Et continuez de marcher.
— Quoi ?
— Chut ! Continuez de marcher. Gardez les faisceaux pointés vers le sol pour ne pas être vue en silhouette. Essayez d’avoir l’air de deux personnes.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle, mais elle réprima sa curiosité et fit ce qu’il demandait.
Après lui avoir tendu sa torche à bout de bras, Derec s’arrêta dans l’ombre et se plaqua le dos au mur. Il se demanda ce qu’il attendait. Un des robots du Dr Galien ? De Jacobson ? Aranimas en personne ? Il regrettait de ne plus avoir l’aérosol à gaz, ou au moins la torche à utiliser comme une matraque.
« Il va falloir que tu te débrouilles tout seul », se dit-il en s’accroupissant contre la paroi.
L’ombre était déjà passée quand il la vit. Ce fut seulement en se tournant vers Katherine qu’il distingua vaguement quelque chose, se détachant à contre-jour. Il passa à l’action, fit un bond et se jeta dans les jambes de l’intrus. Il sentit de l’étoffe et des os, pas de la peau synthétique ni du métal ; l’inconnu s’effondra sur lui en poussant un petit cri aigu.
Ils luttèrent furieusement dans le noir, avec des objectifs différents. Derec essayait d’empoigner un bras, une jambe ou un cou et de plaquer l’autre au sol. Son adversaire tentait seulement de se dégager pour s’enfuir.
Derec était de loin le plus adroit. Il n’eut aucun mal à assurer ses prises. La difficulté était de les conserver plus de quelques secondes. S’ils avaient lutté en compétition, il aurait marqué aux chutes mais son concurrent aurait gagné aux points. C’était en partie à cause de la force compacte de l’autre, en partie à cause du tissu glissant de ses vêtements.
Dans l’obscurité, la chance comptait plus que l’adresse ou la force et les neutralisait toutes deux. Les combattants roulaient d’un côté et de l’autre sur toute la largeur du passage, sans qu’aucun puisse prendre l’avantage. Finalement, par une torsion soudaine et une prise heureuse, Derec eut le dessus et put se mettre à califourchon sur son adversaire en le tenant fermement par les bras.
Katherine braqua alors une de ses lampes sur la figure de l’ombre. L’adversaire cligna des yeux, à demi cachés par une fourrure marron et jaune, et sa bouche se convulsa en une grimace familière.
— Wolruf ! s’exclama Derec.
— Tu es plus fort que tu n’en as l’air, Derec, dit en riant la caninoïde. J’espère que tu sais que je t’ai laissé gagner.
Derec sourit à son tour.
— Toute laide que tu es, je suis rudement content de te revoir. J’avais peur de t’avoir perdue quand nous avons été largués.
— Pourquoi traitez-vous cet être comme un vieil ami ? s’insurgea Katherine. C’est le garçon de courses d’Aranimas !
— Fille, rectifia-t-il. Vous ne pouvez pas comprendre, bougonna-t-il en aidant Wolruf à se relever. C’est mon amie.
— Partenaires, dit fièrement Wolruf.
— Ah oui ? Alors pourquoi nous suivait-elle sournoisement ? Que comptais-tu faire ?
— Je n’ai jamais voulu vous faire de mal…
— Tu attendais que nous trouvions la clef, hein ? Tu voulais la voler…
— Katherine ! Elle est malade ! s’écria Derec.
— Comment ?
— Regardez-la ! Regardez-moi, dit-il en reprenant sa torche pour la tourner vers lui.
Ses vêtements étaient couverts de poils bruns et jaunes. Dans la lumière de la lampe de Katherine, le pelage de l’extraterrestre était si clairsemé qu’il laissait apparaître des plaques de peau pâle. Et il y avait dans les yeux de Wolruf une détresse qui trahissait sa souffrance.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Katherine avec un soupçon de méfiance dans son ton soucieux.
— Faim.
— Bien sûr, dit Derec. Elle est affamée. Il n’y a rien à manger ici qu’elle aurait pu voler.
Toujours méfiante, Katherine examina l’extraterrestre.
— C’est pour ça que tu nous suivais ? Pas pour avoir la clef mais pour savoir où nous trouvions de quoi manger ?
— Je me moque du bijou, affirma Wolruf. J’ai faim, c’est tout. Je me suis cachée, j’ai suivi les robots, j’ai cherché à manger. Je les ai suivis partout et nulle part je n’ai senti des vivres.
— Tu n’aimes pas les robots, n’est-ce pas ? Ce n’est pas seulement Alpha ? dit Derec.
— Le capitaine d’élevage me l’a dit cent fois. Ne fais jamais confiance à un animal tant que tu n’as pas vu la table de ses repas.
C’était une faible tentative de plaisanterie.
— Et les robots ne mangent jamais, compléta Derec. Ne t’inquiète pas, nous allons te trouver quelque chose. Je l’espère. Peux-tu manger les mêmes choses que nous ?
— Un instant ! interrompit Katherine. Tu étais avec nous à bord du vaisseau, pendant tout ce temps ? Et depuis, tu te caches ?
— Je passais par le sas. Alpha aussi, quand nous avons entendu la bombe, expliqua Wolruf. Le bruit a attiré d’autres Eranis. Les contrôles étaient morts, ou ne valaient guère mieux. C’est moi qui nous ai largués. Quand les robots sont venus, je me suis cachée ; quand le vaisseau s’est amarré, je me suis glissée dehors. Je me cache depuis.
— Où est Aranimas ?
— Sais pas. Laissé là-bas, marmonna Wolruf qui commençait à chanceler.
— Nous verrons ça plus tard, déclara Derec. Il faut lui trouver à manger, et tout de suite.
— Pas si vite, protesta Katherine. Où t’es-tu cachée ? Ici, dans les secteurs noirs ?
— Surtout. Pas de robots ici. J’aime mieux le noir que les robots.
— Dans combien de secteurs noirs es-tu passée, en cherchant des vivres ?
— Des tas, avoua Wolruf. Le bijou n’est pas là, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Qu’en sais-tu ? répliqua Katherine. Tu l’as mis autre part ?
— Je ne veux pas le bijou. Rien que des ennuis pour tout le monde. Mais je sais où il est.
D’un geste impulsif. Derec prit l’extraterrestre par les deux joues et lui colla un baiser sur le front.
— Épatant ! Nous voilà tirés d’affaire !
Mais Katherine mit un frein à son enthousiasme.
— Comment le sais-tu ?
— Je les ai suivis quand ils l’ont pris dans le vaisseau. Je croyais qu’ils le portaient à des humains, les humains ont de quoi manger. Faux. Les robots l’ont emporté là où il y a plein de robots, pas d’humains, rien à manger. J’ai failli me faire prendre.
— Tu te rappelles où, exactement ? Tu pourrais nous y conduire ?
— Je croyais que les robots étaient vos serviteurs, dit Wolruf, le front plissé de perplexité. Pourquoi vous ne leur demandez pas de vous l’apporter ?
— Peu importe, intervint gentiment Derec. Réponds aux questions de Katherine. Tu te souviens du chemin ? Tu peux nous y emmener ?
— Je me souviens toujours, je peux vous emmener. Pas envie. Je ne veux pas de la clef, je ne veux pas voir des robots, ni être vue par eux. Mais tu es mon ami et si tu me donnes à manger, je serai ton amie et je te montrerai où c’est O.K. ?
Derec se tourna vers Katherine.
— Je vais aller avec elle lui chercher de quoi calmer sa faim, dit-il. Si ça ne vous plaît pas, vous pouvez continuer seule.
— Ah non ! Vous n’allez pas vous débarrasser de moi si facilement !
— Eh bien, venez.
Ils finirent par retourner à l’hôpital, d’abord parce que c’était relativement proche, ensuite parce que c’était une des rares installations qu’ils connaissaient.
Katherine entra la première et réclama des soins. Elle prit soin d’entraîner le Dr Galien et Florence dans son sillage. Une minute plus tard, Derec et Wolruf se glissèrent à l’intérieur et partirent vers les cuisines.
— De la viande, du pain, des légumes, qu’est-ce qui te convient ? demanda Derec en examinant le menu du distributeur.
— Des plantes. Quelque chose à croquer.
— Tout est synthétique, malheureusement… Voyons un peu… Je crois qu’ils font des quartiers de pommes avec beaucoup de fibres.
— Sais-tu ce que tu vas faire avec la clef, quand tu l’auras trouvée ? demanda Wolruf derrière lui.
— Non.
Il se retourna et présenta à l’extraterrestre un plateau blanc plein de tranches de pomme pulpeuses, jaune pâle. Avec une patience étonnante, Wolruf choisit un morceau, le renifla, puis le saisit du bout de la langue et le mit délicatement dans sa bouche. Elle n’eut pas l’air de mâcher mais d’avaler tout rond.
Cela créa un petit paradoxe : Wolruf ne paraissait pas manger vite mais le plat se vida très rapidement. Comme si elle cherchait à compenser sept semaines de privations, en un seul repas, tout en étant scrupuleusement propre et presque totalement silencieuse. Elle ne faisait entendre aucun de ces bruits mouillés et croquants qu’un humain affamé aurait faits en dévorant de la nourriture.
« Je ne serais pas étonné qu’elle trouve notre façon de manger répugnante », pensa Derec en l’observant.
Une fois le plateau vidé, Wolruf le rendit à Derec avec un sourire plein d’espoir.
— Je suppose que tu peux avoir confiance en moi, maintenant ? dit-elle.
— Oui, mais ce n’est pas moi que tu dois convaincre, répliqua-t-il en se retournant vers le distributeur pour une nouvelle portion. C’est Katherine. Au fait, pourquoi tu ne m’as pas dit qu’elle était à bord ?
— Oh… Pas eu l’occasion. Toujours quelque chose, quelqu’un qui venait nous interrompre.
— C’est vrai, reconnut Derec en présentant de nouveau le plateau rempli. Je voulais te poser certaines questions dès le premier soir mais je n’en ai jamais eu le temps.
— Pose-les.
Derec réfléchit pendant que Wolruf se remettait à manger.
— Celle-ci n’est importante pour personne d’autre que moi. Tu ne savais pas que j’étais sur l’astéroïde, n’est-ce pas ?
— Pas avant que les tireurs ne te voient. Et j’ai cru que tu étais un robot.
— C’est pour ça qu’on ne m’a pas tiré dessus ?
— Ordres d’Aranimas… imparfaitement suivis.
— Tu veux parler du robot qui était avec moi ? C’était une autodestruction.
— Les distinctions subtiles échappent à Aranimas. Demande au tireur qui l’a frappé.
Derec sourit.
— Saviez-vous que la clef était sur l’astéroïde ?
— Non.
— C’est ce que je pensais. Dans ce cas, pourquoi étiez-vous là ? Est-ce uniquement par le plus grand des hasards ?
— Volonté, et non pas hasard. Aranimas a construit un très bon télescope stellaire. Il a vu fabriquer l’astéroïde. Il est devenu curieux.
— Répète ça ? Je ne comprends pas.
Wolruf réunit ses mains et fit des gestes comme si elle façonnait une boule de neige.
— Avec le télescope, Aranimas a vu fabriquer l’astéroïde. Très intrigué, le patron ! Quelque chose que les Eranis ne savaient pas faire. Les humains font-ils ça souvent ?
— Non…
Derec était très étonné. Un monde artificiel… c’était possible. Une petite flotte de cargos pouvait apporter la matière première ; peut-être simplement de petits planétoïdes récoltés dans le système le moins éloigné… Souder tous les éléments ensemble à la vitesse voulue pour former un corps plus grand… Mais pourquoi ?
La réponse lui vint presque instantanément à l’esprit. Pour cacher la clef. Pour l’enterrer là où jamais personne ne la retrouverait, comme si elle était aussi dangereuse qu’un baril de déchets de plutonium. Astucieusement enterrée, non pas au cœur de l’astéroïde où le premier puits foré risquait de la mettre au jour mais glissée juste sous la surface, invisible.
Mais quelqu’un avait tout découvert, et avait envoyé des robots pour la récupérer.
— Tu es sûre de ce que tu dis ? demanda-t-il.
— Sûre. Aranimas a tout vu. Très bon télescope.
Wolruf tendit encore une fois le plateau vide.
« Dans ce cas, nous sommes dépassés », pensa Derec en retournant vers le distributeur.
Wolruf terminait son troisième plateau quand Katherine les rejoignit. Elle avait retiré du magasin de fournitures une tunique à manches longues pour porter par-dessus sa combinaison et échangé les « coussins de pieds » contre des chaussures à semelles souples.
— J’ai envoyé Florence faire une course et j’ai donné au Dr Galien un travail qui devrait le tenir loin du hall pendant au moins une demi-heure, annonça-t-elle. Et je lui ai demandé de me fournir des calmants au cas où il ne me serait pas commode de revenir. À vrai dire, ma peau ne me fait pas mal. Vous êtes prêts, tous les deux ?
Wolruf fit disparaître les deux derniers quartiers de pomme.
— Je le suis.
— Il est temps de payer l’addition, lui dit Katherine en reprenant le plateau vide. Allons examiner le plan.
Ils marchaient côte à côte dans le hall désert, Wolruf entre les deux humains.
— Voilà où nous sommes, dit Katherine en montrant un point du doigt. Et voilà à peu près l’endroit où Derec et toi êtes allés au tapis. Maintenant, tu n’as plus qu’à nous montrer où est la clef et nous irons la chercher. Tu pourras retourner dans le noir et ne plus jamais voir un autre robot.
Wolruf était incapable de comprendre le plan, dans aucun des modes de projection, en dépit des efforts de Derec et de Katherine pour le lui expliquer.
— Je sais où c’est, dit finalement Wolruf. Je le sais dans mes pieds et dans mon nez. Je vais avec vous et je vous le montre.
Katherine fronça les sourcils.
— Comment allons-nous la faire passer par les couloirs sans qu’elle soit vue ? C’était déjà assez risqué de l’amener ici. La première fois, elle a failli se faire prendre.
— Pendant notre longue marche, j’ai réfléchi et j’ai pensé qu’une installation aussi importante devait avoir des moyens de transport.
— Des « jitneys », dit-elle.
— C’est le mot, dit Derec.
Une image des petits véhicules utilitaires à trois roues se présenta à son esprit. En mode automatique, c’étaient essentiellement des robots roulants. En semi-automatique, ils servaient de taxis intelligents aux visiteurs de la station. Mais en mode manuel, ils devraient libérer leurs utilisateurs du contrôle des services centraux et de la curiosité des services de sécurité.
— Les robots n’en ont pas besoin mais je suis prêt à parier qu’ils sont tous garés quelque part, et prêts à rouler.
— Les robots ne trouveront-ils pas insolite d’en voir un dans les couloirs ?
— Je ne crois pas. Quand un vaisseau est au port, l’équipage les utilise sans doute. La vue d’un de ces chariots ne leur paraîtra pas plus bizarre que notre présence. Les robots remarquent les humains. Ils sont faits comme ça. Nous n’avons pas besoin d’être invisibles. Il faut simplement qu’on nous laisse tranquilles. Alors, qu’en dites-vous ?
Katherine pinça les lèvres et réfléchit.
— Si nous ne trouvons pas de « jitneys », ce que je pense n’a aucune importance.