FUITE

 

 

Analyste 17 ne le suivit pas et Derec ne dormit pas. Il s’allongea sur sa couchette et contempla le plafond, pour tenter de comprendre.

Le dilemme des robots était réel et grave. Ils n’étaient pas seulement frustrés dans leur volonté de respecter leurs obligations de la Deuxième Loi envers leur maître, mais ils étaient en équilibre au bord du précipice de la Première Loi. C’était un paradoxe capable de paralyser non seulement les robots individuellement mais toute la communauté. Il constituait lui-même leur première obligation, et pourtant, ils ne pouvaient rien faire pour lui, à part l’implorer de se sauver tout seul.

Si la situation n’avait pas été aussi sérieuse, Derec en aurait ri. L’idée de fuite était absurde. Sans l’aide des robots, il était incapable de remettre en état la capsule avant l’arrivée du vaisseau. Et même s’il y parvenait, elle n’avait aucun moyen de distancer l’énorme engin.

S’il persistait à considérer et les robots et les inconnus comme ses ennemis, l’équation resterait sans solution. Ce n’était qu’en partant du principe que les inconnus venaient le secourir, ou accepteraient de le secourir même s’ils avaient d’autres intentions à propos de l’astéroïde, qu’il pourrait imaginer un moyen d’évasion ; il pourrait par exemple attendre que le vaisseau soit sur orbite et sortir à la surface dans une combinaison de travail dans l’espace pour demander du secours par radio.

À ce moment-là, la couchette tressauta sous lui et il se redressa vivement. Il crut un instant qu’il n’avait pas senti de secousse, qu’il avait eu un de ces brusques sursauts que l’on a parfois quand on est sur le point de s’endormir. Mais une nouvelle secousse, de toute la pièce cette fois, lui apprit qu’il n’avait pas été victime d’une illusion. Il sauta du lit et courut à la salle commune.

Analyste 17 n’avait pas bougé.

— Que se passe-t-il ? cria Derec.

— Nous sommes attaqués, répondit le robot en désignant le centre de communications.

Derec regarda l’écran. Le vaisseau s’était mis dans une position où la moitié de son flanc exposé au soleil était visible, permettant à Derec d’en distinguer tous les détails. Il fut dérouté. L’engin lui paraissait fabriqué de bric et de broc et ressemblait davantage à un dépôt de ferrailleur qu’à un dangereux assaillant. C’en était pourtant un, indiscutablement.

La partie visible avait onze coques distinctes reliées par un enchevêtrement de structures. Il y avait des vaisseaux assez anciens pour être au musée et d’autres suffisamment nouveaux pour faire l’orgueil d’un constructeur. Des profils élancés transatmosphériques s’appuyaient contre les cylindres et les pièces de cargos stellaires. Sur toute la masse du vaisseau clignotaient de petits feux rouges et orangés.

— Qui sont-ils ? souffla Derec.

— Inconnus.

— Comment ? Ils ne nous ont pas interpellés ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Il n’y a eu aucun signal sur aucune fréquence couramment employée pour la communication.

Derec sentit une nouvelle vibration sous ses pieds.

— Quelle espèce d’armes ont-ils ?

— L’armement du vaisseau paraît principalement composé de lasers phasés à micro-ondes.

— Qu’avons-nous pour riposter ?

— La communauté n’a pas d’armes.

— Quoi ?

— Il est très probable, expliqua calmement le robot, que le vaisseau contienne des humains. Nous n’aurions pas la permission d’employer des armes contre eux.

Derec se retourna vers l’écran. Contrairement aux détails donnés par la mauvaise littérature, il n’y avait pas de rayons lumineux éblouissants trahissant l’énergie déversée par le vaisseau maraudeur. Seuls ces clignotants… et le sol frémissant sous les pieds.

— Sommes-nous en danger ?

— Oui.

— Expliquez-vous ?

— Le vaisseau a commencé par attaquer la zone de notre unique installation de surface, l’ensemble d’antennes situé à cent soixante-dix degrés à l’est du puits principal…

— Ces vibrations que nous ressentons viennent donc de si loin ?

— Oui. L’assaut initial a réussi et les communications sont coupées. Plusieurs galeries ont dû s’écrouler dans cette région. Le vaisseau semble à présent tirer au hasard. Il est actuellement sur une orbite presque synchrone, avec un glissement de deux degrés par minute.

— Il sera juste au-dessus du point où nous sommes dans moins de quatre-vingt-dix minutes ?

— C’est exact.

Il était évident que Derec ne pouvait attendre plus longtemps pour agir. Si le vaisseau brisait l’enveloppe de pressurisation du complexe alors qu’il était encore dans l’unité A, jamais il ne s’en sortirait. Les respirateurs ne le maintiendraient pas en vie dans le vide.

Et il y avait un autre danger, tout aussi redoutable : le courant risquait d’être coupé, les ascenseurs mis hors d’état de fonctionner, et il serait prisonnier au niveau de l’entrepôt. Il ne se sentait pas capable, même à une gravité presque nulle, de grimper dans une cage d’ascenseur jusqu’au sommet.

D’un autre côté, la perspective de courir à la surface en combinaison spatiale perdait beaucoup de son charme. Il risquait de ne pas être pris pour un prisonnier tentant de s’évader mais pour un ennemi à abattre. Malgré tout, s’il fallait mourir, Derec préférait encore que ce fût à la surface qu’enfermé dans le cœur glacé d’un astéroïde.

— Cette logique que tu as imaginée… Est-ce que Moniteur 5 et toi êtes les deux seuls surveillants à pouvoir la suivre sans déclencher un conflit de Première Loi ?

— Oui.

— Pourquoi ? Pourquoi toi ?

— Mon expérience des êtres humains m’a équipé d’une meilleure perspective de leur nature et de leur comportement.

— Tu as déjà eu affaire à des humains, avant moi ?

— Oui.

— Qui ?

— Je ne suis pas libre de le dire.

Impasse.

— Comment comptes-tu détruire le complexe ?

— Le matériau utilisé comme revêtement des parois des tunnels contient un explosif. Quand tous les autres surveillants auront été détruits, le dernier moniteur et le dernier analyste transmettront ensemble le signal détonateur. L’explosion provoquera l’effondrement de toute l’excavation.

« Superbe, pensa Derec. Si je reste dans le complexe, les assaillants vont me le faire tomber sur la tête. Si je pars, les robots le feront sauter sous mes pieds. »

À moins…

À moins qu’il n’y ait un moyen de quitter la surface grâce à une source de propulsion suffisante pour donner à sa combinaison une vitesse assez élevée. Compte tenu de la faiblesse du champ gravifique de l’astéroïde, la vitesse d’évasion ne devait pas être bien grande. Il devait tout au plus être capable de placer une balle sur orbite simplement en la lançant de toutes ses forces. Les servojambes de la combinaison étaient certainement assez puissantes pour lui permettre d’échapper d’un bond à la gravitation.

Malheureusement, les règlements de sécurité exigeaient que la servocommande de manipulation des jambes de la combinaison empêche justement ce genre de bond. Mais ce que des ingénieurs avaient fait, des bricoleurs pouvaient le défaire…

Tout à coup, un éclair aveuglant jaillit du centre du vaisseau et, un instant plus tard, le rayon d’énergie brûla l’objectif de la caméra transmettant l’image. Une autre prit la relève et son angle de prise de vue différent montra non seulement le vaisseau mais les nuages jaunâtres montant de la surface et signalant les points où les armes étaient pointées. Ce spectacle donna à Derec l’impulsion décisive.

— Il n’y a aucune évasion possible pour aucun de nous, déclara-t-il en prenant son air le plus résigné. Il ne me reste plus qu’à me préparer à la mort. Je te serais reconnaissant si tu me laissais seul pour accomplir mes derniers rites.

Le mensonge passa.

— Je ne comprends pas le but de ces rites, dit le robot, mais je respecterai votre vœu.

Derec ne fut pas long à mettre à exécution un plan rapidement conçu. Retournant dans sa cabine, il prit les oreillers de deux couchettes et courut au sas en les serrant dans ses bras.

— Ouvre-toi.

Le bruit des scellés intérieurs brisés fit sortir Analyste 17 de la salle commune, mais il était trop tard.

Derec était déjà dans le sas et la porte se refermait derrière lui.

— Cycle, dit-il en s’emparant d’un respirateur.

Quand la porte extérieure s’ouvrit, il plaça les coussins sur le seuil et les enjamba. Comme il s’y attendait, ils empêchèrent la porte extérieure de se refermer hermétiquement, interrompant le cycle et emprisonnant le robot à l’intérieur de l’unité A. Derec ne savait ni combien de temps tiendrait son système ni si le robot avait un moyen de négliger l’obstruction, mais il n’attendit pas pour le vérifier.

La file d’attente à la fonderie comprenait des surveillants mais personne ne fit attention à Derec. Il prit l’ascenseur jusqu’au niveau zéro, où il aperçut que Moniteur 5 avait pris des précautions en prévision de son retour. Deux des combinaisons avaient disparu et la troisième était coincée contre le mur par un véhicule à chenilles, lui-même bloqué par une foreuse à quatre pieds.

Derec ne pensait pas que la combinaison était endommagée – causer des dégâts à du matériel de sécurité contrevenait sûrement à la Première Loi – mais il ne serait pas facile de l’atteindre. Moniteur 5 constituait un des éléments du problème. Le robot était assis au pupitre de commande mais il se leva dès que Derec quitta la plate-forme de l’ascenseur et la mit en attente.

Leurs chemins se croisèrent quand Derec n’était plus qu’à quelques mètres du porteur à chenilles.

— La surface est une zone interdite, dit le robot.

— Je le sais, répliqua Derec en contournant vivement le robot, hors de portée de ses bras. Ce matériel est mal rangé. Je vais le mettre en ordre.

Moniteur 5 n’allait pas se laisser abuser aussi facilement.

— Vous ne pouvez pas partir. Vous n’êtes pas en danger ici, dit-il en tendant les bras.

Derec recula et sauta sur les marches de la cabine de contrôle vitrée.

— Faux. Si je reste ici, je serai tué quand le vaisseau détruira la station.

— Nous vous protégerons.

— Vous ne pouvez même pas vous protéger vous-mêmes ! répliqua Derec et il claqua et verrouilla la porte.

Le tableau de commande était standard. Il appuya sur la touche de mise en marche et l’écran s’éclaira pour faire apparaître des informations sur le fonctionnement de l’engin. La plus importante était tout en bas :

BATTERIE… 100 000 Kw… O.K. !

Le robot frappait poliment à la vitre et tentait d’attirer l’attention de Derec qui ne s’occupa plus de lui. D’un mouvement du levier dans son accoudoir, à droite, il fit redresser la petite grue repliée derrière la cabine de contrôle.

Les commandes ayant été conçues pour des robots, Derec les trouva ultra-sensibles. Mais la grue était semi-automatique ; quand il eut réussi à faire passer la flèche au-dessus de l’arrière du porteur et à amener la tarière dans le champ de la caméra de la grue, il lui suffit de dire « ramasse » et l’engin s’occupa du reste.

Moniteur 5 fut assez lent à comprendre. Derec ne savait pas si c’était parce que le robot était encore en proie à un conflit intérieur, ou si la lenteur à assimiler était ce qui différenciait un moniteur d’un analyste. Quand Derec souleva la tarière et commença à la déplacer, le robot devint subitement très agité.

— Analyste 17 est dans l’erreur, dit-il en secouant la porte. Derec ! Vous ne pouvez pas vous évader. Vous ne pouvez pas partir. J’ai mission de vous protéger. Je suis responsable.

Sans répondre, Derec se servit de la masse en suspens de la tarière pour écarter le robot du porteur et le repousser contre le mur. Les protestations de Moniteur 5 devinrent de plus en plus virulentes mais Derec n’arrêta pas le mouvement avant de l’avoir gentiment cloué contre le mur, à dix mètres sur la gauche, là où le même traitement avait été réservé à la combinaison.

— Machine arrière, lentement, dit Derec et le porteur s’écarta du mur. Halte. Attente.

Il sauta à terre et courut vers la combinaison. Pendant qu’il s’efforçait de la détacher du mur, Moniteur 5 se débattait pour se dégager. C’était une course que Derec devait absolument gagner.

Finalement, la porte d’accès fut dégagée et Derec se hissa à l’intérieur. Au même instant. Moniteur 5 grimpait sur la tarière et se libérait de sa prison de fortune. Mais il était trop tard pour retenir Derec. La porte d’accès se referma hermétiquement sur lui.

— Énergie, dit-il.

Son objectif suivant était la cabine de contrôle, de l’autre côté du porteur ; elle était faite pour être utilisée par des ouvriers de l’espace. Il n’eut pas le temps d’y arriver. Moniteur 5 lui bloqua le passage.

— Je ne veux pas t’endommager, lui dit Derec. Tu ne peux pas m’arrêter. Tu as essayé, tu as fait ton devoir. Maintenant, écarte-toi !

— C’est une tentative de suicide. Je ne suis pas contraint d’obéir à vos ordres dans ces circonstances.

— Je cherche à me sauver la vie, riposta Derec. Si tu tiens vraiment à ma vie, écarte-toi et donne-moi une chance.

— Je vous conduirai dans un lieu sûr de la communauté…

— Il n’y a pas de lieux sûrs, ici ! hurla Derec. Tu ne comprends donc pas ?

— Je ne puis permettre…

— Je n’ai pas le temps de discuter. Je regrette.

Tout en parlant, Derec balança le grappin droit de sa combinaison, frappa le robot au cou et l’envoya rouler par terre. Mais il avait à peine fait trois pas que le surveillant revint à la charge et tenta de s’accrocher au panneau de secours de la combinaison.

Cette fois, Derec se baissa, saisit la jambe droite du robot et le retourna sur le dos. Empoignant la cheville avec son autre grappin, il la pinça fortement, jusqu’à ce qu’il entende un froissement de métal. Quand il relâcha son étreinte, la jambe du robot retomba, le pied tordu et inutilisable.

Derec monta sans autre incident dans la cabine ouverte. En écartant le porteur du mur, en marche arrière, pour le piloter vers la rampe, il vit Moniteur 5 toujours par terre, qui essayait de se réparer. Ses scanners suivirent Derec et le porteur à travers la salle.

Le robot observait encore Derec, d’un regard curieusement attristé et accusateur, quand celui-ci pilota le porteur par le sas pour le conduire au-dehors, à la surface de l’astéroïde.