UN TÉMOIN

 

 

De retour à l’appartement, assis devant l’écran posé sur la table, Derec regardait le « divertissement » qu’Arion lui fournissait sous forme, pour le moment, de phrases accompagnées de leurs diagrammes grammaticaux. Avant cela, il avait pu admirer divers théorèmes de trisection d’angles et, encore avant, une liste incroyablement longue des puissances de dix et des différents mots inventés pour décrire les nombres astronomiques représentés par ces puissances. C’était un cauchemar d’insomniaque.

La matinée était sombre, grise, encore humide du froid de la nuit et de la pluie qui avait fait rage pendant des heures. Les nuages responsables des ravages se dissipaient lentement mais le ciel restait plombé.

Derec se sentait comme un fauve en cage, les nerfs à vif, furieux de ne pouvoir quitter son appartement. Ils y avaient été déposés au début de la soirée, après la réunion à la tour du Compas, et n’avaient plus revu de robots surveillants. L’écran n’avait pas de clavier, uniquement un récepteur permettant de recevoir ce que les robots voulaient bien lui envoyer, de temps en temps. En ce moment, ils éprouvaient le besoin de l’amuser, apparemment, mais cette distraction ne faisait qu’aggraver la mauvaise humeur de Derec.

Il avait mal dormi. Il n’y avait qu’un seul lit et Katherine l’occupait. Il s’était contenté du canapé qui était trop court, ce qui ne facilitait pas le sommeil. Mais ce n’était pas ce qui l’avait empêché de dormir.

C’était la pluie.

Il ne pouvait chasser de son esprit l’idée que le réservoir avait été presque plein quand il y était tombé la veille. Comment, dans ces conditions, pouvait-il contenir les énormes quantités d’eau qui s’abattaient à chaque déluge ? Il s’était débattu avec ce problème et plus la pluie tombait, plus il s’inquiétait. Le simple fait que les surveillants ne leur avaient pas donné de nouvelles depuis l’orage lui paraissait menaçant. Tous leurs efforts semblaient se concentrer sur la météorologie.

Comment le temps qu’il faisait pouvait-il avoir une influence sur la croissance rapide de la ville ? Y avait-il un rapport ?

— Vous êtes levé de bonne heure, dit Katherine derrière lui.

Il se retourna et la contempla, les traits adoucis par le sommeil, le visage baigné d’une clarté diffuse. Elle avait bonne mine et la nuit de repos laissait voir sa beauté naturelle. Elle était enveloppée dans le dessus-de-lit vert. Derec se demanda distraitement ce qu’elle avait en dessous et cela lui rappela son réveil à l’hôpital de la station Rockliffe, quand il l’avait vue toute nue dans l’« aérolit » voisin. Gêné, il chassa ce souvenir mais son résidu lui révéla une autre pensée qu’il avait complètement oubliée depuis.

— Je peux vous poser une question ? demanda-t-il.

L’expression de Katherine s’assombrit et il vit qu’elle se tenait sur ses gardes.

— Quelle question ?

— Quand nous étions à Rockliffe, le Dr Galien a dit que vous souffriez d’un état pathologique chronique. Plus tard, quand j’ai voulu l’interroger, vous l’avez fait taire.

Elle s’approcha de l’écran, en évitant le regard de Derec.

— Vous vous trompez. Je vais très bien. L’image même de la santé.

Elle se détourna et il crut percevoir une altération dans sa voix. Quand elle le regarda de nouveau, elle avait le visage fermé, très différent de celui de la jeune personne vulnérable à peine Éveillée de l’instant précédent.

— Que se passe-t-il sur l’écran ? demanda-t-elle.

Il regarda. Des motifs changeants d’images créées par ordinateur se succédaient plaisamment, accompagnés d’une vague mélodie diffusée par le minuscule haut-parleur.

— Vous ne m’aidez pas à vous croire, répliqua-t-il en se désintéressant de l’écran. Nous avons besoin d’une franchise totale, d’une totale confiance entre nous, pourquoi ai-je l’impression que vous me cachez des choses importantes ?

— Vous êtes paranoïaque, déclara-t-elle et il comprit qu’il n’en tirerait rien de plus. Et si vous ne changez pas de conversation, je vais me mettre en colère, ce qui n’est pas une très bonne façon de commencer la journée.

Il le reconnut à contrecœur et marmonna :

— La pluie me cause du souci. Elle était encore pire cette nuit que la nuit précédente.

— Ma foi, si cette ville s’apprête à affronter de graves problèmes, j’espère que nous en serons partis avant qu’ils ne se posent plus sévèrement. Nous devons commencer à nous occuper de notre enquête criminelle.

— Savez-vous ce qui cause la pluie ? demanda-t-il en écartant résolument la question du meurtre.

— Quel rapport avec notre enquête ?

— Aucun. Je me le demandais, c’est tout. Je…

— Ne dites rien ! Vous vous faites du souci pour vos amis les robots. Eh bien, j’aime autant vous dire qu’ils se préparent à nous enfermer pour le restant de nos jours…

— Nous enfermer ? Sûrement pas !

— Si ! C’est grave, Derec ! cria-t-elle avec colère. Nous courons le risque d’être retenus prisonniers ici toute notre vie. Vous savez, une fois qu’ils auront pris une décision pareille, je ne vois pas pourquoi ils changeraient d’idée. Vous n’avez pas l’air de comprendre la gravité de la situation.

Il la considéra calmement, posa une main sur la sienne, sur la table. Elle se dégagea et il sentit la colère le gagner à son tour, mais il se maîtrisa.

— Je comprends le problème, mais à mon avis celui de la ville est plus urgent, plus… immédiat.

— Mais ce n’est pas notre problème ! Le meurtre, si !

— Faites-moi plaisir, implora-t-il. Parlons un peu de la pluie et du beau temps, rien qu’un moment.

Elle soupira en secouant la tête.

— Voyons ce que je me rappelle. Les molécules réagissent à la chaleur, se séparent, se déplacent plus vite. Les molécules d’eau ne font pas exception. Quand la journée est chaude, elles s’élèvent dans l’atmosphère et s’accrochent dans l’air aux particules de poussière. Quand elles montent dans l’atmosphère plus froide, elles se changent en nuages. Quand les nuages deviennent trop lourds, pleins d’eau, ils retournent sur terre sous forme de pluie.

— D’accord. Et le vent n’est que l’interaction de la chaleur et du froid dans l’atmosphère.

— Oui, oui, bien sûr, et l’air froid plus lourd pousse l’air chaud, d’où… le vent.

Derec s’anima tout à coup.

— Je crois entrevoir un rapport. Écoutez, la Cité des robots se construit à une allure furieuse et en envoyant énormément de poussière dans l’atmosphère, dit-il en pensant au réservoir. En même temps, une grande quantité d’eau est libérée des opérations minières nécessaires à la construction. Ces opérations dégagent une énorme énergie sous forme de chaleur qui s’échappe dans l’atmosphère, près de l’eau, forçant les molécules chauffées à s’élever sous forme de vapeur et à se coller aux particules de poussière très denses en ce moment dans l’atmosphère. La nuit, la température baisse considérablement…

— Ce qui pourrait former une couche d’ozone non compensée.

— L’ozone ! C’est ce qui scelle notre atmosphère. La couche d’ozone disparaissant, les inversions de température en font autant. Donc, l’air se refroidit le soir, les nuages se forment, l’air frais amène les grands vents et la pluie tombe.

— Donc, dit Katherine, s’ils ralentissaient leur construction, ils pourraient contrôler le temps qu’il fait.

— Ça me paraît logique, répliqua-t-il.

— Pourquoi ne le font-ils pas ?

— C’est tout le mystère, n’est-ce pas ?

La porte s’ouvrit et Wohler, le robot doré, entra dans la pièce, flanqué de deux robots plus petits.

— Bonjour, dit-il. J’espère que votre temps de sommeil a été bénéfique.

— Tu devras apprendre à frapper avant d’entrer ici, lui dit Katherine. Tu vas ressortir immédiatement et frapper avant d’entrer.

Docilement, le robot sortit et referma la porte. Derec savait que Katherine passait ses nerfs sur lui. Dans les mondes spatiaux, les robots faisaient simplement partie des meubles et leur présence n’était pas considérée comme une intrusion dans l’intimité des personnes.

Il y eut un léger grattement à la porte, un bruit quelque peu étouffé par la nature du matériau.

— Entrez ! cria Katherine d’un ton satisfait.

La porte coulissa et les trois robots reparurent.

— Est-ce la méthode de traitement souhaitée à l’avenir ? demanda Wohler.

— Certainement.

— Très bien, dit le robot puis il remarqua les draps et couvertures de Derec sur le canapé. Devons-nous retourner cela dans la chambre ?

— Vous ne nous avez fourni qu’un seul lit, expliqua Derec. J’ai dormi ici.

— Avons-nous mal compris ? L’espace de sommeil est-il trop petit…

— Katherine et moi préférerions simplement… des espaces séparés pour dormir.

— L’intimité ? hasarda Wohler. Comme en frappant à la porte ?

— C’est ça, répondit Katherine.

Derec vit qu’elle n’avait aucune envie de s’étendre sur l’aspect social des habitudes de sommeil humaines, alors il n’insista pas non plus.

— Nous avons d’autres priorités pour le moment, dit le robot, mais nous verrons si nous pouvons organiser quelque chose de plus personnel pour vous.

— Merci, répondit Derec, mais si cela vous prend un jour de plus ce n’est pas grave. C’est au tour de Katherine de coucher sur le canapé, ce soir.

— Quoi ! s’écria-t-elle.

Derec la regarda en riant mais elle ne s’amusait pas du tout. Il se hâta de changer de conversation.

— Qu’est-ce qui t’amène ce matin, Wohler ? Avez-vous pris une décision au sujet de nos demandes d’hier ?

— Oui. Et notre souhait le plus sincère est que cette décision vous agrée. Premièrement, au sujet de votre enquête et de votre liberté de mouvement. Nous avons eu une longue conférence, aussi longue que le temps nous le permet dans les circonstances actuelles, et nous avons décidé que, en dépit de vos défauts, vous êtes tout de même des humains et que cette réalité en soi exige que nous vous accordions le bénéfice du doute dans cette situation. Beaucoup, parmi nous, s’inquiètent de votre franchise, ou plutôt de votre manque de franchise, mais je leur ai rappelé qu’un grand philosophe humain a dit un jour : « Ne vaut-il pas mieux que les hommes soient ingrats plutôt que de manquer une occasion de faire le bien ? » Mes camarades ont donc voté de faire le bien à cet égard.

— Excellent, approuva Derec.

— Mais…

— C’est à moi, reprit Wohler, de philosopher en l’occurrence : ai-je besoin de vous rappeler que l’on doit toujours être prêt à accepter le mal comme le bien ?

— Continue ! Venons-en au fait, grommela Katherine.

— Pour la question de votre sécurité et de votre… euh… imprévisibilité, il a été décidé que chacun de vous aura un compagnon robot pour… vous aider dans votre enquête.

— Pour nous garder, tu veux dire !

— Simple question de mot, pontifia Wohler et Derec comprit que ce robot avait été programmé pour la diplomatie. À vrai dire, dans ce cas, je pense que vous trouverez ces robots plus utiles comme assistants que comme protecteurs. L’un d’eux était d’ailleurs présent lors de la mort de David et dans la confusion qui a suivi.

L’intérêt de Katherine s’Éveilla.

— Vraiment ? Lequel ?

Le robot se trouvant à gauche de Wohler s’avança. Il avait un corps tubulaire, sa tête était hérissée de capteurs et de photocellules. Sans bras, il paraissait absolument inutilisable.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Katherine.

La machine avait une voix précise, à l’accent cassant.

— Je suis Enregistreur d’événements B-23, modèle 13 alpha 4.

— Je t’appellerai Éve, si ça ne te fait rien, déclara Katherine. (Elle se leva et serra plus étroitement autour d’elle le dessus-de-lit, puis elle jeta un coup d’œil à Derec.) Je veux celui-là.

— D’accord. Viens ici, dit Derec au deuxième petit robot. Tu répondras au nom de Reg.

— Reg, répéta docilement le robot.

— Nous appelons ces robots des témoins, expliqua Wohler. Leur unique fonction est d’être les témoins d’événements, pour les rapporter ensuite précisément.

— C’est pour ça qu’ils n’ont pas de bras ?

— Exact. Ils ne sont équipés que pour être des témoins. Quand une créature est personnellement mêlée à un événement, ses facultés de témoin diminuent. Ces robots ne font que regarder, écouter et témoigner. Ils savent le comment de presque tout, mais jamais le pourquoi. Ils répondront à toutes vos questions au mieux de leur compétence mais, encore une fois, ils sont incapables d’établir des rapports de second degré en associant les événements pour former des motifs.

— Je vais m’habiller, annonça Katherine.

Elle quitta vivement la pièce et disparut dans le couloir menant à la chambre. Jamais Derec ne l’avait vue si joyeuse.

— Quels accès nous seront interdits ? demanda-t-il. Toute la planète nous est-elle ouverte ?

— Hélas, non. L’accès vous sera interdit dans certaines parties de la ville, et pour certaines opérations. Vos témoins, cependant, vous préviendront si vous vous aventurez en terrain dangereux, pour ainsi dire.

— Quelles chances ai-je d’avoir accès à un terminal et de parler au noyau central ?

— Le noyau central est bouclé à cause de l’état d’urgence actuel. Il n’acceptera l’entrée d’aucune source, à part les surveillants, et nous sommes incapables de vous aider à cet égard.

— Comment se passent les opérations au jour le jour ?

— L’information essentielle peut être obtenue à partir de n’importe quel terminal. Mais l’entrée est limitée.

— Vous me permettrez d’essayer ?

— Cela se passe entre le noyau et vous. Nous avons chacun notre travail. Tout ce que nous exigeons, c’est que vous respectiez votre engagement de revenir ici à l’approche de la pluie. Nous devons placer votre sécurité au-dessus de tout le reste. Ayant échoué à cet égard avec votre prédécesseur, nous exagérons peut-être les précautions, mais tous les privilèges seraient annulés et refusés si cette directive était négligée ou transgressée.

— Je comprends, assura Derec, et nous respecterons vos désirs.

— Votre parole, malheureusement, a très peu de signification en ce moment. À l’avenir, nous vous jugerons sur vos actes. « La qualité de la vie est déterminée par ses activités », a dit un jour un philosophe de la Terre. Maintenant je dois vous quitter.

Sur ce, Wohler sortit et se hâta vers l’ascenseur. Cette activité fébrile inquiétait Derec ; les choses n’allaient pas bien dans la Cité des robots. Il avait eu l’intention de demander à Wohler quels avaient été les effets de la pluie de la nuit, mais s’était ravisé, préférant aller s’en assurer lui-même et bien résolu à se faire emmener par Reg où il voulait.

— Voilà ! annonça Katherine en revenant, vêtue d’une combinaison bleu pâle que la servodesserte du dîner avait apportée la veille. Nous pouvons enfin avancer dans une direction positive. Par où voulez-vous commencer ?

— Je pensais descendre au réservoir, pour voir combien il est tombé de pluie cette nuit.

Elle le regarda avec stupéfaction.

— Vous vous rendez compte que chaque seconde est précieuse, en ce moment ? Nous avons besoin de trouver ce cadavre et de voir ce qui est arrivé. Il pourrait être… en train de se décomposer ou je ne sais quoi.

— Je dois aller voir s’il y a des dégâts, insista-t-il. J’essaierai de vous rejoindre plus tard.

— Ne vous dérangez pas ! lui lança-t-elle rageusement en allant à la porte. Vous n’avez qu’à satisfaire vos petites envies stupides. Je ne veux pas de vous, vous ne feriez que m’encombrer. Viens, Éve, nous avons un corpus delicti à trouver.

Elle sortit de l’appartement sans un regard pour Derec. Il la suivit des yeux, les sourcils froncés. Il ne pouvait modifier ses sentiments. Il avait tellement l’impression que sa propre vie, ses propres raisons d’être dépendaient de l’avenir de la Cité des robots, que les problèmes de la ville devenaient les siens.

— Je veux aller au réservoir, dit-il à Reg. Tu peux m’y conduire ?

— Oui, ami Derec, répondit le robot et ils se mirent en route.

Arrivé dans la rue, Derec fut déçu que les surveillants ne lui aient pas laissé un moyen de transport. Aller à pied d’un endroit à un autre lui ferait perdre du temps. Il se dit qu’il en parlerait plus tard à Euler mais il craignait que leurs motivations ne consistent précisément à l’empêcher de se hasarder trop loin de la maison.

— Voulez-vous y aller par le chemin le plus direct ? demanda le témoin.

— Bien sûr. Permets-moi de te poser une question. La pluie est-elle un résultat du travail qui est effectué dans la ville ?

— Dans l’ensemble, oui, répondit Reg par le haut-parleur situé sur son dôme du côté de Derec. Mais c’est aussi la saison des pluies.

— Si on ralentissait la construction, cela ralentirait-il la pluie ?

— Je ne sais pas.

« Je m’y prends mal, pensa Derec, je ne pose pas les bonnes questions, ce n’est pas ainsi qu’on interroge un témoin. »

— Comment la ville fait-elle la pluie ? demanda-t-il.

Le robot se mit à parler en donnant les renseignements d’une manière tout encyclopédique.

— L’olivine est extraite sous terre et écrasée dans un espace vide, dégageant du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène et de l’azote, de la vapeur d’eau est libérée, ainsi que du dioxyde de carbone, du méthane et des traces d’autres produits chimiques. Du fer est également extrait comme matériau de construction, ainsi que des produits pétroliers pour les matières plastiques…

— Des matières plastiques ?

— Les plastiques sont utilisés en alliages pour fabriquer le matériau avec lequel la ville est construite. Souhaitez-vous que je continue ?

— Laisse-moi parler et tu me diras si je me trompe. La vapeur d’eau, ainsi que l’énergie sous forme de chaleur libérée par le processus minier, est pompée dans l’air, la chaleur étant aussi pompée dans le réservoir. Le gaz carbonique est canalisé dans la forêt pour aider à sa croissance. Si le temps est si pluvieux en ce moment, c’est que la ville grandit trop vite, dégage trop de chaleur, de poussière et d’eau.

— Je ne sais pas pourquoi le temps est si pluvieux en ce moment, dit Reg. Je ne comprends même pas ce que veut dire si pluvieux. Vos autres déclarations se juxtaposent avec des déclarations que j’ai entendu prononcer par le surveillant Avernus, que je présume correctes.

— Parfait, dit Derec. Est-ce qu’il y a un problème avec la couche d’ozone ?

— Un problème ?

Derec formula sa question autrement :

— Est-ce qu’un travail est effectué sur la couche d’ozone ?

— Je ne sais pas, mais j’ai entendu le surveillant Avernus dire une fois que la couche d’ozone a besoin d’être photochimiquement augmentée de dix parts par million.

— Bien. Très bien.

— Êtes-vous satisfait de mon témoignage ? demanda Reg.

— Oui. Les surveillants vont-ils te demander plus tard de témoigner de ce dont nous avons discuté ?

— C’est ma fonction, ami Derec.

Ils marchèrent pendant près d’une heure, d’après la montre de Derec, tandis que la ville continuait de changer subtilement autour d’eux. Il fallait parfois un moment pour obtenir une information du témoin mais si les questions étaient bien formulées, Reg était une source de renseignements intarissable. Derec se demanda comment Katherine se débrouillait avec son témoin.

Longtemps avant d’y arriver, il sut qu’ils s’approchaient du réservoir. Une foule de robots s’y rendait et en revenait, avec d’imposants véhicules portant de gros blocs du matériau de construction de la ville.

L’homme et le robot entrèrent dans une zone où régnait une activité bruyante, avec de tels échos et répercussions que Derec se plaqua les mains sur les oreilles. Aux confins du réservoir, ses pires craintes se trouvèrent confirmées. L’eau avait atteint le bord du bassin et débordait en plusieurs endroits.

Les robots faisaient leur possible pour y remédier. D’énormes machines, visiblement recyclées du travail minier, avaient été modifiées pour soulever d’immenses plaques du matériau de construction au sommet du bassin, où des robots utilitaires, armés de torches à laser, les soudaient les unes sur les autres pour augmenter la capacité du réservoir. Leur travail illuminait divers secteurs dans des gerbes d’étincelles.

C’était une tâche colossale, le réservoir couvrant plus de deux hectares, et les robots travaillaient frénétiquement pour avoir fini avant la prochaine pluie. Pour Derec, ce n’était qu’une opération bouche-trou, car à moins de voir cesser les pluies, le bassin déborderait dans un jour ou deux, en dépit de ses bords rehaussés.

— Qu’arrive-t-il si l’eau déborde ? demanda-t-il à Reg.

— Je suis incapable de spéculer sur ces données, ami Derec. Il ne déborde pas. Quand il débordera, je serai témoin.

— D’accord, dit Derec et il s’avança vers les ouvriers.

— Ne vous approchez pas ! lui cria Reg. C’est dangereux pour vous.

Derec ne l’écouta pas et continua d’avancer. Il apercevait Euler, qui aidait à déplacer une dalle. Il dirigeait une grande machine à base lourde, équipée d’un bras télescopique qui tenait entre ses pinces magnétiques une dalle de six mètres sur six. Euler levait les mains à la distance approximative que le bras devait parcourir pour être au niveau du rebord et y déposer la dalle. Des robots utilitaires guidaient les plaques jusqu’au sol et les maintenaient pour faciliter le travail des soudeurs.

— Euler ! appela Derec et le robot sursauta.

— C’est trop dangereux pour vous ici ! Reculez ! Nous n’avons pas de contrôles de sécurité dans ce secteur.

— Je ne reste qu’une centade, assura Derec en s’approchant d’Euler.

Il regarda derrière la dernière dalle mise en place et vit miroiter l’eau sombre. La même opération était effectuée tout autour du réservoir par d’autres équipes.

— Que faites-vous ici ? lui demanda Euler.

— Je devais voir par moi-même. Je savais que le niveau montait. Pourquoi ne ralentissez-vous pas votre allure de construction pour laisser ces eaux baisser ?

— Je ne peux vous dire pourquoi.

— Mais que se passera-t-il si l’eau déborde ?

— Nous perdrons l’usine de traitement.

Euler agita les bras pour stopper la flèche télescopique, puis il montra par gestes où la dalle devait être posée. La machine l’abaissa très lentement.

— Nous perdrons aussi une grande partie de la mine, ainsi que de nombreux mineurs. Nous aurons échoué.

— Alors pourquoi ne pas arrêter la construction ?

— Nous ne pouvons pas.

À ce moment précis, un robot utilitaire s’apprêtant à souder la dalle fut légèrement heurté par le métal en mouvement et perdit l’équilibre sur le sol mouillé. Sans bruit, sans drame, il glissa dans l’eau noire et disparut.

Tout s’arrêta.

Euler repoussa Derec pour se précipiter au bord du bassin et se pencher. Les autres robots de l’équipe firent de même et s’alignèrent en silence le long du rebord. Derec alla rejoindre Euler.

— Je suis désolé, dit-il.

Euler tourna lentement la tête pour regarder le jeune homme, sans rien dire, pendant un long moment.

— J’aurais dû faire attention, dit-il enfin.

— L’eau est profonde ? demanda Derec.

— Très. Je vous parlais et je n’ai pas accordé assez d’attention à mon travail.

— Peut-on le sauver ?

— Si nous avions eu plus de temps, ce travail aurait été conçu également pour être sûr et ce ne serait pas arrivé. Je n’aurais pas dû vous permettre de vous approcher à ce point. Un robot est perdu et le surveillant est responsable.

— Tu ne pouvais rien y faire.

— Un robot est mort aujourd’hui. Je ne répondrai plus à vos questions pour le moment.