LE BUREAU
Une table avait été installée dans la salle de réunion. Elle était longue et étroite, entourée de neuf sièges. Derec s’assit à une extrémité avec Katherine à sa droite. Les surveillants prirent les sept autres sièges, sans cesser de se tenir par les pinces.
— Pourquoi les êtres humains mentent-ils, ami Derec ? demanda le surveillant Dante. La plus grande difficulté que nous avons eue avec vous est votre penchant pour le mensonge et l’exagération. C’est ce détail qui nous empêche de vous comprendre totalement.
Derec humecta ses lèvres sèches et les considéra tous, qui l’observaient avec attention. Il savait devoir surmonter cet obstacle, s’il voulait travailler avec eux à résoudre les problèmes de la ville.
— Les robots reçoivent leur input de deux façons, dit-il en espérant que son explication conviendrait ; il s’était levé très tôt pour y réfléchir et la préparer. Par programmation directe et par input récolté grâce à des capteurs et testé de façon à coller à la programmation existante. Vos capteurs enregistrent les événements avec une grande exactitude, et même une précision toute mathématique ; ils les classent ensuite selon la validité scientifique accumulée depuis plusieurs millénaires de pensée empirique. Vous êtes donc capables, grâce à vos cerveaux positroniques, de raisonner déductivement en soupesant, encore une fois par analogie, les données nouvelles avec les données existantes. Vous pouvez effectuer de véritables rapprochements du deuxième degré.
— Nous connaissons le fonctionnement du cerveau positronique, ami Derec, dit Waldeyer. C’est le cerveau humain qui nous déroute.
— Patientez et écoutez-moi. Je vais vous poser une question. Supposons, simple supposition, que votre programmation de base soit erronée, pas seulement par de petits détails, mais dans son ensemble. Supposons que chaque donnée d’input sensoriel que vous recevez soit en opposition radicale avec votre programmation de base.
— Nous passerions beaucoup de temps à raisonner de manière erronée, dit Wohler. Mais le cerveau humain n’est pas soumis à la programmation. Vous êtes libre de faire le tri des données empiriques et d’aboutir à la vérité, à tous moments.
— Voilà où vous vous trompez ! répliqua Derec. Le cerveau humain n’est pas un ordinateur avec la vérité comme base. Il n’est autre qu’une collection de glandes mues par des pulsions électriques. Il n’a pas pour fondement la vérité. Celle-ci fait la satisfaction de l’ego, c’est tout. Pour l’esprit humain, la vérité est changeante, une voile qui se gonfle au vent de la peur, de l’espoir ou du désir. Elle n’a pas de réalité, elle crée sa réalité d’instant en instant, avec cette intelligence créatrice que vous admirez tant chez nous.
— Mais le programme de base est disponible, dit Euler. Il est là pour que l’humain l’utilise.
— Il est là aussi pour que l’humain le rejette, riposta Derec. Vous êtes obligés de respecter votre programmation. Mon esprit n’a aucune obligation. L’esprit humain est tristement mortel. Cette vérité particulière est en soi plus que ce que les humains ne peuvent tolérer. Nous sommes de fragiles créatures qui cherchons la permanence, dans un monde impermanent. Nous mentons à ceux qui nous entourent. Nous nous mentons à nous-mêmes. Nous mentons, au défi de toute logique et de toute raison. Nous mentons parce que, très souvent, la vérité nous détruirait. Nous mentons sans même le savoir.
Avernus demanda :
— Comment les robots qui cohabitent avec les humains dans les autres mondes s’accommodent-ils de cette tromperie ?
— Ils suivent les ordres selon les Lois de la Robotique, répondit très simplement Derec. Ils ne sont pas autonomes comme vous, ils n’ont pas le choix. Les Lois ont été inventées dans la perspective du salut de l’espèce. Les robots protègent les humains de leurs propres mensonges et les honorent pour ce qu’il y a de noble dans cette espèce. Vous avez vu le chagrin de Katherine quand elle m’a cru mort, dit-il en prenant la main de la jeune femme. Nous sommes de fragiles créatures capables d’une grande noblesse et d’une grande ignominie. Nous ne nous cherchons pas d’excuses. Nous sommes les créateurs de grands biens et de grands maux et, dans la création des robots, nous avons été au sommet de notre bonté. Notre espèce mérite des louanges et des condamnations et, en dernière analyse, elle dépasse l’explication rationnelle positronique.
— Vous dites, en somme, que nous devons vous prendre tels que vous êtes, dit Euler.
— Aucune loi ne nous définit, aucun théorème ne peut nous cerner. Nous vous étonnerons et nous vous confondrons mais je peux vous assurer que nous ne serons jamais ennuyeux.
— Vous cherchez à nous domestiquer par vos paroles, dit Wohler le philosophe.
— Oui, reconnut Derec en souriant. C’est précisément cela. Et je vous dis tout de suite que vous me le permettrez parce que les merveilles de l’univers sont contenues dans mon esprit déroutant, et vous ne pouvez les atteindre qu’à travers moi… Et vous voulez désespérément les atteindre !
— Mais… et les Lois de l’Humanique ? demanda Rydberg.
— Très simple, répondit Katherine avec un clin d’œil à Derec. Il n’y a qu’une Loi de l’Humanique. Attendez-vous à l’inattendu.
— Un oxymoron, marmonna Arion.
— C’est cela, reprit Derec. Vous n’avez pas besoin de renoncer à votre recherche des Lois de l’Humanique, mais vous devez les créer pour qu’elles nous conviennent, et non pour que nous convenions à vos lois. Nous ne pouvons être autrement que ce que nous sommes, mais si vous nous acceptez – le bon et le mauvais – nous veillerons à ce que vous réalisiez tout votre potentiel.
— Des paroles intéressantes, mais seulement des paroles, dit Dante. Donnez-vous un exemple de ce que vous pouvez faire avec votre intelligence créatrice ?
— Si vous me le permettez, je vous aiderai à sauver votre ville.
— Jusqu’à présent, toutes vos suggestions ont tenté de nous détourner de notre programmation, grogna Euler.
Derec se leva. Il réfléchissait toujours mieux debout.
— C’est parce que, jusqu’à hier, je ne m’étais pas rendu compte de ce qui se passait, je n’avais pas compris que vous aviez à peine le contrôle de la situation. Je travaille sur ce point mais j’ai d’autres idées en tête.
Arion et Waldeyer étaient assis côte à côte, les pinces de leurs mains solidement unies. Derec alla se placer entre eux et s’accouda sur leurs épaules.
— Je vous ai regardés creuser les tunnels, essayer de siphonner le réservoir à un niveau inférieur pour éviter l’inondation de vos travaux souterrains. La tentative a-t-elle réussi ?
— Dans une certaine mesure, répondit Rydberg. Nous opérerons la percée ce matin, après cette réunion. Malheureusement nous avons calculé que cela ne fera que reculer l’inévitable d’une seule journée. Nous pouvons sauver nos travaux de la pluie attendue cette nuit, mais c’est tout.
— Très bien, dit Derec. Laissez-moi réfléchir. Hier, j’étais dans la salle principale d’un des secteurs. Cette salle a-t-elle été creusée ?
— Non, répondit Avernus. Chaque station d’extraction est située dans une salle semblable. Notre premier soin, en commençant nos opérations souterraines, a été de faire des sondages au sonogramme pour chercher les cavernes naturelles sous la surface. Ensuite, les galeries de mine ont été creusées mais les salles principales sont naturelles.
— L’idée ne vous est-elle pas venue de faire des sondages au sonogramme maintenant, dans la situation actuelle ?
— Je ne comprends pas.
— Trouvez la caverne souterraine la plus voisine de votre réservoir, creusez le tunnel pour les relier et…
— Et nous drainerons dedans toute l’eau du réservoir ! s’écria Avernus en se levant d’un bond, rompant brusquement le contact avec le noyau central.
— Exactement ! En attendant, Katherine et moi allons enquêter sur le meurtre. Eh bien, surveillant Dante, est-ce assez créateur pour vous ?
— Tout à fait, assura Dante.
— Il me semble, intervint Euler, que si nous voulons mettre à exécution les conseils de l’ami Derec, il nous faut ajourner cette réunion et nous mettre au travail.
Les robots se levèrent. Derec se demanda s’ils se rendaient compte qu’ils avaient été doucement manipulés, pour la première fois, et amenés à le prendre comme associé dans leurs entreprises.
En les regardant sortir de la vaste salle, il saisit la force de l’esprit tortueux qui les avait tous réunis : la synnoétique. Les pires obstacles restaient à surmonter pour arriver à une véritable égalité sociale de l’homme et du robot. S’ils arrivaient à survivre à la pluie, ils deviendraient peut-être les pionniers d’une ère nouvelle.
Dès que les robots eurent disparu, Katherine courut à la porte et regarda dans le couloir.
— Ils sont partis, annonça-t-elle en se retournant vers Derec.
— Parfait.
Il alla la rejoindre. Éve et Reg les suivirent docilement et il se tourna vers eux.
— L’un de vous a jamais eu à témoigner à l’intérieur de cet édifice ?
— Moi, répondit Reg. La plus grande partie de ce bâtiment est consacrée à des expériences sur le cerveau positronique et sur les moyens d’améliorer ses fonctions. J’ai été témoin d’expériences dans presque tous les laboratoires de cette construction.
— As-tu vu un bureau, ou quelque chose qui pourrait servir à un humain d’appartement personnel ?
— Non, répondit le robot.
— Y a-t-il des parties de ce bâtiment où tu n’es jamais allé ?
— Oui.
— Très bien, alors écoute-moi. Je veux que tu me conduises dans les parties du bâtiment où tu n’es jamais allé.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? s’exclama Katherine.
— Un secteur de la tour du Compas est interdit aux robots. Personne n’y va jamais.
— Quelqu’un te l’a dit ? demanda Derec. Un surveillant ?
— Cela fait partie de notre programmation.
Éve le confirma et ajouta :
— Même les surveillants n’ont pas le droit d’y aller.
Derec soupira ; c’étaient bien les robots ! Rien que le devoir, pas la curiosité…
— Je veux que vous m’y conduisiez.
— Je vous ai déjà dit que c’est interdit, insista Reg.
— Je ne veux pas dire que tu devras me conduire à l’intérieur de ces parties interdites. Je veux simplement que tu m’amènes aussi près que tu peux aller et que tu me montres leur emplacement.
Cela parut acceptable aux deux témoins et ils partirent en tête, Derec et Katherine les suivant de près. Ils cheminèrent dans un dédale de couloirs, firent maints tours et détours, mais toujours en montant. Un ascenseur les transporta six étages plus haut, mais ce n’était pas encore la fin. Derec s’intéressait à tout ce qu’il voyait. La salle de réunion était conçue pour faire croire que l’on se trouvait au sommet mais, en réalité, elle était à mi-hauteur de la pyramide ; la volonté de faire illusion était sans doute plus spirituelle qu’autre chose.
Les niveaux les plus élevés devenaient plus exigus, les portes plus rares dans les murs lumineux. Les robots s’arrêtèrent enfin. Reg montra une porte au fond d’un couloir.
— Nous ne pouvons aller plus loin, dit-il. Personne ne sait sur quoi donne cette porte.
— Si vous voulez bien nous attendre ici, nous allons revenir dans un moment.
— C’est interdit, protesta Éve.
— Aux robots, pas aux humains, répliqua Katherine.
— Nous ne pouvons pas nous séparer ! insista Reg.
— Ce n’est qu’une porte, dit Derec. Nous serons bien obligés de ressortir par la même issue.
— Nos ordres…
— Faites ce que vous voulez, nous entrons !
Sur ce, Derec et Katherine s’engagèrent dans le petit corridor. Avant d’ouvrir la porte, ils se retournèrent pour adresser un sourire rassurant aux robots attentifs.
Et ils entrèrent.
Ils découvrirent un escalier en colimaçon aboutissant à une autre porte, à plus de trois mètres au-dessus de leur tête.
— Voulez-vous passer devant ? proposa Derec.
— Allez-y, vous. J’ai laissé tout mon courage dans cette pièce hermétique…
Derec monta lentement, le cœur battant, l’estomac noué. Arrivé à la porte, il la poussa, s’attendant à la trouver verrouillée.
Elle ne l’était pas.
La porte coulissa sans peine, sur l’extérieur, crut-il à première vue. Il avait l’impression d’être sur une plate-forme découverte décorée de meubles, avec des sièges et un bureau et, sur tout le pourtour, une admirable vue panoramique de la Cité des robots. Mais il n’y avait pas de sensation d’air frais, pas de vent, et l’on ne sentait pas, non plus, la chaleur du soleil matinal.
— Comment sommes-nous sortis ? s’étonna Katherine qui l’avait suivi.
— Nous ne sommes pas sortis, répondit Derec en montrant du doigt quelque chose derrière elle.
La vue extérieure était gâchée par la porte restée ouverte, un trou noir en plein centre de la ville. Quand il la poussa pour la fermer, le panorama fut restauré.
— Des écrans ? hasarda-t-elle.
— Je crois. Il doit y avoir une série de caméras autour du sommet de la pyramide, pour transmettre la vue, qui est ensuite projetée sur les écrans. Regardez, même là-haut !
Katherine leva les yeux et vit le ciel bleu rosé.
— Ce doit être la vue de la plate-forme où nous nous sommes matérialisés.
— Fascinant, murmura Derec, sachant qu’ils avaient enfin trouvé quelque chose. Si on était assis à ce bureau, on pourrait regarder quelqu’un se matérialiser sur le sommet, et ce quelqu’un n’en saurait rien.
— Croyez-vous qu’on nous a vus arriver ? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.
— Ma foi… je dois envisager cette probabilité. Nous avons été amenés ici. Nous devions venir ici. Il paraît logique de penser que notre progression a été surveillée.
— Avez-vous jamais envisagé, Derec, que vous avez pu être amené ici, avec moi comme simple excédent de bagages ?
Il fit lentement le tour de la pièce. Elle était aménagée pour que l’on puisse y vivre. Il y avait de nombreux fauteuils profonds et un canapé transformable en lit. Pas du matériau de construction de la ville, mais du vrai mobilier. Il y avait même une plante verte, sous un projecteur de croissance. Derec pensa que le propriétaire de ce bureau revenait assez souvent pour l’arroser.
— J’ai envisagé beaucoup de choses, dit-il à Katherine, y compris le scénario que vous évoquez. Mais il y en a plusieurs à considérer d’abord. Notre rencontre à bord du vaisseau d’Aranimas fut accidentelle. La situation était trop dangereuse et incontrôlable pour qu’il en soit autrement, vos blessures trop réelles. Mais réfléchissez au fait que vous avouez m’avoir connu auparavant sous un nom qui, comme par hasard, est celui d’un garçon qui me ressemble assez pour être mon frère jumeau. L’univers est vaste, Katherine. Et cela fait trop de coïncidences. Permettez-moi de vous poser une question. Avez-vous pensé que le David que vous avez connu pourrait être celui qui est mort, dans cette pièce fermée, et que je sois quelqu’un d’autre ?
Elle eut l’air déroutée et se mit à bredouiller :
— Je… je…
Puis elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais la referma aussitôt. Derec aurait donné une fortune, tout ce qu’il avait, pour savoir quelles pensées lui étaient passées par la tête au cours de cette seule seconde, avant qu’elle ne se taise.
— Que me cachez-vous ? cria-t-il, exaspéré.
Le visage de Katherine était à présent un mélange de douleur et de nostalgie. Elle se raidit, comme elle le faisait si souvent depuis leur rencontre à bord du vaisseau d’Aranimas.
— Il n’y a rien pour moi, ici. Je descends rejoindre les robots. Revenez vite. Nous avons à faire.
Elle tourna les talons et partit sans se retourner, laissant Derec hors de lui. Il se sentait si près d’elle et pourtant si loin ! Il n’y avait pas de juste milieu avec Katherine ; c’était tout l’un ou tout l’autre.
Il décida d’inspecter méthodiquement la pièce, au lieu de fouiller fébrilement, comme il en mourait d’envie. Il commença par l’entrée et avança lentement, en gardant le bureau pour la fin.
Il découvrit une petite étagère imperméable à l’air, bourrée de cassettes portant la mention « Philosophie » et classées par planètes. Presque toutes celles des cinquante-cinq mondes Spatiaux étaient représentées. Elles n’intéressaient pas Derec pour le moment, mais il n’était pas exclu qu’il reviendrait les étudier.
Continuant sa promenade, sa main trouva une échelle que ses yeux n’avaient pas vue. Elle était en métal, posée contre l’écran et noyée dans l’ombre. Même en sachant qu’elle était bien là, il avait du mal à la voir. Elle montait du sol au plafond.
Il grimpa les barreaux jusqu’à ce qu’il puisse toucher l’écran du plafond. Cette échelle n’avait aucune raison d’être si elle ne permettait pas d’aller quelque part. Avec précaution, il toucha l’écran, juste au-dessus de l’échelle. Il céda facilement, sur des gonds bien huilés, et s’ouvrit sur le véritable ciel.
Derec monta par la trappe et se trouva sur la plate-forme où il s’était matérialisé. Stupéfiant. Il commença aussitôt à échafauder une hypothèse. Celui qui avait lancé cette civilisation, celui dont la main avait branché 1-1, pouvait, en utilisant correctement la clef du Périhélion, se matérialiser à volonté dans la Cité des robots, descendre dans son bureau interdit aux robots et observer le developpement de sa ville sans jamais être vu. Et quand il en avait assez, il lui était facile de repartir par le même moyen.
La ville avait donc un contremaître, un régisseur, un gardien qui avait convoqué Derec pour agrémenter sa création d’un ingrédient humain. Pourquoi Derec ? C’était une question à laquelle il était bien incapable de répondre.
Il se demanda si le régisseur était présent lorsqu’ils avaient visité la tour, s’il les avait observés, peut-être jusqu’au moment où ils avaient poussé la porte du bureau. Il était simple de disparaître pour lui. Il lui suffisait de quelques secondes et de la clef du Périhélion.
Derec redescendit dans le bureau et ferma l’écran du plafond, rétablissant totalement l’illusion.
Il poursuivit sa visite de la pièce et vida la petite corbeille à papiers. Elle contenait plusieurs emballages vides qu’il reconnut pour être des rations de survie normales de Spatiaux, composées des fibres indispensables, de vitamines et de protéines appétissantes. Il déchira une des boîtes et trouva, dans un coin, une miette du produit qui n’était pas encore durcie. Cette ration avait été mangée au cours des vingt-quatre heures précédentes. Le reste de la corbeille comprenait des papiers roulés en boule couverts d’équations se rapportant à la progression géométrique de la construction de la ville, qui lui semblèrent se référer au temps qu’il faudrait pour couvrir de constructions la planète tout entière. D’autres paraissaient calculer l’importance des chutes de pluie comparée à la capacité du réservoir et le temps qu’il faudrait avant qu’une inondation ne se produise. Derec eut le sentiment que s’il restait dans ce bureau et patientait assez longtemps, il verrait revenir ce régisseur. Malheureusement, il n’avait pas le temps de patienter.
Il remit les papiers dans la corbeille et s’intéressa au bureau formé d’un alliage de fer. Il n’y avait dessus qu’un seul objet personnel, à part le sous-main et deux stylos, un holocube contenant l’image d’une très jolie jeune femme avec un bébé. La vue du cube fit courir un frisson glacé dans le dos de Derec.
Il ouvrit les tiroirs. Ceux de gauche, de petite taille, étaient presque tous vides. Seul celui du haut contenait quelques articles sans intérêt, du papier à lettres, des renseignements techniques sur les circuits et le fonctionnement du cerveau positronique. Ceux de droite étaient plus intéressants. Quand il ouvrit le plus grand des tiroirs, un bourdonnement se fit entendre et un terminal d’ordinateur apparut, l’écran déjà activé, le curseur clignotant indiquant prêt.
Le plus intéressant, c’était que le terminal possédait tous les branchements nécessaires à l’émission et à la réception d’hyperondes. Malheureusement, le bloc énergétique et les antennes directionnelles manquaient, emportés, sans doute, par le régisseur.
Derec contempla le terminal avec étonnement. Pas de blocages, pas de mots de passe, pas de protections du système, rien. Il ne pouvait croire que toute une civilisation s’ouvre à lui uniquement parce qu’il avait découvert un bureau. Et s’il lui voulait du mal ?
Avec précaution, il suivit pas à pas tout le processus jusqu’au noyau central. Là, il demanda à ouvrir le dossier défenses de la ville.
En quelques secondes, le signal prêt se remit à clignoter. Il était dans la place ! Il tapa rapidement :
LISTE DE DÉFENSES DE LA VILLE.
L’ordinateur répondit :
ACCÉLÉRER REPRODUCTION SCELLER CONTAMINATION ARRÊTER INPUT NOYAU CENTRAL. RENDRE NOYAU CENTRAL MOBILE LOCALISER TERMINAUX D’URGENCE ISOLER PERSONNEL DE SURVEILLANCE.
Tremblant, Derec contemplait l’écran. Tout y était. Il décida d’essayer de tout arrêter et tapa :
REPRODUCTION ANNULÉE.
L’ordinateur n’hésita pas une seconde :
LES DÉFENSES DE LA VILLE NE PEUVENT ÊTRE ANNULÉES SANS JUSTIFICATION ET INPUT CONCERNANT MENACE OU CONTAMINATION ÉTRANGÈRES.
Derec tapa :
SUPPRESSION DE TOUTES INSTRUCTIONS PRÉCÉDENTES ET ANNULATION DE LA REPRODUCTION.
Et l’ordinateur répliqua :
SUPPRESSION IMPOSSIBLE DANS TOUTES LES CONDITIONS. LES DÉFENSES DE LA VILLE NE PEUVENT ÊTRE ANNULÉES SANS JUSTIFICATION ET INPUT CONCERNANT MENACE OU CONTAMINATION ÉTRANGÈRES.
C’était l’impasse. L’ordinateur refusait même de lui en parler s’il ne pouvait donner une raison acceptable de la suppression des mesures de sécurité, donc s’il ne pouvait déterminer les raisons de la mise en état d’alerte. Le système paraissait en béton. Il se remit au clavier.
RAISONS DE MISE EN ÉTAT DE DÉFENSES DE LA VILLE.
L’ordinateur répondit par un plan de la Cité des robots dont la forme changeait, en tournant lentement. Un minuscule voyant clignotait sur une partie intitulée secteur n° 4. En bas de l’écran, l’ordinateur écrivit :
CONTAMINATION ÉTRANGÈRE DANS LE SECTEUR N° 4.
Derec demanda :
NATURE DE LA CONTAMINATION ?
L’ordinateur répéta :
CONTAMINATION ÉTRANGÈRE DANS LE SECTEUR N° 4.
Il s’adossa confortablement et examina l’appareil. Le voyant pouvait représenter le cadavre de son sosie. L’appareil ne lui servirait pas à se disculper. Il commençait à comprendre pourquoi il lui était si facile d’atteindre le noyau central de ce terminal et il en reçut vite la confirmation quand il tapa :
LISTE DES PROCÉDURES POUR DÉSACTIVATION DES DÉFENSES DE LA VILLE.
L’appareil expliqua :
PROCÉDURE DE DÉSACTIVATION :
ISOLER CONTAMINATION OU PRÉSENCE
DÉFINIR NATURE DE LA MENACE
NEUTRALISER LA MENACE.
FOURNIR LA PREUVE DE LA NEUTRALISATION PAR PROCÉDURE.C-15.
Derec demanda :
LISTE PROCÉDURE C-15.
Et la réponse fut :
PROCÉDURE C-15 :
ISOLER NOYAU CENTRAL MOBILE
PÉNÉTRER DANS NOYAU CENTRAL
FOURNIR LE MOT DE PASSE DE SURVEILLANT PROGRAMMER LA PREUVE DE LA NEUTRALISATION.
Derec considéra l’écran, dépité et stupéfait de ce qu’il voyait. Rien d’important ne pouvait être fait à partir de ce terminal, ni à partir d’aucun autre terminal de la ville. L’input devait arriver directement au noyau central et, à moins qu’il n’ait mal compris les mots « rendre noyau central mobile », celui-ci n’était pas stationnaire et fixe. Il était vagabond, il se déplaçait. Et, pour résumer philosophiquement toute l’affaire, un robot surveillant était nécessaire pour programmer les mesures de défense et les déprogrammer.
C’était là une défense idéale. La suppression des mesures de défense devait être délibérée et bien calculée, et avoir l’accord à la fois de la surveillance humaine et des robots. Encore une fois, le système était synnoétique et Derec, malgré sa déception, ne put que l’admirer. Il ne connaissait pas la cause de la contamination. Le noyau central se comportait correctement en refusant ses demandes de désactivation tant que tous les faits n’étaient pas donnés. Le problème, naturellement, c’était que la ville risquait de se tuer avant que les faits ne soient connus.
Derec se retrouvait à son point de départ, avec le meurtre de son jumeau. Il avait encore beaucoup à apprendre du bureau et de son terminal, mais il n’avait plus le temps. À regret, il se résolut à tout refermer en se promettant de revenir.
Il s’apprêtait à faire redescendre le terminal dans son tiroir quand une idée lui vint. Si le régisseur les observait réellement, peut-être y avait-il un dossier sur eux, avec des informations ? Ne connaissant pas son propre nom, il commença par un autre. Il fit revenir sur l’écran l’index des dossiers et tapa :
BURGESS. KATHERINE.
L’appareil répondit :
BURGESS, KATHERINE : VOIR DAVID.
La bouche sèche, le cœur battant, il tapa le nom du mort. L’ordinateur répondit immédiatement par une note ostensiblement rédigée par le régisseur lui-même :
TEST D’ASSIMILATION SUR DAVID 2 EFFECTUÉ COMME PRÉVU ET SANS INCIDENTS JUSQU’AU DÉCLENCHEMENT DU SYSTÈME DÉFENSIF DE LA VILLE ET LA MORT DU SUJET POUR CAUSES INCONNUES.
SANS INTERVENTION HUMAINE LES ROBOTS SONT INCAPABLES DE PRÉVENIR DÉGÂTS VITAUX PAR ULTRA-SUCCÈS DU PROJET URBAIN ET L’OPÉRATION SERAIT UN ÉCHEC TOTAL.
DAVID ! ARRIVÉ POUR INTERVENIR DANS CATASTROPHE URBAINE ET PROCÉDER SELON TEST OPÉRATIONNEL ORIGINAL DE THÉORIES SYNNOÉTIOUES RÉSULTATS RESTENT À VOIR.
UN FACTEUR INCONTRÔLÉ EST ARRIVÉ AVEC DAVID ! SOUS LA FORME D’UNE FEMME ELLE SE FAIT MAINTENANT APPELER KATHERINE BURGESS POUR RAISONS INCONNUES. SON ULTIME INFLUENCE SUR L’OPÉRATION ET LA NATURE EXACTE DE SES DESSEINS SONT ENCORE À DÉTERMINER.
ELLE SERA ATTENTIVEMENT OBSERVÉE.
C’était tout, fin du dossier. Derec contempla un moment le curseur clignotant, l’esprit embrasé de mille pensées. Mais il en était une qui l’écrasait, qui se gravait dans son cerveau et le mettait à la torture. ELLE SE FAIT MAINTENANT APPELER KATHERINE BURGESS POUR RAISONS INCONNUES.