MUTINERIE
Lorsque Derec eut fini, il restait bien peu d’heures nocturnes, mais il dormit tout de même très bien et se réveilla reposé, les idées claires et le moral en hausse. Il commença par dégager un des coins de la salle, pour en faire une scène, en quelque sorte. Aranimas ne tarda pas à arriver, Wolruf sur ses talons.
Derec n’avait pas de manuel de robotique mais, grâce à l’interrogatoire de diagnostic détaillé, il connaissait les principales questions utilisées pour procéder à l’examen des diverses fonctions positroniques.
— Si la fille d’une femme rousse possède deux chiens et si le père d’un enfant à la jambe cassée est au chômage, quel jour le barbier rase-t-il gratis ?
Wolruf pouffa et Aranimas fut visiblement décontenancé. Mais le robot répondit calmement :
— Il n’est pas possible de déterminer la solution à partir des données communiquées.
— Quelle est la valeur de hex 144C fois 16F2 ?
— Hex 1D1B7D8.
— Touche le milieu de ton front avec ton index droit.
Le robot obéit.
— Donne-nous la loi Rawleigh de perméabilité magnétique…
Pendant un quart d’heure, Derec harcela le robot avec des questions et des ordres, moins pour persuader Aranimas de ses capacités que pour étaler sa propre compétence. Il ne voulait pas qu’Aranimas pense que, le robot étant opérationnel, il pouvait se passer de son fabricant.
Enfin, avant que l’extraterrestre ne s’impatiente, Derec posa la question finale :
— Oui est ton maître ?
— Aranimas, répondit le robot.
Derec fit un signe de tête.
— Le robot est à toi. Tu devras lui apprendre ce que tu veux qu’il fasse, mais il ne sera nécessaire de lui montrer qu’une seule fois.
Aranimas se leva.
— Ordonne-lui d’attaquer Wolruf.
— Quoi ?
— Je refuse de partager le contrôle de ce serviteur. Ordonne-lui d’attaquer Wolruf.
L’hésitation de Derec fut calculée. Il se tourna finalement vers le robot et lui dit :
— Ramasse cette barre de fer et frappe Wolruf sur la tête.
Wolruf gémit mais le robot ne bougea pas.
— Je ne puis obéir, monsieur.
Aranimas répéta alors le commandement :
— Serviteur, ramasse cette barre de fer et frappe Wolruf sur la tête.
Derec retint sa respiration. S’il devait y avoir un conflit avec la Première Loi sur le traitement à réserver aux extraterrestres, c’est maintenant qu’il apparaîtrait.
— Oui, maître, dit le robot et il se baissa pour ramasser la tige métallique.
— Arrête, serviteur ! s’écria Aranimas et il déclara à Derec : Tu as fait ce que tu as promis. Il me semble que tu vaux la peine d’être gardé, après tout. Wolruf te trouvera d’autres tâches.
C’était là une carte à laquelle Derec ne s’attendait pas et il ne pouvait la laisser passer.
— Non ! répliqua-t-il avec audace. Je suis roboticien, pas ouvrier. Je ne suis pas un Naroué. Si tu veux que ton serviteur soit maintenu en bon état, il faut que je reste travailler ici.
— Pour quoi faire ?
— D’abord, démonter l’autre robot pour prélever des pièces détachées. Certaines des réparations effectuées sur celui-ci sont provisoires. Je dois les améliorer. Quelques-uns des éléments endommagés seraient réparables si j’obtenais les fournitures nécessaires, affirma Derec. (Et il continua sur sa lancée, en improvisant :) Dans le monde réel, il existe des robots techniciens dont la seule fonction est l’entretien d’autres robots. Tu as vu de quoi je suis capable. Pendant combien de temps as-tu possédé ces pièces ? Combien de temps as-tu passé à les examiner sans rien y comprendre ? Pourquoi veux-tu me traiter comme un Naroué particulièrement stupide ?
Aranimas le regarda fixement, puis émit une espèce de sifflement qui pouvait être un rire et cracha :
— Viens, serviteur. Laissons à son travail le maître roboticien.
Derec souffrit en regardant partir Alpha avec Aranimas. Ce fut encore plus difficile pour lui d’attendre patiemment un signe que le plan fragile qu’il avait préparé avec Wolruf pourrait se réaliser.
Il était toujours isolé dans son coin du vaisseau, sans aucun moyen de savoir ce qu’Aranimas faisait avec le robot. Il ne savait même pas si ses instructions étaient encore intactes. Aranimas avait pu feindre de ne rien connaître à la robotique…
Et même si le bloc d’instructions était encore intact, elles pouvaient se révéler inutiles. Derec avait supposé qu’Aranimas serait si heureux de son nouveau jouet qu’il le garderait constamment près de lui. Tout dépendait de cela. Mais s’il se trompait, si Aranimas reléguait Alpha dans un lieu éloigné pour lui faire accomplir quelque corvée obscure, le plan était voué à l’échec. Derec aurait alors renoncé à son robot sans rien obtenir en échange.
En attendant, il avait du travail pour continuer de faire croire à Aranimas qu’il était son fidèle employé, et aussi pour servir ses propres desseins. Le temps passait plus vite en s’occupant, mais l’activité ne calmait ni son impatience, ni son anxiété.
Wolruf allait et venait ; elle passa plusieurs fois durant cette première journée, pour voir ce qu’il faisait. Derec accueillait avec plaisir ces visites mais n’osait évoquer leurs projets, sans Alpha pour l’avertir de l’approche d’Aranimas.
Il restait encore un grave problème sans solution. Il savait, ou croyait savoir comment désarmer Aranimas. Mais ce qu’il ignorait, c’était comment le réduire à l’impuissance.
Avec une véhémence étonnante, Wolruf refusait catégoriquement de tuer l’Erani. Derec ne le regrettait pas. Lui-même ne se voyait pas attaquant Aranimas avec un gourdin et lui fracassant la tête. Malgré tout, tant qu’Aranimas restait en vie, il était dangereux.
Derec commença par proposer un appareil paralysant, fabriqué avec une microcellule rechargée et quelques bouts de fil électrique, mais il était impossible de savoir si Aranimas était vulnérable aux électrochocs et si la haute tension ne le tuerait pas.
— La salle aux étoiles de mer ! dit soudain Derec. Quand nous y sommes passés, Aranimas s’est mis à larmoyer. Sais-tu pourquoi ? Ces créatures sont de ton monde. Y a-t-il quelque chose dans l’air qui n’est pas dans le reste du vaisseau ?
— Oui, répondit Wolruf. Le gaz jaune. C’est le seul endroit du vaisseau où il est utilisé. Les créatures étoiles, comme tu dis, le dégagent quand elles se déplacent.
Derec réfléchit à cette explication : un sous-produit de la digestion, peut-être, ou une forme de communication chimique…
— Donc, dans ce secteur l’air est comme l’atmosphère de ton monde ?
— Oui.
— Ce qui veut dire que les Eranis ne peuvent rester dans ton monde sans être malades, conclut Derec.
— Nous sommes en effet protégés de leur sale caractère, reconnut Wolruf.
Derec réfléchit encore.
— Tu m’as dit que les créatures étoiles faisaient partie d’une expérience. Crois-tu qu’Aranimas chercherait un moyen de neutraliser ce gaz pour permettre aux Eranis de vous envahir ?
— C’est possible.
— En existe-t-il des échantillons ? En flacons ?
— Il y a un liquide qui se transforme en gaz jaune quand il est mis au contact de l’air.
— Parfait ! Apporte-moi ça.
Quand Derec se coucha, ce soir-là, le sommeil fut long à venir tant il était nerveux et agité. Mais, quand il finit par s’endormir, ce fut d’un sommeil si lourd que Wolruf dut le secouer énergiquement pour le réveiller.
— Aranimas te veut, dit-elle.
— C’est le robot ?
— Le nouveau serviteur n’écoute plus les ordres. Il reste assis dans un coin, sans bouger.
— C’est peut-être le moment ! s’exclama Derec en se levant précipitamment. Je vais prendre mes outils.
Derec suivit Wolruf dans les couloirs ; son impatience et son anxiété augmentaient. Quand ils arrivèrent au carrefour hexagonal, il s’arrêta et retint la caninoïde.
— Est-ce qu’il s’attend à te voir entrer ?
— Non. Je dois me contenter de t’amener. Mais je pourrais entrer et voir s’il me renvoie…
— Non. Ne fais rien qui sorte de l’ordinaire. Pour la première partie, je peux me débrouiller seul. Attends-moi ici.
À l’intérieur de la coque A, il aperçut Aranimas dans le principal compartiment de contrôle, et contourna les parois grillagées pour le rejoindre.
— Le robot est en dérangement, annonça Aranimas. Répare-le.
Le robot était assis sur le bord d’un comptoir bas, immobile à part sa main gauche qui pivotait lentement et sans raison autour de son poignet. « Code 3033, notre position ! » pensa Derec.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? demanda-t-il en s’approchant.
— Rien du tout ! Le mécanisme a cessé de m’obéir.
— Tu as dû faire quelque chose, grommela Derec et il se pencha pour être à la hauteur des yeux lumineux du robot. Alpha ! Accuse réception.
— Oui, monsieur, dit le robot d’une voix bizarrement pâteuse, déformée.
Code 804 ! La clef ! Mais Derec avait besoin d’une certitude.
— Alpha. Défalcation 1 - A-l-B. Exécution.
Le robot demeura inerte.
— Alpha. Défalcation 2 - C-2 - D. Exécution.
Toujours aucune réaction.
— Qu’a mon serviteur ? demanda Aranimas sur un ton autoritaire.
Il fallait gagner du temps. Derec ouvrit sa petite boîte à outils, puis ôta la plaque de l’épaule gauche du robot. Tout en regardant à l’intérieur, il prépara sa manœuvre suivante. Il était délicat de retravailler sur l’instinct de protection de toute espèce de vie intelligente ; dans le cas présent, cet instinct avait déjà été sérieusement stressé quand Aranimas avait pris possession de son serviteur.
Derec se disait que s’il libérait le robot de son bloc d’instructions et lui ordonnait d’attaquer Aranimas, cela créerait l’obligation de transgresser la Première Loi. Ses réglages prudents risquaient de se détériorer sous la tension et le robot tomberait en panne sans espoir de réparation.
Il ne voulait pas prendre ce risque. Il était beaucoup plus simple de laisser le robot agir conformément à la Première Loi que de la lui faire défier. Mais pour cela, il était nécessaire de provoquer Aranimas à l’attaque.
— On dirait une panne de l’initiateur de volonté, improvisa Derec. Si deux pulsations contradictoires lui parviennent sur la même impulsion, il peut se produire une onde inverse dans l’oscillateur. C’est presque toujours la faute du propriétaire. Que lui as-tu demandé de faire ?
— Je n’ai rien fait de travers. Je lui expliquais les fonctions du matériel de ce secteur quand sa main s’est mise à tournoyer bêtement, comme ça.
— Ne me mens pas ! cria Derec. J’aurais dû me douter qu’une race aussi arriérée que la tienne était incapable de manipuler un mécanisme sophistiqué et…
— Tu es pire que les Naroués ! gronda l’Erani. Tu ne sais pas reconnaître que tu es au service d’un être véritablement supérieur !
Tout en parlant, il glissait sa main vers une ouverture de sa tunique.
— Aurora ! glapit Derec.
Mais le robot était déjà passé à l’action avant même que le code ne soit donné. La Première Loi prenait le pas sur les restrictions du bloc d’instructions. La rapidité des réflexes du robot était fulgurante. Avant que le stylet n’ait émergé des replis de la tunique, le robot avait saisi le poignet de l’extraterrestre de sa main droite et, de la gauche, lui enlevait son arme.
— Lâche-moi ! cria Aranimas d’une voix stridente, mais il eut beau se débattre, il ne parvint pas à se dégager de l’étreinte de la main mécanique.
— Je ne peux pas vous permettre de faire du mal à Derec, lui dit le robot.
— Tu es mon serviteur. Obéis à mes ordres ! Lâche-moi !
— Non, Aranimas, intervint Derec. Alpha est mon serviteur, il l’a toujours été ! Wolruf ! appela-t-il. Tu peux venir, maintenant.
Derec ramassa le stylet et le retourna entre ses doigts. Il n’y avait aucun bouton à presser, pas de contrôles évidents. En le tenant comme l’avait tenu Aranimas, il le lui braqua dessus. L’Erani ne parut pas s’émouvoir.
— Mes armes ne peuvent être utilisées contre moi, dit-il, non sans fierté.
— Excellente technique, approuva Derec.
Plongeant la main dans sa trousse à outils, il y prit le petit jouet qu’il avait confectionné la veille. Une minuscule pompe récupérée sur le robot inutilisable était fixée à un flacon sous pression à demi plein d’un liquide jaune moutarde.
— Mais moi aussi, j’ai mon arme.
Wolruf vint se placer à côté de lui, il pointa l’orifice de la pompe sur Aranimas et appuya sur le bouton. Une bouffée de léger brouillard jaillit en pleine figure de l’extraterrestre.
Un être humain aurait eu un sursaut de surprise. Aranimas lança sa main libre et faillit s’emparer de l’aérosol, la longueur de son bras étant presque égale à la portée de l’arme de fortune.
Mais, un instant plus tard, un liquide rougeâtre commença à couler des yeux d’Aranimas et la peau de sa face se plissa. Il se raidit, leva son bras à la verticale, replia les doigts comme pour se raccrocher à quelque chose ; les muscles de son bras et de son épaule se mirent à gonfler sous la peau, visibles pour la première fois. Enfin, tandis que l’aérosol commençait à crachoter, il ferma les yeux et son bras retomba.
— Lâche-le, ordonna Derec.
La main du robot s’ouvrit et l’extraterrestre s’affala sur le sol, sans un mouvement.
— Je… ne détecte… aucune respiration, annonça le robot en hésitant.
Les syllabes hachées du robot servirent d’avertissement à Derec. « J’aurais dû le prévenir de ce qui allait se passer », se dit-il, trop tard.
— Il n’est pas mort. Son système a reçu un choc toxique, mais il se remettra.
— Je vais… essayer… d’intégrer…
— Alpha ! Analyse la situation. Nous sommes à bord du vaisseau d’Aranimas. Il avait l’avantage. Il aurait pu faire mille choses contre nous et nous ne l’aurions sans doute même pas su avant qu’il ne soit trop tard. Il devait être neutralisé.
— Je comprends… et j’accepte.
— Tu vas bien ?
— Je détecte un trouble modéré… dans mes potentiels cérébraux… je l’attribue… au fait que j’ai été témoin de violences contre un être intelligent non humain, expliqua le robot d’une voix redevenant progressivement normale. Le trouble s’apaise et je ne crois pas qu’il compromettra mon fonctionnement.
— Tant mieux, dit Derec en jetant l’aérosol vide parmi ses outils. Qu’as-tu découvert ?
— Nous approchons d’une station indépendante.
— Par l’espace ! pesta Derec. J’espérais qu’il nous conduirait directement sur un des mondes de Spatiaux. Combien de temps avons-nous ?
— Je suis incapable de déterminer avec précision notre moment d’arrivée. Cependant, j’ai constaté que l’équipage est actuellement en état d’alerte minimale.
— Nous avons donc probablement quelques heures devant nous, au moins, jugea Derec. Aranimas a-t-il été en contact avec la station ?
— Pas que je sache, monsieur. Ce vaisseau ne semble pas posséder de communications d’hyperondes, uniquement de simples porteuses.
Cela concordait avec l’expérience de Derec sur l’astéroïde mais lui posait une nouvelle énigme. Comment les extraterrestres avaient-ils découvert l’astéroïde ? Derec avait supposé, comme Moniteur 5, qu’ils avaient intercepté le message de détresse lancé pour lui. Mais sans émetteur-récepteur d’hyperondes, c’était impossible.
Il pensa que Wolruf pourrait l’expliquer mais cela devrait attendre.
— Et la clef ? demanda-t-il. Sais-tu où elle est ?
— Plus ou moins. Je crois qu’elle est dissimulée sous une des dalles du pont, dans le centre de contrôle.
La dernière fois qu’il s’y était trouvé, Derec avait trop souffert pour faire attention à ce qui l’entourait.
— Allons voir, décida-t-il. Comment l’as-tu trouvée ?
— Aranimas me l’a montrée et m’a interrogé à son sujet, dit le robot. Quand il l’a emportée, je n’ai pas pu voir précisément ce qu’il en faisait. Cependant, le temps de son absence limitait le rayon de la cachette à ce pont, et les bruits que j’ai entendus correspondaient au retrait et à la remise en place d’une dalle.
Ils arrivèrent au centre de contrôle et Derec vit que le sol était fait d’une mosaïque de plusieurs centaines de carreaux métalliques hexagonaux de la taille d’une assiette. La surface de chaque dalle présentait un motif à petits trous, mais il n’y avait rien pour les soulever. Et les six côtés d’un carreau étaient solidement collés aux carreaux voisins.
— Par où devrions-nous commencer, à ton avis ?
— La stratégie de dissimulation s’oppose à des positions évidentes comme le centre ou les coins. À part cela, je ne peux rien dire.
— Tu ne peux rien détecter sous le pont ? Aucun signal radio, aucun champ magnétique ?
— Je ne détecte rien.
Cela aussi était conforme à ce qui s’était passé dans l’astéroïde. Si la clef avait indiqué sa présence d’une manière mesurable, les scanners des robots l’auraient trouvée longtemps avant l’arrivée du vaisseau maraudeur. Il se tourna vers Wolruf qui gardait le silence depuis qu’elle les avait rejoints.
— Nous avons besoin d’un endroit où enfermer Aranimas.
Elle se retourna avec inquiétude vers le compartiment où ils avaient laissé l’Erani.
— Il y a des armoires dehors, dans le passage latéral, qui seraient assez grandes…
— Bien. Alpha, va chercher Aranimas et accompagne Wolruf. Elle te montrera où le mettre. Fais attention, Wolruf, il faut que ce soit un placard qu’Aranimas ne pourra pas ouvrir de l’intérieur. Et revenez ici tous les deux, ordonna Derec. (Lisant de l’appréhension dans les yeux de Wolruf, il ajouta :) Je sais. Tu n’aimes pas le robot.
— Tu vas peut-être surprendre Wolruf comme tu as surpris Aranimas ?
— Non, je te le promets, tout ira bien, assura Derec en tapotant l’épaule de la caninoïde. Pas de surprises. Je vous attends tous les deux ici.
Dès que le robot fut parti, Derec s’accroupit pour examiner les trous dans les carreaux. Ils étaient minuscules, coniques et profonds d’à peine un demi-centimètre. Il n’y avait aucun moyen visible d’accrocher quelque chose dans l’un d’eux pour soulever la dalle. Il se demanda s’il lui faudrait fabriquer un crampon à soupape pour trouver la clef.
Il s’aperçut alors que les ouvertures étaient à peu près du diamètre du stylet d’Aranimas. « Bien sûr, pensa-t-il en prenant à tâtons l’instrument. Espérons que ce truc-là ne marche pas seulement pour Aranimas… »
Il enfonça le bout pointu dans un des trous et les bords se soudèrent au stylet. Derec le prit à deux mains et tira verticalement. Rien ne bougea. Mais quand il tenta de s’en servir comme d’un levier, le carreau s’inclina et se souleva d’un côté comme le couvercle d’une boîte de conserve ; un couvercle qui fit apparaître une petite cavité hexagonale… vide.
Il allait passer à un deuxième carreau quand il entendit derrière lui un bourdonnement. Il se retourna vivement. À cinq ou six mètres, dans le couloir central, une plaque circulaire descendait du plafond, suspendue à quatre câbles minces. Debout sur la plate-forme, se tenait une femme, une jeune humaine qui ne devait guère avoir qu’un ou deux ans de plus que Derec ; elle était aussi plus grande que lui de huit bons centimètres. Sa tunique ceinturée, aux épaules larges, était de coupe aristocratique mais sale et fripée.
Son visage exprimait la surprise, le choc, même. Ses lèvres remuèrent, comme si elle essayait de parler mais ne trouvait pas ses mots. Enfin, quand la plateforme arriva au niveau du sol, elle s’exclama :
— Vous ! Ici !
De folles pensées tournoyèrent dans la tête de Derec et il crut perdre la raison. Cela expliquerait indiscutablement la réussite d’Aranimas. Il avait une compagne humaine avec lui, pour le guider !
— Je vous conseille de me dire qui vous êtes et ce que vous faites ici ! répliqua-t-il en se relevant. Je n’ai guère de temps pour décider de ce que je vais faire de vous.
— Faire de moi ? répéta-t-elle en colère. Je ne vois pas pourquoi je vous rendrais des comptes, après ce que vous avez fait !
L’état des vêtements de la jeune femme prit enfin une signification pour Derec. Elle était prisonnière, tout comme lui. Et il comprit qu’à ses yeux, il avait sûrement l’air d’un complice des maraudeurs.
— Si j’ai aidé Aranimas, c’est seulement pour gagner du temps et sauver ma peau. Le robot est à moi, maintenant, et Aranimas ne peut plus vous faire de mal. Nous allons nous évader.
Son expression hostile fut remplacée par de la perplexité.
— Mais que faites-vous ici ? Depuis combien de temps êtes-vous à bord ?
Derec fit un pas vers elle.
— Ce ne sera pas long à raconter. Il y a cinq jours, j’étais dans une capsule de survie à la surface d’un astéroïde. J’ai été découvert par une colonie de robots opérant sur une mine. Aranimas a attaqué la colonie et m’a fait prisonnier.
Cela suffisait. Inutile de tout compliquer avec des détails qu’il ne comprenait même pas encore. La fille le considérait avec curiosité.
— Alors vous n’étiez pas à ma recherche ?
— Je ne savais même pas qu’il y avait un autre humain à bord du vaisseau ! Wolruf m’a dit qu’ils avaient capturé deux vaisseaux humains, mais elle m’a donné l’impression que les équipages avaient complètement… disparu.
— Aranimas m’a gardée en vie parce que mes robots l’intéressaient. C’est vous qui avez réparé Capek ?
— C’était son nom ? Il répond à celui d’Alpha, maintenant. Oui, je l’ai réparé.
— Un fichu travail ! dit-elle avec un ressentiment puéril. Il ne se souvient même pas de moi. Et le nouveau bras est hideux.
— Je regrette.
— Vous ne vous souvenez pas de moi non plus.
Derec hésita.
— Vous aviez l’air de penser que je le devrais…
— Je pensais que vous étiez simplement cruel. Je ne voulais pas vous donner la satisfaction… Mais vous ne savez pas qui je suis, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas qui je suis moi-même ! répliqua Derec avec un triste sourire. Quand je me suis réveillé sur l’astéroïde, je portais une combinaison de survie de la marque Derec, alors j’ai adopté ce nom. Mais je ne me rappelle rien de ce qui s’est passé avant que je ne me réveille dans cette capsule.
— Rien du tout ?
— Rien de personnel. Je me rappelle un tas de choses, des connaissances, des sciences que j’ai dû étudier, sans doute. Mais je ne sais ni d’où je suis, ni où j’allais… Ainsi, vous me connaissez ?
— Je le croyais.
— Alors, par pitié, dites-moi…
Un pépiement leur parvint alors, de l’énorme console de contrôle.
— Quelqu’un appelle Aranimas, dit la fille et une lueur craintive passa dans son regard. Vous dites que nous allons nous évader. Nous devrions peut-être nous inquiéter de cela avant tout. Que faisiez-vous quand je vous ai surpris ? Que cherchiez-vous ?
— Un objet qui m’appartient et qu’Aranimas m’a pris quand je suis arrivé à bord.
— La clef ? Elle était à vous ?
— Vous êtes au courant ?
— Aranimas me l’a montrée. C’est là qu’elle est cachée ?
— D’après Alpha.
— C’est important ?
— Je le crois.
— Alors récupérez-la et allons-nous-en d’ici ! dit-elle, anxieuse.
Tout en se demandant ce qui retenait Alpha et Wolruf, Derec se remit à genoux. Il souleva une deuxième dalle, jeta un coup d’œil à la fille derrière lui et se déplaça en crabe sur la droite, vers une troisième.
— Je peux chercher la clef et écouter en même temps, dit-il en glissant le stylet dans un nouveau trou. Pouvez-vous me dire ce que vous savez de moi ?
Si elle répondit, Derec n’en sut rien. Il commençait à soulever un nouveau carreau quand il y eut un éclair aveuglant, un bruit de tonnerre et une formidable vague de chaleur. Quelque chose de lourd s’abattit sur son dos et il tomba en avant ; l’arête du carreau le frappa en pleine poitrine et lui coupa le souffle. Il eut à peine le temps de former un mot dans sa tête – mine – avant de sombrer dans une obscurité opaque et silencieuse où il ne fut plus dérangé.