SOUS LA GLACE
Pour la seconde fois de la journée, Derec se réveilla dans un lieu inconnu.
Cette fois, il était couché sur le dos et regardait le plafond. Il avait un goût amer dans la bouche et une sensation de vide dans l’estomac. Il resta un moment sans bouger pour rassembler ses souvenirs puis il se redressa brusquement, les muscles bandés, sur la défensive.
Comme la première fois, il était seul, mais dans un endroit plus normal : une cabine pour quatre personnes, de trois mètres sur cinq. Il était allongé sur une des quatre couchettes rabattables fixées aux murs. Sur sa droite, il y avait une rangée de casiers de différentes tailles, sur sa gauche une porte fermée.
Il maudit farouchement Darla.
Ce qu’il voyait autour de lui paraissait vaguement familier mais il n’y attacha pas de signification particulière. L’uniformité du décor dans les logements modulaires était navrante. Une question plus importante se posait : la cabine faisait-elle partie d’un camp de travail à la surface de l’astéroïde ? Se trouvait-elle à bord d’un vaisseau spatial ou dans quelque autre endroit qu’il ne pouvait imaginer ? Elle n’offrait en elle-même aucun indice. Elle ne lui disait pas, non plus, s’il avait été sauvé ou capturé.
En baissant les yeux il s’aperçut qu’il ne portait plus de combinaison de sauvetage mais une simple combinaison blanche qui servait de sous-vêtement aux ouvriers de l’espace. Elle était propre et relativement neuve mais il y avait des traces d’usure sur les parties renforcées aux talons, aux genoux et à la taille. C’était peut-être ce qu’il portait sous la combinaison de sauvetage ou alors…
— La combinaison ! s’écria-t-il tout haut, avec une inquiétude soudaine.
Il sauta du lit et regarda de tous côtés. Un seul casier était assez grand pour la contenir. Il n’était pas fermé à clef mais il était vide. Comme tous les autres, du reste.
« Non, se dit-il, ils sont plus que vides. Ils ont l’air de n’avoir jamais été utilisés. »
Derec ressentit un début de panique. S’il ne retrouvait pas sa combinaison, il ne saurait jamais quelles étaient les informations portées sur la fiche de données de son porte-badge. Il devait aussi retrouver Darla, sinon il perdrait à jamais tous les irremplaçables renseignements contenus dans son enregistreur d’événements.
Craignant de se trouver enfermé, il alla à la porte et toucha la plaque de clef. La porte coulissa dans un souffle. Elle donnait sur un petit couloir désert avec trois portes, toutes fermées.
À sa gauche, le corridor butait contre un mur nu. L’autre extrémité était percée d’un sas, indiquant que les quatre pièces formaient une unité d’ambiance. Par une petite fenêtre dans la porte intérieure de pressurisation, il aperçut un autre couloir.
— Ohé ! cria-t-il.
Pas de réponse.
La porte en face de celle de Derec portait l’inscription salle commune. À l’intérieur, il découvrit une table assez grande pour huit personnes réunies pour un repas ou une conférence, un bloc-cuisine et un terminal d’ordinateur qui faisait office de centre de communications perfectionné.
Il passa la main sur la table et la retira propre, sans trace de poussière. Le petit anneau lumineux de la cuisine lui apprit que l’unité était en attente prolongée, ce qui signifiait que les vivres avaient été cuits puis congelés. Personne n’avait mangé là depuis pas mal de temps.
Est-ce que tout était pour lui ? Était-ce pour cela que le logement était neuf ? Ou bien était-il un visiteur inattendu dans une maison vide ?
Il brancha la cuisine sur la position « demande » et un chronomètre entama aussitôt le compte à rebours des deux heures nécessaires pour la mise en fonction. Mais quand il essaya d’activer le centre de communications, l’appareil exigea un mot de passe.
— Derec, proposa-t-il.
Mot non valable, lui répliqua l’écran.
Il n’avait qu’une chance infinitésimale de deviner un mot choisi au hasard. Il ne pouvait compter que sur la paresse d’un ingénieur de systèmes qui aurait laissé un des mots d’essai classiques dans la sécurité des données.
— Test, suggéra-t-il.
Mot non valable.
— Code.
Mot non valable. Accès refusé.
À partir de cet instant, le centre se désintéressa de lui. La touche-clef d’entrée discrète fut débranchée et rien de ce qu’il put dire ne provoqua de réaction. Le centre avait non seulement rejeté ses mots de passe mais l’avait également blackboulé. L’ingénieur n’avait pas été paresseux.
Retournant dans le corridor, Derec jeta un coup d’œil dans les deux autres pièces. L’une était une cabine, la copie conforme mais inversée de celle où il s’était réveillé. L’autre, portant l’inscription mécanique, contenait plusieurs rangées de casiers et ce qui devait être des modules d’entretien pour les sous-systèmes d’ambiance. Les deux pièces étaient aussi propres et désertes que tout ce que Derec avait vu depuis son réveil.
Il ne restait plus que le sas à explorer, et les mystères au-delà. La porte intérieure portait l’emblème du sonographe dans un cercle, ce qui signifiait « à commande vocale ».
— Ouvre-toi, dit-il et la porte du sas s’entrouvrit avec le bruit de déchirure des scellés qui se détachaient.
Derec passa dans le minuscule espace et, quand il regarda par le judas de la porte extérieure, il ne comprit pas la nécessité du sas. De l’autre côté, le couloir était le même que celui qu’il quittait.
— Cycle, dit-il.
La porte intérieure se ferma derrière lui et la pression sur les tympans de Derec lui apprit qu’elle s’était rescellée.
— Attention, avertit le sas. Au-delà de cette porte, il y a une atmosphère à pression d’azote réduite. Munissez-vous d’un respirateur.
— De l’azote ?
Alors seulement, Derec remarqua le petit placard dans la paroi de côté. À l’intérieur, il trouva plusieurs masques en plastique gris. Il en essaya un et constata qu’il était conçu de manière à recouvrir le milieu du visage, comme des lunettes de soleil qui auraient glissé sur son nez. Les « courroies » du respirateur étaient des tubes élastiques qui se rejoignaient sur sa nuque. De là, une mince conduite de gaz flexible aboutissait à une cartouche que l’on se fixait en haut du bras.
Mais quand il mit le masque il ne parvint pas à appliquer complètement le bord inférieur contre sa lèvre supérieure, pour éviter de respirer l’air ambiant. Il respirerait donc un mélange d’azote et d’oxygène.
À retardement, Derec comprit que c’était voulu. C’était un arrangement qui permettait non seulement de réduire la taille de la cartouche, mais aussi de ne pas perdre le sens de l’odorat. Une astuce habile, quoique quelque peu minimaliste.
— Prêt, annonça-t-il.
— Attention. Gravité réduite au-delà de ce point, avertit le sas.
— J’entends, répondit Derec comme la porte extérieure commençait à s’ouvrir.
« Azote ? Basse gravité ? se demanda-t-il en sortant. Où suis-je ? Que se passe-t-il ? »
Il ne trouva pas de réponse immédiate. Il faisait assez froid pour mettre de la couleur à ses joues. Le froid semblait venir à la fois du plafond et du sol, pourtant revêtus d’un treillis isolant synthétique.
Derec s’arrêta juste à la sortie du sas. Il entendait une cacophonie de machinerie, des sifflements, des grincements, des grondements, des crissements aigus. Mais la baisse de pression qui lui bouchait les tympans lui donnait l’impression de tout entendre à travers de l’ouate. Tout ce fracas ne lui apprit rien, sinon qu’il y avait de l’activité quelque part. Il était incapable de reconnaître quel genre de machines il entendait ni ce qu’elles faisaient.
Décidé à suivre le bruit jusqu’à sa source, il s’engagea dans le corridor… ou plutôt le voulut. Il se retrouva aussitôt à plat ventre sur le sol froid, indemne mais plus enclin à la prudence. Il se releva, fit une seconde tentative et avança cette fois en se retenant à la main courante centrale.
Trente mètres plus loin, le couloir débouchait dans une immense salle au plafond bas. Derec eut le souffle coupé en voyant ses dimensions. Elle lui rappelait des arsenaux, des stades, des usines ou des mines à ciel ouvert. Il se força à bâiller et à avaler, pour se déboucher les oreilles. Oui, c’étaient nettement des bruits mécaniques. Mais de quelles machines et quelle était leur fonction ?
Compte tenu du froid et de la basse gravité, Derec jugea qu’il était toujours sur l’astéroïde où sa capsule était tombée. D’après la structure de la salle, il pensa qu’elle se trouvait vraisemblablement en sous-sol.
Et il n’était pas seul. Des robots allaient et venaient parmi les appareils et dans les travées, des robots par dizaines, de six ou sept variétés. Mais en un sens, il était seul car il n’y avait pas d’autres humains. Il n’y avait même pas de rampes dans les passages pour permettre l’accès aux humains. La salle appartenait, par défaut, aux robots. Quant à savoir à quoi ils s’activaient avec autant de diligence, il ne pouvait le deviner.
Le robot le plus près de Derec, une unité cubique dotée d’un seul bras télescopique, était à quelques dizaines de mètres. Derec le vit ramasser un élément gros comme le poing, sur un râtelier, le ranger dans une corbeille de transport et rétracter son bras manipulateur. Sa mission accomplie, le robot s’éloigna en glissant sur un coussin d’air.
— Arrête ! cria Derec.
Mais le robot continua de s’éloigner, sourd à l’ordre de l’humain. Sans réfléchir, Derec lâcha la main courante pour s’élancer à sa poursuite. Mais dans le champ gravifique minimal de l’astéroïde, il eut l’impression de courir au ralenti. Il était en déséquilibre constant, ses pieds en pantoufles ne lui offrant pas la traction nécessaire. Ouand il arriva au premier tournant à quatre-vingt-dix degrés, il s’étala de tout son long et fit cascader tout un lot de petits cylindres chromés.
Le vacarme de sa chute ne fit même pas ralentir le robot. Il continuait de se diriger vers ce qui semblait être une cage d’ascenseur, un puits circulaire noir s’ouvrant dans le sol, à l’aplomb d’une ouverture identique au plafond, toutes deux raccordées par quatre barres de guidage chromées.
— Comment veux-tu que je te rattrape ? marmonna Derec tout haut, en se relevant. Je ne peux pas voler !
Il devait y avoir un meilleur moyen qu’il découvrit en examinant plus attentivement deux robots qui venaient à sa rencontre. Contrairement au ramasseur, ceux-là, de taille humaine, étaient construits sur un châssis standard à propulsion par triple roulement à billes, le tout formant comme trois billes sous une capsule de bouteille. Ce genre de châssis était la norme dans les environnements propres car ils permettaient une totale liberté de mouvement. L’inconvénient, vu la friction réduite due à la basse gravité, était que les billes de propulsion tournaient plus qu’elles ne poussaient.
Mais chacun des grands robots comportait un second châssis à roulement à billes monté au sommet d’une perche télescopique. Pressé contre le plafond, cette seconde structure fournissait la pression nécessaire à la traction conjuguée des deux systèmes. Comme les autos tamponneuses des rétrospectives de parcs d’attractions, le robot avait besoin d’être en contact constant à la fois avec le sol et avec le plafond.
Derec comprit qu’il pouvait aussi se servir du système. Le plafond était assez bas pour qu’il y appuie le bout des doigts tout en gardant les pieds à plat par terre. Avec cette « marche avec les mains », comme il baptisa sa technique, il aurait pu rattraper le ramasseur.
Maintenant, il voulait voir ce que ces deux autres robots allaient faire de lui. Ils s’arrêtèrent et se mirent à rétablir l’ordre là où il était tombé, en se servant adroitement de leurs grappins à trois doigts pour ranger les cylindres sur les rayonnages. Derec attendit qu’ils le remarquent. Ils ne lui accordèrent pas un regard.
— Je suis en danger, leur dit-il. J’ai besoin de votre aide.
Les deux robots continuèrent de faire le ménage, sans lui prêter attention. Il s’approcha pour en examiner un de plus près. Le robot avait des capteurs audio normaux mais on ne lui voyait pas de vocaliseur. En un mot, il était muet, incapable de répondre.
Mais il devait y avoir dans ce complexe des robots d’un niveau plus élevé, sachant le reconnaître comme un être humain et susceptibles de répondre à ses besoins. Les ramasseurs et les balayeurs qu’il avait croisés ne pouvaient travailler sans surveillance.
De même, l’unité A où il s’était réveillé ne pouvait être l’unique structure destinée aux humains à l’intérieur du complexe. Il devait y avoir quelque part une équipe d’administration, des programmateurs, des surveillants. Une communauté de robots entièrement autonome, cela n’existait pas.
Pensant qu’il devait y avoir un moyen d’appeler la salle de contrôle de l’unité A, Derec voulut revenir sur ses pas. Quand il fit demi-tour, ce qu’il vit le figea sur place. Un grand robot humanoïde se tenait à l’entrée du corridor de l’unité A et l’examinait.
Ils se dévisagèrent pendant un long moment. L’enveloppe du robot était d’un bleu pâle métallisé, une nette déclaration de sa nature mécanique. Ses capteurs optiques étaient des fentes argentées dans sa tête semblable à un casque, sans l’habituel voyant rouge avertissant que le robot regardait dans votre direction. Malgré cette absence, Derec ne douta pas un instant d’être l’objet de l’examen attentif et anormalement intense du robot.
Le robot fut le premier à bouger ; il se détourna et disparut dans le corridor, marchant en s’aidant de ses mains avec une souple coordination des gestes. Derec le suivit aussi vite qu’il le put mais, quand il arriva à l’extrémité du couloir, le robot était déjà dans le sas. Il ne fallut guère que quinze secondes à Derec pour atteindre la porte extérieure et passer dans l’unité A. Malgré tout, quand il s’engagea dans le couloir intérieur, le robot sortait de la salle commune ; sa mission était accomplie.
— Je suis en danger, dit Derec. J’ai besoin de ton aide.
— Fausse évaluation. Vous n’êtes pas en danger, répondit le robot humanoïde. Si vous étiez en danger, du secours serait fourni.
Le robot fit un pas vers le sas mais Derec se hâta de se placer devant lui.
— Je ne te laisserai pas partir tant que tu ne m’auras pas dit où je suis et ce que je fais ici, dit-il sèchement.
La réponse du robot ne fut pas verbale mais d’une clarté lumineuse. Il s’avança, saisit fermement quoique sans violence les épaules de Derec et l’écarta de son chemin. Puis il marcha en glissant sans effort vers le sas et dit :
— Ouvre-toi.
Ne sachant comment le retenir, Derec le laissa partir, puis il alla voir ce que le robot avait pu faire dans la salle commune. Deux choses seulement avaient changé. La cuisine poursuivait son compte à rebours mais il y avait une courte liste de sélections déjà disponibles. Derec lui-même avait mis en marche cette modification.
Le robot était responsable du second changement ; l’écran au centre de la pièce n’était plus éteint. En caractères rouges lumineux, il annonçait : message transmis.
Derec eut la certitude qu’il était seul sur l’astéroïde. La présence d’une unité d’ambiance profondément enfouie sous la surface impliquait qu’il y avait eu jadis des humains, ne fût-ce qu’à titre temporaire. Mais le petit astre était à présent entre les mains des robots et il était lui-même un intrus. Quel message avaient-ils transmis à son sujet et à qui l’avaient-ils envoyé ? Impossible de le savoir.