LA CITÉ DES ROBOTS
Pressé d’affronter le comité d’accueil, Derec négligea les derniers trous et sauta à terre. Pendant que Katherine continuait de descendre derrière lui, il s’avança vers les robots.
Plusieurs partaient déjà. Derec supposa qu’ils étaient des spécialistes médicaux venus en prévision d’une chute, ou des grimpeurs capables d’escalader la façade pour venir au secours des deux imprudents. Leurs talents n’étant plus nécessaires, ils retournaient vers d’autres tâches.
Les robots restants se ressemblaient mais n’étaient pas identiques. L’un portait une curieuse plaque émaillée bleue au-dessus de l’oreille droite, un autre un scanner optique vert vif, un troisième un réseau grillagé de capteurs autour de la tête, comme un bandeau. Derec en choisit un au hasard.
— Toi, dit-il, quel est ton nom ?
— Je suis M-3323, répondit le robot en avançant d’un pas.
— Très bien. Conduis-moi… nous, auprès du directeur de la ville, M-3323.
— La ville telle qu’elle est actuellement constituée n’a pas de directeur, répondit le robot. Comment vous appelle-t-on, s’il vous plaît ?
— Derec. David Derec. Mais…
— Et moi, je suis Katherine Burgess, dit sa compagne en s’approchant. Nous n’avons pas besoin de voir la personne au sommet, directeur de la ville, roi, président, dieu, quel que soit son titre. Nous avons besoin d’un endroit où veiller à nos nécessités hygiéniques, un lieu avec une douche, etc. Pendant que nous nous rafraîchirons, vous organiserez une rencontre pour nous avec quelqu’un capable de nous aider à résoudre nos problèmes. Est-ce trop compliqué ?
— Non, Katherine, assura M-3323. Des dispositions sont prises en ce moment même. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous conduire aux installations appropriées.
Par bonheur, la maison où ils furent emmenés était à moins d’une minute de marche, nichée entre deux grandes tours à six faces, comme un enfant caché dans les jupes de sa mère. L’intérieur était étonnamment neuf et immaculé. Non seulement on n’avait jamais habité cette maison mais on n’y était jamais entré.
Elle contenait tout ce qu’il fallait à Derec et Katherine, entre autres deux salles de bains donnant sur une grande pièce meublée d’une plate-forme où l’on pouvait dormir à la japonaise. Les trois robots qui les avaient accompagnés les attendirent en bas, ce qui leur procura un supplément de tranquillité.
Vingt minutes plus tard, Katherine sortit avec le sourire de sa salle de bains.
— Voilà ! Plus présentable ?
Derec se leva d’un bond de la plate-forme où il s’était assis.
— Vous êtes un plaisir pour les yeux.
— Quelle charmante expression, si désuète ! s’exclama-t-elle, visiblement enchantée. Avez-vous une idée de l’endroit où nous sommes ?
— Pas la moindre.
— Nous sommes en route pour échapper à tout ça.
Nous allons rentrer chez nous ! Vous allez retrouver votre planète.
Derec croisa ostensiblement les doigts et elle s’étonna.
— Vous m’avez promis qu’il n’y aurait rien de plus que de la paperasse !
— C’était une prédiction, pas une promesse.
— Vous croyez toujours à votre prédiction ?
— Bien sûr ! Venez. Allons commencer à trancher dans le micmac administratif.
De la maison, M-3323 les ramena dans la direction d’où ils étaient venus, en remontant la rue vers une grande tour centrale. Ils formaient un drôle de petit cortège : deux robots en tête marchant côte à côte, M-3323 entre Derec et Katherine, comme un chaperon vigilant, et deux autres robots pour fermer la marche.
Derec se demanda si ces robots supplémentaires étaient une garde d’honneur, des gardes du corps ou des gardiens de prison. Les deux derniers, qui suivaient silencieusement, l’inquiétaient le plus. Ils n’avaient pas fait cinquante mètres qu’il se retourna pour voir ce qu’ils faisaient. Ce qu’il vit – ou plutôt ce qu’il ne vit pas – le fit sursauter. La maison qu’ils venaient de quitter avait disparu. L’intervalle entre les deux tours qui la flanquaient s’était refermé.
Il secoua la tête et se traita d’imbécile. « Ce doit être l’angle, se dit-il. La maison est plus loin que tu ne le croyais. Elle est bien là, entre les deux tours, mais tu ne peux plus la voir. » Puis il se souvint du groupe de trois icosaèdres, aperçus et aussitôt disparus.
— Excusez-moi, dit-il à Katherine et à M-3323. Je reviens tout de suite.
Il descendit la rue en courant, jusqu’à ce qu’il arrive à un point d’où il aurait dû voir la maison, puis il ralentit le pas. Il n’en croyait pas ses yeux. La maison n’était plus là. Un espace dégagé la remplaçait.
Il regarda de tous côtés, désorienté, voulant croire qu’il s’était trompé, qu’il était victime d’une illusion. La maison avait été exactement ce que Katherine demandait, et si commodément située ! Serait-il possible qu’ils l’aient construite exprès pour eux, et détruite ensuite ? En un clin d’œil ?
C’était une idée folle et il n’avait pas envie de s’y attarder. Une architecture à la demande, une structure modulaire qui déplaçait des immeubles entiers comme les pièces d’un jeu de construction, ou les fabriquait à partir de formes élémentaires… quelle espèce de société était-ce là ? Comment des gens pouvaient-ils vivre dans une ville pareille ?
Avec effort, il s’arracha à la contemplation de la cour déserte, se retourna et trouva son escorte de robots qui l’attendait, à deux pas derrière lui.
— Vous en avez fini ici, monsieur ? demanda poliment l’un d’eux.
— Oui, oui… Oui, j’ai fini.
Il avait gardé une expression troublée quand il rejoignit les autres et M-3323 lui demanda :
— Un problème, David Derec ?
— Tu peux le dire ! Qu’est devenue la maison où nous étions à l’instant ?
— Mes excuses. Aviez-vous d’autres besoins que vous n’avez pas spécifiquement identifiés ? Ou des besoins personnels supplémentaires ?
— J’ai besoin d’une réponse franche. Où est la maison ?
— L’installation a été restituée à l’inventaire général.
— Je n’ai donc pas imaginé sa disparition. Vous l’avez apportée là pour nous et vous avez fait le ménage.
— Oui, David Derec.
— Vous faites ça tout le temps, par ici ?
— Toutes nos ressources physiques sont gérées pour un maximum d’efficacité.
— Je suppose que ça veut dire oui. C’est dingue, marmonna Derec.
— Ou est-ce que ça peut nous faire ? murmura Katherine.
— C’est vrai. N’y pensons plus et finissons-en.
Ils arrivèrent enfin sur une grande place, au carrefour de plusieurs artères importantes. Au centre se dressait un énorme tétraèdre blanc de quinze étages. Leurs guides les dirigèrent vers une porte sur la droite.
— M-3323…
— Oui, David Derec ?
— Cette partie de la ville est-elle uniquement réservée aux robots ? Je n’ai pas vu d’humains, en venant.
— C’est exact, Derec.
— C’est ce que je pensais. Où sont les gens ?
— Je ne sais pas, monsieur, répondit M-3323. Par ici, s’il vous plaît.
Il leur fit traverser un hall, encore un tétraèdre, et suivre un couloir. À la troisième porte, le robot s’arrêta et se retourna.
— Entrez, s’il vous plaît.
— Qui devons-nous voir ? demanda Katherine.
— Rydberg et Euler. Ils vous attendent dans le bureau intérieur.
Rydberg… Euler ? Ces noms tournèrent dans l’esprit de Derec tandis qu’il suivait Katherine par une première porte, puis une seconde. Où ai-je entendu ces noms-là ?
Préoccupé, il entra tête baissée dans la pièce. Quand il leva les yeux, il reçut un choc. Le compartiment était des plus spartiates et contenait trois chaises, un poste de travail en demi-cercle avec un terminal d’ordinateur d’hypervision, et deux robots à peau bleue avec des fentes d’argent en guise de capteurs optiques.
Ce n’est pas possible… Un frisson parcourut Derec à la vue de ces robots, qui n’étaient autres que des clones des surveillants de l’astéroïde. Tout est relié. Je ne comprends pas…
— Kate…
À ce moment, le robot de gauche s’avança.
— Je suis Rydberg, annonça-t-il.
— Je suis Euler, dit l’autre.
— Il doit y avoir une erreur, dit Katherine. Nous voulons parler à des personnes.
— Il n’y a pas d’erreur. Nous sommes les représentants chargés de votre affaire, répondit Euler.
— Kate, souffla Derec, ça ne va pas du tout.
Les lèvres pincées, Katherine prit une décision.
— S’ils veulent s’y prendre comme ça, je m’en fiche, répondit-elle puis elle s’adressa à Euler : Nous avons à nous occuper d’un moyen de transport pour Aurora et Nexon – c’est bien là que nous allons, n’est-ce pas, Derec ? – et, en attendant, nous aurions besoin d’être logés.
— Je crains que ce ne soit pas possible, dit Euler en secouant gravement la tête.
— Quoi ? Et pourquoi donc ? s’écria Katherine.
— La déclaration de l’ami Euler est imprécise, intervint Rydberg. Il est possible de partir. Mais il y a un problème. Un être humain a été tué…
— En quoi sommes-nous concernés ? interrompit Derec.
— Ce serait une inconcevable violation des Lois de la Robotique qu’un robot fasse du mal à un être humain, expliqua Rydberg. Je suis incapable de formuler cette pensée sans ressentir de la détresse.
— Bien sûr, ce n’était pas un robot, dit impatiemment Derec. Un autre humain a fait le coup, manifestement.
— À part vous deux, dit Euler, il n’y pas d’êtres humains ici.
— C’est ce que notre guide nous a laissé entendre.
Mais ce n’est pas parce qu’ils n’ont rien à faire ici qu’ils ne sont pas venus d’un autre secteur. Quelqu’un qui est capable d’assassinat n’irait pas se soucier de laissez-passer ou de je ne sais quels documents de voyage en vigueur ici.
— Je vais vous éclairer, intervint encore une fois Rydberg. L’ami Euler dit qu’il n’y a pas d’êtres humains dans cette ville, à part vous.
— D’une autre ville alors… supposa Katherine.
— Il n’y a pas d’autres villes sur cette planète.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Où sommes-nous ? cria-t-elle.
— Je regrette mais je n’ai pas le droit d’identifier cette planète ou son étoile. Nous qui vivons ici appelons cette ville la Cité des robots.
— Il n’y que des robots, ici ? demanda Derec, saisi d’une crainte irraisonnée.
— À part vous-mêmes, c’est exact, répondit Euler.
— Personne, dans toute cette ville… Elle doit couvrir cinquante hectares…
— Deux cent cinq, précisa Euler.
— Où sont les habitants ? demanda Derec. Les bâtisseurs ? Où sont-ils allés ?
Rydberg pencha légèrement la tête de côté et répliqua tout naturellement :
— Nous sommes les habitants et les bâtisseurs, ami Derec.
C’était la réponse qu’il attendait mais il résista quand même à ses implications.
— Mais où sont vos propriétaires ? Où sont les gens à qui vous rendez des comptes ?
— Votre question est basée sur une supposition erronée, dit Euler. La Cité des robots est une commune libre et autonome.
— Ce n’est pas possible ! protesta Derec. Il n’y a peut-être plus d’humains ici, maintenant. Vous n’êtes peut-être actuellement en contact avec aucun d’entre eux. Mais des humains ont dû vous apporter ou vous envoyer ici ! Vous obéissez certainement à leurs instructions.
— Non, ami Derec. Nous nous dirigeons nous-mêmes. Mais nous savons ce que sont les êtres humains. Nous avons une vaste bibliothèque de vidéolivres écrits par des êtres humains et dont ils sont les sujets. Et nous avons accepté notre responsabilité de veiller à ce qu’aucun mal ne soit fait aux humains.
— J’espère que vous comprenez, ami Derec, pourquoi nous sommes obligés de retarder votre départ, dit Rydberg. C’est notre première rencontre avec la mort. Nous avons besoin de votre aide pour comprendre comment cette chose a pu arriver et pour comprendre comment l’expérience de la mort doit être intégrée dans notre étude des Lois de l’Humanique.
— Les Lois de l’Humanique ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Katherine, intriguée.
Euler prit la relève :
— Pour le moment, les Lois de l’Humanique sont un postulat théorique. Nous tentons de savoir si les Lois de l’Humanique existent et, dans ce cas, ce qu’elles sont. Cet incident a provoqué une crise dans le projet de recherche. Vous devez nous aider. Je vous assure que vous bénéficierez, de tout le confort possible.
Pendant qu’Euler parlait, Katherine s’était rapprochée de Derec ; ils étaient maintenant coude à coude.
— C’est fou, souffla-t-elle. Une ville de robots, sans personne pour les guider ? Et qui effectuent des recherches sur les êtres humains, comme si nous étions une curiosité ?
Derec cessa alors de se révolter contre la vérité et l’accepta : la colonie dans l’astéroïde et l’immense ville qui les entourait étaient les produits d’un même esprit, d’un même plan. Il ne s’était pas évadé.
Mais du moins comprenait-il enfin pourquoi la clef lui avait été donnée et pourquoi elle les avait amenés là. Le dernier à la toucher avait été Moniteur 5, un robot avancé tenant désespérément à respecter son obligation de le sauver selon la Première Loi. Sachant ce que c’était et de quoi c’était capable, le robot n’avait pu que la donner à Derec, en la programmant pour ce qu’il savait être un lieu sûr, une colonie jumelle de robots, à plusieurs années-lumière.
— Chut, dit-il à Katherine avant de se tourner vers les robots : Pouvez-vous nous excuser un moment, tous les deux ? Nous avons à nous entretenir.
— Certainement, ami Derec, répliqua Euler. Nous allons…
— Restez, nous sortirons, interrompit Derec en prenant Katherine par la main pour l’entraîner.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle hors d’haleine quand il l’eut fait courir dans le couloir à une quinzaine de mètres. Ils vont nous suivre.
Il s’arrêta et la lâcha.
— Nous n’allons nulle part. Tout au moins, pas moi. Je voulais réellement vous parler en particulier.
— Comment ça, vous n’allez nulle part ?
— Je vais rester ici. Je ne leur dirai pas, bien sûr. Je vais leur proposer de rester et de les aider à condition qu’ils organisent pour vous un moyen de transport. Ils n’ont pas besoin de nous deux.
— Non ! protesta-t-elle énergiquement. Vous n’avez pas besoin de faire ça. Ils n’ont pas le droit de nous retenir. Ils doivent nous laisser partir tous les deux. Ils ne sont que des robots, n’est-ce pas ? Ils doivent nous aider.
— Ils sont des robots, oui, mais pas comme ceux auxquels vous êtes habituée. Je ne crois pas qu’ils seraient d’accord avec votre définition de leurs devoirs. Mais là n’est pas la question. Je ne vais pas rester uniquement pour les rassurer, ou pour qu’ils vous laissent partir. Je reste parce que je le veux.
— Pourquoi ?
Derec grimaça un petit sourire pincé.
— J’ai réfléchi à ce que j’éprouverais s’ils faisaient ce que nous demandons et s’ils nous mettaient à bord d’un vaisseau à destination d’Aurora ou d’ailleurs. Ce que j’éprouverais si je n’apprenais jamais rien de plus sur la clef…
— Nous pourrions l’emporter.
— … si je ne découvrais jamais où est cette planète et pourquoi les robots y sont… si je ne retournais jamais chercher Wolruf, si je ne savais jamais ce qui lui est arrivé. J’ai réfléchi et j’ai compris que je ne pouvais pas m’en aller tout simplement. Il est vrai que je ne sais pas qui je suis. Malgré tout, je sais que si je partais, je ne serais pas le genre de personne que je veux être.
Un silence tomba, que Derec rompit :
— On se sépare en amis ?
Elle le regarda dans les yeux et secoua la tête.
— Non. Parce que si vous restez, je reste aussi.
— Mais vous n’en avez pas besoin ! protesta-t-il à son tour. Ce sont mes raisons, pas les vôtres. C’est un monde sans danger, ici. Je ne risque rien, tout seul.
— Ma compagnie ne vous plaît pas ?
— Ma foi… Nous ne nous entendons pas mal.
— Cherchez-vous à me dire que c’est une affaire trop pénible pour une femme ? Ou qu’elle ne doit pas faire travailler sa jolie tête ?
— Bien sûr que non !
— Vous êtes donc d’accord pour que je reste si j’en ai envie ?
Derec capitula.
— D’accord.
— Bien. Allons l’annoncer à Euler et Rydberg.
— Après vous, dit Derec en s’inclinant galamment.
Avec un sourire satisfait, Katherine le précéda jusqu’au bureau. Alors que la porte s’ouvrait, elle se retourna pour chuchoter à Derec :
— Dites-moi, quand nos deux vies redeviendront-elles normales ?
L’éclat de rire de Derec fit sursauter les robots.
— Peut-être jamais, Katherine. De quoi vous plaignez-vous ? Vous disiez que votre existence était terne et ennuyeuse.
— Terne, ce n’est pas si grave, avoua-t-elle avec nostalgie. Il y a du bon, dans l’ennui.
Riant tout seul, Derec prit une chaise et s’y assit de l’air d’un être décidé à rester un bon moment.
— Nous ferons ce que nous pourrons pour vous aider, dit-il à Rydberg. Raconte-nous l’affaire. Oui sont les suspects ?
La réponse placide du robot effaça le sourire des deux jeunes gens, aussi totalement que s’ils n’avaient jamais souri de leur vie. Comme l’arrière-goût amer d’une potion sucrée, elle balaya tout le plaisir de ce qui s’était passé auparavant.
— Oui, David Derec, dit Rydberg. Il y a deux suspects. Vous-même et Katherine Burgess. Nous sommes curieux de savoir lequel de vous deux a commis l’acte et pourquoi.