KATE

 

 

— Très intéressant ! s’exclama le Dr Galien. Vous voulez dire que vous n’avez pas le moindre souvenir personnel ?

Derec répéta la litanie, devenue familière, des événements qui avaient débuté à son réveil, dans la capsule de survie. Comme il commençait à être fatigué de ce récit et qu’il voulait éviter les questions, il passa sur certains détails. Il omit, par exemple, de révéler que le vaisseau maraudeur était aux mains d’extraterrestres.

— Je vais devoir rectifier votre dossier et prendre en compte votre amnésie, dit le robot quand Derec eut fini. C’est un problème beaucoup plus fascinant que vos blessures. Je dois vous avouer que l’amnésie est un de mes dadas.

— Comment ça, un dada ?

— Peut-être devrais-je dire ma spécialité, mais ce mot définit mal la profonde satisfaction intellectuelle que cet état me procure.

— Combien de cas as-tu déjà traités ?

— Vous êtes mon premier cas. Je suis extrêmement heureux de cette occasion.

— Ton premier cas ? s’étonna Derec. Alors comment peux-tu te croire un spécialiste ? Et comment peux-tu être fasciné ou heureux ? Tu n’es pas programmé pour éprouver des émotions.

— Strictement parlant, c’est exact, reconnut le Dr Galien. Mais le concept de la perte d’identité d’une personne a toujours créé l’état positronique positif que j’associe au mot fascination. Voyez-vous, du fait de la structure mnémotechnique du cerveau positronique, il est tout à fait impossible qu’un robot oublie quoi que ce soit, surtout sa propre identité. L’amnésie n’a aucune analogie chez les robots.

— L’attrait de l’inconnu…

— Les robots diagnosticiens, comme moi, sont construits avec une curiosité intégrale renforcée, expliqua Galien. Peut-être est-ce un facteur de causalité.

Derec eut l’impression qu’on lui faisait un cours sur sa propre spécialité.

— Mais les cerveaux positroniques s’égarent à tout propos, protesta-t-il. Ils sont vulnérables aux radiations dures, aux dérèglements de l’alimentation en énergie, toutes sortes de choses peuvent leur causer une panne.

— C’est exact, Derec. Mais les conditions que vous évoquez ont pour résultat un arrêt du fonctionnement mental et, dans certains cas, la destruction du cerveau positronique. En revanche, les humains sont fréquemment capables de continuer de fonctionner même avec une panne mentale aussi importante. C’est précisément ce que je trouve fascinant. Et je crois que les robots ont beaucoup à apporter à l’étude du fonctionnement du cerveau humain, y compris des défauts de mémoire.

— Pourquoi ?

— Je note que de nombreux philosophes humains ont reconnu que la recherche de la connaissance de soi est la plus difficile de toutes les recherches. Le cerveau humain a le plus grand mal à considérer et à analyser le cerveau humain. Ses limites l’empêchent de voir ses limites.

Derec tomba d’accord avec le robot.

— Oui, la seule chose qu’une caméra ne peut pas filmer, c’est elle-même. La seule chose qu’une règle ne peut mesurer, c’est elle-même.

— En effet. La question des différentes fonctions du cerveau humain ont été par conséquent les plus lentes à se prêter aux investigations des chercheurs humains. Beaucoup d’aspects du comportement humain restent des énigmes, malgré des siècles d’études neurologiques et biochimiques.

— Alors que crois-tu pouvoir faire, toi ?

Le Dr Galien écarta les bras.

— Les cerveaux positroniques ne se sont pas développés en copiant le fonctionnement du cerveau humain. Ils ont évolué en copiant le comportement humain. Tout en étant le produit du cerveau humain, le cerveau positronique représente donc une forme distincte d’intelligence et une perspective différente.

— Es-tu en train de me dire que le cerveau positronique est plus capable que le cerveau humain ?

— La clef, c’est qu’un robot fait ce qu’il fait autrement qu’un cerveau humain, répondit diplomatiquement le Dr Galien. Je suis convaincu que c’est une invention du cerveau humain qui finira par dévoiler les secrets du cerveau humain. Je suis donc heureux d’avoir l’occasion de faire mieux qu’étudier et spéculer.

Derec secoua la tête.

— N’y compte pas. Je ne suis pas un animal de laboratoire.

— Pardonnez-moi. Dans mon enthousiasme, j’ai négligé de vous préciser que mon intérêt primordial est de vous aider. Il y a des tests auxquels je peux procéder pour déterminer la cause de votre état. Selon la cause, il peut y avoir des mesures à prendre pour rectifier la situation.

— Tu veux dire que tu pourrais me rendre la mémoire ?

— Je n’en connaîtrai la probabilité qu’après vous avoir examiné.

Derec considéra avec scepticisme cette promesse de guérison.

— Écoute, je ne vais pas rester ici très longtemps. Alors, ne commençons pas quelque chose que nous n’aurons pas le temps de terminer.

— Je ne comprends pas.

— Tu dis que des vaisseaux passent ici tous les deux mois. Je suis ici depuis six semaines, alors mon moyen de transport pour partir d’ici devrait arriver dans quinze jours, peut-être moins.

— Non, Derec, vous vous trompez. Le Fariis est passé pendant votre anesthésie. Le prochain vaisseau, l’Hermitage arrivera dans six semaines et trois jours.

Derec ouvrit de grands yeux.

— Un vaisseau est déjà passé ? Mais alors, pourquoi suis-je encore ici ?

— Les installations médicales de la station sont supérieures à celles de Fariis. Il n’était pas possible de vous confier à l’équipage dans votre état.

Derec soupira et ferma les yeux.

— C’est bon. Sonde-moi tant que tu voudras. Mais attention ! ajouta-t-il en se redressant, je veux savoir exactement ce que tu fais avant que tu ne commences. Tu entends ?

— Merci, Derec, dit poliment le robot. Que savez-vous de l’amnésie ?

— Rien que ce que je vois à l’hypervision.

— C’est malheureux.

— Ce n’est qu’une façon de parler, voyons ! En réalité, je ne me souviens même pas de ça.

— C’est aussi bien, estima Galien. L’amnésie est utilisée en fiction depuis des siècles, comme base commode d’intrigue et le plus souvent en opposition avec les faits connus. En général, dans ces œuvres de fiction, la victime reçoit un coup sur la tête, oublie tout et mène une nouvelle vie et puis, à la dernière scène, un nouveau coup sur la tête lui rend la mémoire.

— Ça me dit quelque chose, oui. J’ai dû voir une ou deux histoires de ce genre, avoua Derec.

— Tâchez de les oublier, s’il vous plaît, conseilla le robot. Elles ne feraient que gêner la compréhension.

Les examens commencèrent par les causes physiques possibles. Le Dr Galien fit subir à Derec une analyse corticale, un test de réaction à l’endorphine, trois différents scannings non destructifs du cerveau, et même une biopsie et une culture, en cas d’encéphalite.

— La conscience de votre perte de mémoire est un indice, comme l’est votre intelligence, apparemment intacte, dit-il. Vous avez conservé le sens de passage du temps et le rapport avec les événements. Tout cela est significatif.

Mais malheureusement, la somme de tous les indices ne donna rien ; les tests ne révélèrent rien. Derec apprit quelques mots savants relatifs à son état mais rien sur lui-même.

— Je ne trouve aucune cause physique, conclut à regret le Dr Galien à la fin de la semaine. Votre cortex, votre thalamus, votre bulbe rachidien, tout est normal. Et pourtant vous n’avez réagi à aucune thérapie psychogénique, à ma connaissance. Je suis désolé, Derec. Je vous ai déçu.

— Ne le prends pas tellement à cœur, répondit Derec en soupirant. Je commence à m’habituer à vivre dans le noir.

 

Au cours des multiples examens, le Dr Galien avait progressivement permis à Derec une plus grande liberté de mouvement, jusqu’à ce qu’il puisse se promener dans tout le complexe de l’hôpital. Physiquement, il était presque complètement guéri. Sa nouvelle peau n’était plus douloureuse au toucher et devenait moins sensible aux variations de température. Ses côtes s’étaient ressoudées pendant qu’il était sous anesthésie et il ne gardait de ses fractures qu’une douleur sourde quand il respirait profondément ou s’étirait trop fort.

Malgré ces progrès le Dr Galien s’obstinait à garder Derec en observation. Il accepta tout de même de le laisser quitter le pavillon des soins intensifs pour s’installer dans une chambre particulière aux aménagements plus traditionnels. La réticence du robot n’était pas très surprenante. Leur responsabilité particulière due à la Première Loi faisait des robots médecins des praticiens d’une prudence excessive.

Derec soupçonnait cependant que ce n’étaient pas ses blessures physiques qui intéressaient le Dr Galien, mais l’état de son cerveau. C’était là la raison pour laquelle il voulait le garder à sa disposition pendant qu’il soignait Katherine. Comme il ne pouvait être au chevet de deux malades en même temps. Galien avait ses deux patients sous la main.

Derec ne pouvait pas ordonner à Galien de ne plus s’inquiéter de lui, aussi se résigna-t-il à vivre dans les limites imposées par le robot. Par certains côtés, il était heureux d’être dégagé de toute responsabilité. Son corps avait eu le temps de guérir, mais son esprit se rappelait encore trop nettement l’éruption à la surface de l’astéroïde, l’abominable douleur électrique bleue du stylet, l’éclair brutal du carreau miné lui explosant au visage. Il avait droit à quelques jours de paix.

Du moins le pensait-il. Mais une journée d’inaction suffit à satisfaire ce besoin. Le lendemain matin, il n’attendit pas la visite et l’examen rituels du Dr Galien mais partit à la recherche du médecin. Il le trouva devant un écran biomédical, au pied du lit de Katherine, dans le PSI.

— Bonjour, Derec, dit le robot. Je regrette d’avoir été retardé. Comment vous sentez-vous ce matin ?

— Énervé. Je suis prêt à reprendre une vie normale.

— Mais vous traversez un épisode amnésique. La vie normale ne vous est pas possible en ce moment.

— Je me contenterai d’un ersatz. Je ne peux pas rester sans rien faire en espérant que ma mémoire reviendra.

— Qu’avez-vous envie de faire ?

— Je ne le saurai qu’après avoir appris ce qui a été déjà fait pour moi. À part les robots de la station, qui sait que je suis ici ? Quelqu’un essaie-t-il de découvrir qui je suis ?

— Je ne saurais le dire, répondit le Dr Galien. Je suis certain que le directeur de la station a signalé votre arrivée au superviseur du district, à Nexon, comme je l’ai moi-même signalée au superviseur médical. Cette information a pu être transmise, depuis, à divers services intéressés. Pourquoi ? Voulez-vous contacter quelqu’un ?

— Elle ! répliqua Derec en désignant Katherine endormie. Dans combien de temps vas-tu la réveiller ?

— J’ai conclu il y a quelques jours qu’elle détenait peut-être la clef de votre perte de mémoire, et j’ai décidé de la laisser se réveiller à la première occasion, dès que sa santé ne sera pas en danger. On lui a supprimé la substance narcotique à minuit. D’après ses ondes cérébrales, elle est en train de rêver. Je m’attends à son réveil dans la matinée.

Derec regarda autour de lui. Il n’y avait aucun siège, rien où s’asseoir, sauf par terre.

— Inutile de la veiller, dit le Dr Galien comme s’il lisait dans sa pensée.

— Je veux être là quand elle se réveillera.

Le Dr Galien hocha la tête, d’un air compatissant.

— Je promets de vous appeler.

 

Derec passa près de deux heures devant un livre film intitulé Les Architectes de la machine. Il espérait trouver, dans les brèves biographies d’ingénieurs et de stylistes célèbres, qui était le « minimaliste » responsable de la colonie de l’astéroïde. Toutes les preuves tangibles ayant été détruites, c’était une des rares pistes inexplorées qui lui restaient. Le génie avait fatalement laissé des traces.

Mais trois seulement des biographies concernaient des artistes contemporains : le roboticien Fastolfe, March, le génie havaléen de la micromagnétique et l’écologiste humain Rutan, dont les services étaient très demandés par les riches Spatiaux d’une douzaine de mondes.

Tous trois avaient connu la célébrité et étaient acclamés par des gens qui ignoraient les bases mêmes de leurs spécialités. Mais le milieu des ingénieurs possédait ses propres gloires, désignées selon ses propres critères. Tous les milieux fermés étaient logés à la même enseigne et connaissaient des personnes qui avaient mérité le respect et l’admiration de leurs confrères tout en restant totalement inconnues en dehors d’une petite coterie. Fastolfe bénéficiait de la reconnaissance de ses pairs, mais March était considéré comme un fabricant de jouets ; quant à Rutan, il passait pour un plaisantin.

Derec avait bien besoin de l’opinion de quelqu’un de la partie, d’un homme qui connaîtrait son mystérieux génie…

— Maître Derec, pardon de vous interrompre.

Derec sursauta et se retourna. C’était l’infirmier.

Comme le Dr Galien, ce robot était victime du sens de l’humour du superviseur.

— Oui, Florence ?

— Le Dr Galien dit que vous devez venir tout de suite.

Derec se leva en repoussant la visionneuse.

— J’arrive !

Quand il arriva au PSI, les clignotants de stérilisation étaient déjà éteints et Katherine commençait à se réveiller. Elle portait une longue robe beige, l’étiquette ayant changé en même temps que l’idée que se faisait le robot Galien de leurs rapports. Derec attendit pendant que le Dr Galien se penchait sur Katherine et lui parlait à mi-voix.

— Bonjour, dit-il. N’essayez pas de bouger.

Mais elle souleva la tête de quelques centimètres pour examiner la salle.

— Hôpital ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.

— Oui, Katherine. Je suis le Dr Galien.

— Sur quelle station ?

— La station Rockliffe.

Elle hocha la tête et regarda Derec derrière le robot.

— Sacré sauvetage !

Malgré l’enrouement, il perçut dans la voix de la jeune femme un rire qui ne lui plut pas. S’avançant d’un pas, il répliqua assez froidement :

— Nous sommes tous deux en vie, n’est-ce pas ?

— Ce qui tend à prouver qu’il n’y a pas de justice dans la galaxie, marmonna-t-elle en fermant les yeux. Je croyais que vous auriez tout de même eu la prudence de neutraliser le système de sécurité d’Aranimas avant de fouiller dans ses petites cachettes.

— Écoutez, je regrette que ça ne se soit pas mieux passé, mais nous nous sommes échappés. Et il y avait quelque chose dont nous devions parler, une fois évadés…

Elle battit des paupières et se tourna vers le robot.

— Docteur Galien, les maux de tête reprennent. Veux-tu prier Derec de s’en aller, s’il te plaît ? Je ne suis pas en état de recevoir des visites.

— Il ne vous faudra que quelques secondes pour me dire mon nom, le nom de mon monde natal…

Mais le Dr Galien intervint et repoussa Derec vers la porte, avec douceur et fermeté.

— Je comprends votre impatience, Derec, mais je dois aussi considérer la santé de Katherine. Je tâcherai d’apprendre ce que je pourrai. Quand elle aura repris des forces, vous pourrez de nouveau lui parler. Si elle y consent.

 

Derec mit son dépit dans sa poche et son mouchoir par-dessus et sortit de l’hôpital par la porte principale pour faire un tour. Il était sûr que le Dr Galien allait le signaler ou envoyer un robot pour le ramener au bercail, mais il s’en moquait. Il était incapable d’attendre calmement. Être si près des réponses à ses questions, de la promesse de retrouver son identité… l’épreuve était au-delà de ses forces.

Le secteur de la station où se trouvait l’hôpital était un tombeau. Il suivit des rues chichement éclairées entre des magasins fermés et des immeubles résidentiels. Seules les artères principales étaient illuminées. Les rues transversales et les cours étaient des trous noirs.

Aucun robot ne le poursuivit. Il marcha, marcha jusqu’à ce qu’un peu d’ordre revienne dans son esprit troublé, puis il revint sur ses pas. Il traversa les salles de réception et entra dans le cabinet du Dr Galien.

— Elle t’a dit quelque chose ?

— Elle n’a été capable de m’apporter aucun éclaircissement sur votre affection.

— Tu as discuté de mon état avec elle ? Mais tu ne voulais pas me dire…

— Rectification. Elle était déjà au courant de votre état.

— Qu’est-ce qu’elle a fait, elle t’a demandé conseil pour savoir comment me traiter ?

— Derec, je vous promets que Katherine et moi n’avons pas parlé de la conversation entre vous et moi.

Croisant les bras, Derec poussa un gros soupir.

— Je ne comprends pas pourquoi elle fait tant de mystères. Si elle sait quelque chose à mon sujet, elle devrait me le dire ! Tu ne trouves pas ?

— L’opportunité d’une révélation varie selon les cas. Tout dépend de l’individu, de la cause du défaut de fonctionnement et de la nature de la révélation personnelle, répondit posément le robot Galien.

— Tu ne veux même pas me mettre sur la voie, hein ?

— Je regrette, mais je ne le peux.

— Je peux la voir ?

Le robot se tourna vers un des deux écrans de contrôle encastrés dans le mur.

— Elle est réveillée et son algie est modérée. C’est à elle de décider.

— Eh bien, je vais aller voir ce qu’elle a à dire !

Ils trouvèrent Katherine assise dans son lit.

— J’espérais que quelqu’un viendrait me voir, annonça-t-elle avec un sourire.

— Vous m’avez donné de bonnes raisons de venir, répliqua Derec en cherchant vainement une chaise à rapprocher du lit.

Le visage de Katherine s’assombrit.

— Écoutez. Da… Derec, dit-elle en butant sur son nom comme si elle l’avait oublié, j’ai peur que vous ne soyez fâché contre moi. Nous avons beaucoup de choses à revoir ensemble, tout ce qui s’est passé à bord du vaisseau. Je ne pense pas devoir commencer par le peu que je sais de vous.

Derec jeta au Dr Galien un regard noir et venimeux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que tu lui as raconté ? Je croyais que tu voulais m’aider…

— Je ne puis faire autrement, dit calmement le robot.

La vérité de la remarque calma la brusque colère de Derec. Il se tourna de nouveau vers Katherine.

— Ainsi, vous allez garder vos secrets.

Elle secoua la tête.

— Derec… disons que vous étiez président de New Liberty…

— New Liberty est gouverné par un conseil d’administration, interrompit Derec.

— Peu importe. Disons que vous étiez président de New Liberty et que vous avez perdu la mémoire. Si je vous dis que vous étiez président, est-ce que ça fera de vous le président ? Est-ce que vous êtes capable de vous conduire comme la personne que vous étiez simplement parce que vous l’aurez appris ?

Derec détourna les yeux.

— J’en doute. Mais entendre mon nom pourrait me rappeler…

— Il est beaucoup plus probable que cela vous causera de l’anxiété, intervint le Dr Galien. Le plus souvent…

Derec ouvrit la bouche pour l’interrompre mais Katherine fut plus rapide.

— Va-t’en, docteur Galien. Retourne dans ton bureau et laisse-nous seuls. Ne me surveille pas et ne nous écoute pas. Nous t’appellerons si nous avons besoin de toi.

Le robot hésita avant d’incliner la tête, et sortit.

— Vous n’aviez pas besoin d’être si autoritaire ! s’exclama Derec, surpris par le ton de la jeune femme. Je parie que vous avez alimenté son complexe d’infériorité et qu’il va mettre une heure à s’en remettre !

— Je m’en fiche ! Les robots médicaux sont exaspérants. Ils ont dix mille opinions mais ils ne savent rien. Et ils ne sont pas fichus de comprendre ce qu’une personne éprouve quand elle est malade, n’est-ce pas ? Parce que ce sont des mécaniques, qu’ils ne tombent jamais malades et qu’ils ne meurent jamais.

« Est-ce de cela que vous souffrez ? se demanda Derec en la contemplant. Est-ce que vous mourez d’une maladie que les robots médecins ne peuvent guérir ? Est-ce de cela que le Dr Galien ne veut pas parler ? »

Avant qu’il ne trouve le courage de lui poser sa question à haute voix, elle le regarda et tapota le lit à côté d’elle.

— Vous n’allez pas rester debout comme ça, là-bas ? Ce champ peut nous contenir tous les deux.

Après un instant d’hésitation, Derec s’approcha et s’assit sur le bord du lit, aux pieds de Katherine.

— Là, c’est mieux, dit-elle. Comme ça, j’ai moins l’impression d’être une prisonnière qu’on interroge.

— Je ne sais trop de quoi nous pouvons parler.

— Eh bien… Je suis sûre qu’il s’est passé dans l’astéroïde beaucoup plus de choses que ce que vous m’avez raconté à bord du vaisseau. Et puis il y a le vaisseau et tout ce qui nous y est arrivé. Et finalement, il y a moi.

— Commençons par là, par vous. Votre nom, par exemple. Le robot vous appelle Katherine.

— Je suis Katherine Ariel Burgess pour ma mère et pour les ordinateurs. Tous les autres m’appellent Kate. Mon père disait que le fait de m’appeler Katherine constituait un bel exemple de publicité mensongère, car personne n’était prévenu contre la personne que je suis réellement. Katherine, bien jolie, bien polie, avec des robes à col montant, etc. Kate, c’est…

— Langue acérée, volonté opiniâtre et je suis capable de me défendre toute seule, merci ! proposa Derec.

Elle rit comme s’il la complimentait.

— Quelque chose comme ça. Mon père disait que j’étais « épicée ».

— Je m’en tiendrai à Katherine. Que faisiez-vous dans le vaisseau d’Aranimas ?

— J’étais prisonnière, tout comme vous. Mes robots et moi avons été enlevés, à bord d’un long-courrier. Ah ! Je viens de me rappeler ! dit-elle en claquant des doigts. Où est la clef ? Vous ne l’avez pas laissée aux robots, j’espère ?

— Je ne sais pas où elle est, avoua-t-il. Je ne sais même pas si elle était là où je la cherchais.

— Le vaisseau est-il ici ? Y êtes-vous retourné ?

— Par les astres ! Je n’en sais rien ! Je ne suis même pas sorti de l’hôpital avant ce matin. Voulez-vous me dire pourquoi la clef est si importante ? Qu’est-ce que c’est ? La clef de quoi ?

— Je ne sais pas, avoua gravement Katherine. Je sais seulement qu’Aranimas pensait qu’il la lui fallait à n’importe quel prix. Attendez… Il me semble que vous m’avez dit que la clef était à vous. Et vous ne savez pas pourquoi elle est importante ?

— Elle est à moi, oui. Récupération d’épave dans l’espace. Ou cadeau. Dans un sens comme dans l’autre, elle est mon bien.

— Mais vous ne savez pas ce que c’est ?

— Non.

Katherine eut l’air déçue.

— Vous le savez peut-être… mais c’est une des choses que vous avez oubliées ?

— C’est possible. Aranimas est-il venu sur l’astéroïde dans le but de chercher la clef ? Ou parce que j’y étais ?

— Je ne crois pas…

— Qu’est-ce que vous ne croyez pas ?

— Je pense qu’il est allé exprès sur l’astéroïde. Je ne crois pas qu’il savait que la clef y était. Je suis presque certaine qu’il ne savait pas que vous étiez là. Je crois que vous avez eu de la chance. Ou de la malchance ?

Derec réfléchit.

— De la chance, finalement. J’aime mieux être ici, sur Rockliffe, que sur l’astéroïde.

— De la chance, donc… Écoutez, si la clef est à vous, si vous la tenez dans vos mains, elle vous aidera peut-être à vous rappeler quelque chose. Et même si elle ne vous rappelle rien, nous avons besoin de savoir où elle est. Aranimas avait une bonne raison de la vouloir à ce point.

— Wolruf l’appelait le bijou quand elle en parlait à Aranimas, murmura Derec, tout pensif. Mais je ne pense pas qu’elle voulait dire exactement cela.

— De toute façon, c’est un objet précieux. Allons-nous essayer de la retrouver, oui ou non ?

— Nous ?

Pendant un bref instant, Derec se sentit hérissé, sur la défensive. Puis il se souvint de sa solitude dans le vaisseau maraudeur. Il se sentait maintenant un peu comme chez lui… mais pas Katherine, évidemment. Elle souffrait, elle était seule, elle voulait être son amie. Et, surtout, elle savait qui il était… et voulait l’aider à se souvenir.

— Bien sûr, dit-il. Oui, c’est ce que nous allons faire, naturellement !