L’EXTRACTEUR
Derec était ballotté par le courant comme un fétu de paille ; le corps et les sens engourdis, il avait perdu tout contrôle sur son destin. Le bruit faisait rage à ses oreilles et toute son énergie consistait à garder la tête hors de l’eau. Rien d’autre ne comptait, sa vie s’était réduite à cela. Il n’avait même plus le temps d’avoir peur. Les événements de sa vie ne repassaient pas devant ses yeux, puisqu’il n’avait aucune vie à se rappeler. Il n’y avait plus que l’eau et le froid paralysant… et l’éternelle compagnie de la mort.
Sa course dura une minute ou une éternité – il avait perdu toute notion de temps – mais quand il se sentit tomber en chute libre, son esprit s’ouvrit à une nouvelle réalité.
Il tombait, environné par un vent tiède et moite. Une faible clarté l’enveloppait mais, avant qu’il n’ait eu le temps de regarder autour de lui, il plongea dans de l’eau chaude.
Il coula à pic et, quand il remonta à la surface comme un bouchon, en toussant et crachant, un martèlement douloureux lui faisait éclater la tête. Il fut pris de panique mais se maîtrisa quand il s’aperçut qu’il n’y avait plus de courant pour l’entraîner.
Tout en se maintenant à la surface, il eut une pensée reconnaissante pour sa vie antérieure qui lui avait donné l’avantage salvateur de probables leçons de natation. Il s’allongea et fit la planche, se laissant bercer par de petites vagues. Tout son corps souffrait d’avoir été rudement ballotté dans le canal et il n’avait plus de forces.
Il découvrit un plafond au-dessus de lui, rendu visible par de minuscules ampoules. Un grondement de cataractes se répercutait dans l’immense caverne et il tourna la tête à droite et à gauche pour se faire une idée de l’endroit où il avait échoué.
Il se trouvait à une centaine de mètres du bord dans un gigantesque bassin carré de près d’un kilomètre de côté. Des lumières rouges, à intervalles réguliers, baignaient le paysage d’un éclairage irréel. Au milieu de chacun des quatre bords un aqueduc déversait en cascade une eau étincelante dans une brume d’embruns rougeâtres. Les quatre chutes d’eau faisaient un vacarme infernal qui résonnait dans la tête de Derec et se répercutait à l’infini.
Où était-il ? Dans un réservoir, probablement. Toute ville a besoin d’eau. Celui-ci était probablement relié à une usine de traitement afin d’alimenter une population humaine qui n’y vivait pas. Cela ne fit que confirmer l’idée de Derec selon laquelle la ville n’était pas seulement construite pour des robots. Ce qui se passait là n’était rien d’autre qu’une entreprise de colonisation.
Une autre idée lui vint. Le réservoir lui avait sauvé la vie. Sa température corporelle avait sérieusement baissé durant sa course folle dans l’aqueduc, et maintenant l’eau chaude le dégelait peu à peu.
Pourquoi de l’eau chaude ? Elle n’était pas tiède mais réellement chaude, de près de quinze degrés de plus que la température du corps, et des vents incroyablement brûlants balayaient la caverne, rivalisant de bruit avec les cascades. La chaleur et le repos commençaient d’ailleurs à lui endormir les sens et Derec comprit que s’il n’y prenait garde, il finirait à l’autre extrémité du spectre physique et souffrirait d’hyperthermie. Le résultat serait le même. Il devait sortir de l’eau.
Toujours sur le dos, il battit des jambes tout en se propulsant avec les bras. Il semblait y avoir du mouvement robotique à l’extrémité du réservoir mais il n’avait pas la force de nager jusque-là. Ne sachant de quel côté aller, il se dirigea vers le bord le plus proche. Ce n’était pas chose facile car les déversoirs créaient des courants contraires.
Tout en nageant résolument mais sans se presser, il fit un auto-examen. Il avait été durement secoué et malmené dans le canal mais, à part quelques plaies et bosses, son état lui parut assez bon.
En approchant du bord, il constata que les déversements s’étaient considérablement ralentis et il en conclut qu’au-dehors, la pluie avait cessé. Une lumière diffuse s’insinuait dans le bassin couvert et il devina que le jour se levait.
Il atteignit enfin le bord, fait de la même matière que le reste de la ville. Des échelles de fer étaient installées à intervalles réguliers sur tout le pourtour et il nagea vers la première.
L’eau arrivait à trois mètres seulement du rebord, ce qui était heureux parce que dès qu’il commença à grimper, il s’aperçut qu’il allait beaucoup moins bien qu’il ne l’avait cru. Son corps, si léger dans l’eau, pesait une tonne. Les émotions, l’épreuve de l’aqueduc, l’eau surchauffée du bassin, tout s’alliait pour le priver de ses forces. Lentement, péniblement, il se hissa au sommet de l’échelle et se laissa tomber, à bout de souffle, sur le rebord du bassin.
Il ferma les yeux, juste une minute, pensa-t-il mais le sommeil le gagna aussitôt. Il n’aurait su dire combien de temps il avait dormi quand il se réveilla en sursaut, en entendant un grondement sourd. Il se redressa vivement, tourna la tête et vit un énorme véhicule qui arrivait sur lui en contournant le bassin ; le bruit du moteur était singulièrement amplifié dans ce lieu caverneux.
Tant bien que mal, car il était encore faible, il se mit debout et chancela vers les zones éclairées au-delà du réservoir. Il tenait à voir le plus de choses possible tant qu’il était encore dehors et libre de ses mouvements car il se doutait que la prochaine fois les robots le laisseraient moins facilement leur échapper.
Il vit les différentes entrées de la caverne par où passaient des conduits pour l’eau courante. Les énormes canalisations étaient tordues comme des cordages et semblaient bouger, se convulser comme des reptiles dans une fosse aux serpents. Il traversa l’enchevêtrement des conduits grâce à des passerelles à claire-voie qui se formaient à son approche et s’allongeaient sous ses yeux.
Après les fosses, il passa devant plusieurs bâtiments carrés où, supposa-t-il, l’eau était purifiée. De petits robots ronds allaient et venaient rapidement, s’affairant à des tâches indéfinissables. Derec songea un instant à entrer dans un des bâtiments pour y chercher un terminal mais le véhicule qui le poursuivait le fit changer d’avis.
— Humain ! cria une voix par haut-parleur, faites HALTE où VOUS ÊTES ! IL EST ILLÉGAL POUR VOUS D’ALLER PLUS LOIN !
Il se retourna. La voix venait du véhicule-robot qui réduisait rapidement la distance qui les séparait. Il était temps de s’activer.
Il courut jusqu’aux murs lumineux, au-delà des bâtiments.
— Humain ! appela encore le haut-parleur.
Les jambes lourdes, Derec progressait lentement. Le mur encerclait la zone du réservoir ; il était translucide comme un rideau de douche, et Derec s’aperçut qu’il n’était pas lumineux mais si mince que la lumière extérieure passait au travers. Il tenta de le pousser, mais se heurta à sa résistance. Il poussa plus fort. Le mur céda alors sous sa main, tout comme, plus tôt, la façade du bâtiment.
Au même instant, un robot-bourdon arriva à une vingtaine de mètres et s’approcha du mur qu’il traversa sans hésiter. Derec courut vers la faille, poursuivi par le véhicule. Il ne vit plus aucune ouverture mais quand il leva les mains pour pousser, le mur irisé s’écarta de lui-même et le laissa sortir.
Il apparut dans la lumière du jour, par un matin calme et ensoleillé, sans moindre trace d’orage ou de tempête. Le soleil était encore bas dans le ciel mais la Cité des robots s’animait.
Derec était au cœur de la ville, près du moyeu sur lequel tournait la roue de l’agglomération. Il vit l’aqueduc qui l’avait amené et d’autres, formant comme des rayons.
Des robots en grand nombre se hâtaient dans les rues, pressés et affairés. Beaucoup disparaissaient à l’intérieur de l’usine de traitement des eaux.
Derec s’éloigna et se retourna vers le réservoir. Il reçut un choc en découvrant à sa place une forêt ! Puis il se dit que la forêt avait été plantée au-dessus du bassin, pour une double utilisation de la superficie. Mais pourquoi une forêt ? Certainement pas pour les robots !
Du coin de l’œil, il remarqua que le grand véhicule à roues qui l’avait traqué à l’intérieur du réservoir s’approchait. Il regarda tour à tour la ville et la forêt. C’était là, pensa-t-il, dans ce chaos qu’il pourrait le mieux se cacher.
Il repartit en courant vers le gigantesque bâtiment du réservoir, pensant grimper le long des supports soutenant le bord extérieur de la forêt. Mais dès qu’il y arriva et posa les mains sur l’arc-boutant, celui-ci se transforma en escalier.
Il monta rapidement, sans hésiter, et pénétra dans le bois. La terre était humide et spongieuse ; ses souliers déjà trempés furent très vite couverts de boue. Les arbres n’étaient pas hauts, plus petits même que les épais fourrés qui les entouraient. Une brume planait sur la forêt et plus il avançait plus elle devenait dense.
Derec n’était pas expert en végétation mais il supposa que les arbres étaient des rejetons de ceux qui avaient jadis poussé sur la Terre. Les Spatiaux, qui avaient horreur qu’on leur rappelât la planète de leurs aïeux, s’appliquaient néanmoins à apporter la flore et la faune de la Terre sur toutes les planètes qu’ils colonisaient. Derec ne savait pas d’où il tenait cette information : ces bribes de connaissances le mettaient en rage tant elles étaient incomplètes.
Son pied heurta un objet dur et résistant, et il tomba dans la boue qui couvrait la terre molle. L’extrémité d’un gros tuyau sortait du sol. De la fumée ou de la brume en émanait, ce même brouillard qui envahissait la forêt, et Derec commença à pressentir un plan.
Il se releva et se baissa aussitôt en distinguant une ombre venant vers lui, à moins de cinq mètres. Un robot. Il tendit l’oreille et en entendit d’autres battant les fourrés autour de lui. Ils avançaient lentement, le cernaient pour le prendre au piège.
Il respira profondément, se coucha par terre et se roula en boule, en se faisant le plus petit possible. La forêt était plantée au-dessus du réservoir afin que la condensation de l’eau alimente les arbres, par en dessous, et nourrisse directement leurs racines. Quant à la brume, c’était fort probablement une vapeur de bioxyde de carbone, bénéfique pour leur santé et leur croissance. Mais d’où venait le gaz carbonique ? Peut-être de leurs procédés industriels, ce qui expliquerait aussi la chaleur de l’eau du bassin. L’installation était extrêmement sophistiquée et civilisée : une ville construite autour de ses besoins écologiques. Était-ce une création de robots ?
Un pied métallique s’enfonça dans la terre près du bras de Derec. Il retint sa respiration et, au bout de quelques secondes, le robot s’éloigna.
Quand l’équipe de recherche se fut évanouie, Derec se releva vivement et partit en courant dans la direction opposée à celle par laquelle il était venu. Les robots étaient plus rapides et plus forts que lui ; il devait faire vite.
Il arriva à l’orée de la forêt en quelques minutes et se précipita vers l’endroit par où il était monté. L’arc-boutant était de nouveau en place, inamovible, et il n’y avait pas trace d’escalier. Derec se pencha. Le sol était dix mètres plus bas ; pas question de sauter.
— Vous, derec ! tonna une voix de robot derrière lui, HALTE ! HALTE TOUT DE SUITE !
Il s’assit par terre et laissa pendre ses jambes. Des marches apparurent miraculeusement. Il les dévala juste au moment où plusieurs robots arrivaient derrière lui en lui criant de s’arrêter.
Dans le chaos près de l’usine de traitement des eaux, il aperçut un grand véhicule à plate-forme chargé de matériel – des ordinateurs cassés –, prêt à démarrer. Il bondit et força l’allure. Les robots étaient déjà en bas de l’escalier.
Le véhicule démarra avant qu’il ne l’atteigne mais, dans un dernier effort, il réussit à le rattraper et à sauter à l’arrière. Un robot-bourdon tout rond, pas plus gros que sa propre tête, pépia aigrement contre lui, dans la masse de matériel.
Devant le lavabo, Katherine regardait le filet d’eau tiède couler du robinet, en se demandant comment un travail de plomberie pouvait s’effectuer dans une ville qui ne tenait pas en place. Elle s’aspergea le visage et se regarda dans le petit miroir encastré. Ses yeux cernés et bouffis révélaient son manque de sommeil, mais ses traits étaient calmes, remarquablement calmes en dépit de la terreur qui l’avait tenaillée pendant sa longue nuit.
Il était parti, mort peut-être, et elle était seule dans ce monde dément. David-Derec, quel que fût le nom qu’il préférât, considérait cette ville comme une aventure, quand, pour elle, ce n’était qu’une prison. Le premier soin, pour toute personne naufragée ou perdue dans un port de Spatiaux, était de chercher un accès aux communications radio, pour informer les équipes de secours et rassurer ceux qui vous attendaient anxieusement ; ici, les robots devenaient très évasifs lorsqu’on leur parlait de communications. C’est ce qui effrayait Kate plus que tout le reste.
— Avez-vous bien dormi ?
Elle sursauta, se retourna vivement et vit Rydberg sur le seuil.
— Je ne t’ai pas invité ! lui cria-t-elle avec rage. Va-t’en ! Tout de suite !
Le robot fit demi-tour sans un mot. Katherine le suivit dans le petit couloir.
— Qu’est-ce que tu veux ? As-tu des nouvelles de… de Derec ?
Rydberg la regarda.
— Je ne voulais pas faire intrusion dans votre intimité. Acceptez mes excuses, s’il vous plaît. Je vous ai apporté de quoi manger.
— Je n’ai pas faim !
Rydberg ne répondit pas, ne broncha pas.
— Des nouvelles de Derec ? demanda-t-elle plus doucement.
— Oui. Il a été vu il y a trois décans à peine, mais il s’est enfui quand un de nos surveillants l’a appelé.
Elle frappa subitement dans ses mains.
— Alors il est vivant !
— Apparemment. Pourquoi s’enfuit-il ? Est-ce un signe de culpabilité ?
— C’est un signe qu’il veut explorer cette ville de fous sans être harcelé par votre troupeau de robots ! répliqua-t-elle en passant devant Rydberg pour aller au salon. Où est mon déjeuner ? J’ai tellement faim que je mangerais un… J’ai faim, quoi !
— Mais vous venez de dire…
— Oublie ce que je viens de dire ! Rectification ! dit-elle précipitamment avant que le robot ne lui explique comment était faite sa mémoire. Ça ne fait rien. Ne fais pas attention. Où est mon déjeuner ?
Il la précéda dans le couloir jusqu’au salon où des plats attendaient, sur la table où ils avaient dîné la veille. La pièce, curieusement, était différente, le plafond plus bas, la table plus près du mur.
Elle s’en approcha tout de suite. Il y avait un assortiment de fruits et de légumes cuits. Elle s’assit et goûta avec précaution un fruit verdâtre. Il était délicieux. Rydberg resta debout près de la table et la regarda goûter de tout avec gourmandise ; tout était bon. Elle ne l’invita pas à s’asseoir comme l’avait fait Derec. Les robots étaient des domestiques et devaient être traités comme tels. Jamais elle n’avait compris l’insistance de Derec à les traiter autrement que comme les mécaniques qu’ils étaient.
— Quand pourrons-nous contacter l’extérieur par radio ? demanda-t-elle une fois sa faim apaisée.
— Nous allons nous réunir plus tard, pour discuter de ces questions.
— Vous allez faire notre procès ? Pour le meurtre de cet autre humain ? Nous avons droit à un procès, tu sais !
— Derec nous a dit qu’il essaierait de résoudre ce mystère.
— Et s’il ne peut pas ? Si nous ne découvrons jamais ce qui s’est réellement passé ? Vous n’avez pas le droit de nous détenir ici. Nous ne pouvons pas rester indéfiniment dans cette situation.
— S’il ne peut pas découvrir la vérité sur l’affaire, alors nous jugerons que notre première supposition était la bonne.
— Je ne te crois pas ! Vous n’avez pas le droit de déterminer ma culpabilité ou mon innocence sans preuves concluantes. Je ne suis pas Derec et je ne me fais pas d’idées romanesques à propos d’un monde gouverné par des robots. On ne peut pas vous permettre de contrôler ma façon de vivre ma vie. Si vous voulez me détenir pour meurtre, vous devez faire mon procès et prouver que je suis coupable. Et si vous me jugez, je dois avoir le droit de me défendre. Par conséquent, j’exige d’avoir immédiatement accès à une radio, afin de pouvoir engager un défenseur. Je veux un avocat agréé, et j’en veux un tout de suite !
— Nous discuterons de la situation aujourd’hui, un peu plus tard, quand votre ami Derec nous aura été rendu. En attendant, votre déjeuner refroidit et va perdre de son attrait.
— Il l’a déjà perdu, gronda Katherine en repoussant son assiette.
Elle n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. La radio lui paraissait de plus en plus lointaine et, avec elle, tout espoir de quitter cet endroit. Les arguments qu’elle opposait à Rydberg n’étaient fondés que sur les lois et coutumes de la société auroraine. Mais toute loi, toute liberté était inconcevable pour une civilisation de robots.
À ses yeux, le résultat final était simple : les mécaniques commandaient et pouvaient faire ce qu’elles voulaient.
Derec ne voyait rien avec quoi comparer la taille de cette ville ; plus il parcourait la Cité des robots, plus il sentait son immensité.
Tandis que le camion roulait à vive allure par les rues, le bourdon rond bondissait d’une machine à l’autre, en pépiant bruyamment, posant à tout instant sa sphère argentée pour repartir en un clin d’œil ; il accomplissait ses fonctions automatiques (mais nettement sous-robotiques) de préréparation des appareils endommagés. Finalement, il tomba sur les genoux de Derec, toutes ses lumières clignotant follement et son pépiement transformé en long gémissement aigu.
— Où allons-nous ? demanda l’humain au réparateur en caressant distraitement son petit corps rond.
L’appareil bourdonna et sautilla mais ne répondit pas. Tout à coup, le gémissement devint un hurlement de sirène.
— Tais-toi ! ordonna Derec en se retournant vers l’avant pour s’assurer qu’il n’attirait pas l’attention du robot pilote, puis il se pencha sur l’appareil en essayant en vain d’étouffer le bruit. Tu vas te taire ? Je ne peux pas…
Le bourdon lui envoya une décharge électrique qui le secoua tout entier et le choqua.
— Ça suffit comme ça ! dit-il en brandissant un doigt menaçant devant la petite boule argentée. Je n’ai pas à supporter ça de toi !
La chose recommença à sautiller et à rebondir de plus en plus haut. Derec regarda à droite et à gauche, puis il leva calmement la jambe et jeta la sphère hors du camion d’un coup de pied ; elle atterrit dans la rue et elle rebondit comme un ballon de caoutchouc en émettant des cris désespérés.
Au bout d’un moment, le véhicule ralentit et s’arrêta derrière une longue file d’autres camions, tous chargés de matériel. Derec se redressa sur les genoux et regarda par-dessus l’amas d’ordinateurs.
Les camions étaient arrêtés devant un portail. Une équipe de robots montait sur la plate-forme, prenait une pièce détachée et la portait dans une guérite guère plus large que son unique porte d’accès. À côté de la guérite, il y avait la chose la plus étonnante que Derec ait vue au cours de sa courte vie.
Une gigantesque machine grise grondait doucement, donnant une indéniable impression de force et de puissance. Il en sortait ce qui avait tout l’air d’être un ruban de ville ; en plaques carrées de cinq mètres de côté, la ville paraissait simplement s’extraire du sous-sol par l’intermédiaire de la grande machine.
Elle sortait ; les plaques se formaient progressivement suivant une incroyable programmation d’auto-construction. Et tout en se façonnant en murs, en étages, en angles de rues, en portes et fenêtres, les plaques partaient en tournoyant dans toutes les directions, exécutant une danse lente et gracieuse qui repoussait les bâtiments déjà existants. C’était le mécanisme qui actionnait l’admirable mouvement d’horlogerie de la Cité des robots.
La ville entière était un fantastique et gigantesque organisme vivant qui ne cessait de s’étendre, de croître, changeant continuellement et reconstituant ses propres cellules, suivant un plan imprimé, pour devenir un être vivant et complètement formé.
C’était un plan à une échelle monumentale, exécuté dans une atmosphère de contrôle logique total pour une fin donnée. En regardant un gratte-ciel se construire littéralement lui-même à partir du sol, chaque étage s’empilant sur le précédent et s’y soudant selon un projet défini et invisible, Derec s’émerveilla de cette conception grandiose qui dépassait son entendement. Cette civilisation était le produit d’une intelligence qui refusait de croire aux options limitées, une intelligence qui acceptait ce que l’imagination pouvait concevoir et ce que les mains pouvaient fabriquer.
Pour un tel esprit, tout était possible. Même, peut-être, le Périhélion.
Son véhicule repartit brusquement et le fit tomber à genoux avant de s’arrêter devant la grille. L’équipe de robots grimpa sur la plate-forme.
Si tout se passait sous terre, c’était là que Derec devait aller. Il sauta sur le sol, s’empara d’un petit terminal qui semblait avoir été endommagé par de l’eau, et prit sa place derrière un robot qui se dirigeait vers la porte de la guérite.
Il s’en approcha en tenant l’ordinateur dans ses bras, comme un bébé. De l’air chaud l’accueillit quand il entra. Dans la faible lumière, il distingua un escalier à ses pieds et suivit le robot qui descendait.
Les marches aboutissaient à une vaste salle brillamment éclairée où régnait une activité fébrile. Des chariots automatiques transportaient des robots et du matériel minier à une allure vertigineuse. Les véhicules se croisaient et se contournaient dans un ballet accéléré, leurs mouvements s’étaient probablement perfectionnés avec le temps car, aux yeux de Derec, il était impossible de rouler si vite sans jamais se heurter.
Dans le fond, il y avait une rangée d’une vingtaine d’ascenseurs, dont certains remarquablement grands. Les robots quittant l’escalier s’y dirigeaient tout droit, probablement pour descendre dans des ateliers souterrains où se faisait le travail de réparation ou de récupération.
Ne sachant où aller, son fardeau dans les bras, Derec choisit un ascenseur au hasard. La porte d’un des grands monte-charge voisins s’ouvrit alors et un groupe de robots couverts de boue et de suie en sortirent, portant sur leurs épaules la carcasse inerte d’un des leurs.
L’ascenseur ne comportait pas de boutons mais la porte s’ouvrit pour lui dès qu’il s’en approcha.
— Rien ne vous attend en bas, que la mort ! gronda une voix derrière lui.
Il se retourna. Un colossal robot surveillant, deux fois plus grand qu’un homme, le regardait par ses photocellules rouges menaçantes. Il était entièrement noir, d’un noir brillant et poli.
— Je viens inspecter votre opération, répliqua Derec sur un ton qu’il s’efforça de rendre autoritaire, puis il tourna les talons et entra dans la cabine.
Le bras du robot jaillit, ses pinces gigantesques claquèrent autour de l’avant-bras de Derec quelles serrèrent fortement sans toutefois lui faire de mal.
— Vous êtes pris, dit le robot et l’ordinateur de Derec s’écrasa bruyamment sur le sol.