Dans ce chapitre :
De la matière à s’étonner
Descartes pas si banal
La chouette et la colombe
Un correcteur ne reprochera jamais ou presque à un candidat de ne pas avoir fait de citations. En revanche, il le félicitera d’en avoir fait, à condition bien sûr qu’elles interviennent à bon escient. Une copie avec une belle citation prendra sur les autres un avantage certain.
« Les nombres gouvernent le monde » (Pythagore)
C’est Pythagore, philosophe présocratique, qui a donné à « kosmos », « l’ordre » et « la beauté » en grec, le sens de « monde » qui lui est resté. Pour Pythagore, une même harmonie commande la disposition des planètes dans le ciel et les intervalles entre les notes de la gamme musicale. Cette citation a souvent été utilisée pour rendre compte de l’efficacité des mathématiques pour traduire la réalité physique (pour Galilée, inventeur de la physique scientifique, « la nature est un livre écrit en langage mathématique »). Plus près de nous, le numérique – capable de traduire en une succession de 0 et de 1 aussi bien les images et les sons que les textes – confirme de manière éclatante la pensée de Pythagore.
Mais tout peut-il être réduit en nombres ? Les sentiments, par exemple, ou les expériences les plus subtiles de l’existence échappent encore à ce pouvoir.
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (Héraclite)
Héraclite était un philosophe présocratique pour lequel rien dans le monde n’était permanent. L’eau d’un fleuve ne cesse pas de couler ; c’est pourquoi le fleuve n’est jamais « le même ». Si nous disons malgré tout « le même fleuve », c’est que nous attachons au lieu et au mot (le nom) une importance plus grande qu’à la matière (l’eau qui coule). Dans un film, Laurel dit à son frère jumeau : « Tu as énormément changé mais tu resteras toujours le même ! » Stan Laurel n’était pas héraclitéen.
« Nul n’est méchant volontairement » (Socrate)
Socrate, tel du moins que nous le présente son disciple Platon, pensait que le bien est affaire de connaissance : faire le bien, c’est le connaître. Il s’ensuit que le méchant, qui fait le mal, est en réalité un ignorant qui ne connaît pas le bien (qui, en effet, veut être ignorant ?). En d’autres termes, pour Socrate, personne ne fait le mal pour le mal. Celui qui fait le mal, en volant ou en tuant, par exemple, le fait pour ce qu’il croit être son bien à lui.
Contre cet optimisme, qui élimine la possibilité de la perversité (l’amour du mal), le poète latin Ovide dira : « Je vois le bien et je l’approuve mais je fais le mal. » Sur la croix, Jésus exprima quelque chose d’assez voisin du mot de Socrate lorsqu’il dit à propos des bourreaux qui venaient de le crucifier : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »
« La philosophie est fille de l’étonnement » (Aristote)
Le mot a été repris par Aristote de son maître Platon. S’étonner, c’est s’interroger sur les évidences communes : pourquoi meurt-on ? Pourquoi les animaux ne parlent-ils pas ? La matière est-elle pleine ou vide ? S’étonner, c’est se représenter qu’il n’y a pas d’évidences acquises, que rien n’est « normal », ni « naturel ». C’est pourquoi la philosophie est dite « issue de l’étonnement ».
« Je pense, donc je suis » (Descartes)
C’est le type même de citation agaçante : faut-il s’appeler Descartes pour énoncer une telle banalité ? En fait, l’élément important de la phrase n’est pas tant la pensée ni l’existence que le je. « Je pense », cela veut dire : ce n’est pas un il (le père, le roi, Dieu, etc.) qui pense, ni un on (la foule) ni un nous (une communauté), mais le sujet personnel capable de dire je. La pensée n’a pas d’autre lieu que ce sujet qui existe. Elle est le signe de cette existence personnelle. Pour Descartes, nos pensées sont ce que nous avons aussitôt en notre pouvoir.
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » (Pascal)
Pascal joue ici sur les deux sens du mot « raison » : le sens de cause et le sens de faculté de comprendre et de penser. Le « cœur » désigne chez lui tout ce qui échappe à la raison : l’intuition, le sentiment, le rêve, la révélation religieuse, etc. La raison n’a pas tout pouvoir : il existe en dehors d’elle un domaine qui lui échappe et obéit à d’autres lois qu’elle.
« De tout ce qui existe dans ce monde, et même en dehors de lui, les deux choses les plus sublimes sont le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la conscience morale au fond de nos cœurs » (Kant)
La conscience morale, qui est le sens du devoir, ne peut être expliquée par aucun facteur naturel, et c’est pourquoi elle peut être dite « sublime ». Comme le ciel étoilé nous donne une impression d’infini, la conscience morale représente l’infini de la liberté (aucun pouvoir, même tyrannique, ne peut, par exemple, l’anéantir).
« La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » (Hegel)
Minerve (Athéna chez les Grecs) était, à Rome, la déesse de la sagesse. Les Grecs avaient fait de la chouette – peut-être à cause du fait qu’elle est le seul oiseau à avoir les deux yeux de face grands ouverts et qu’elle vole la nuit – l’emblème d’Athéna, donc celui de la philosophie. Hegel constate que la philosophie, comme pensée mise sous forme de système, apparaît au moment du déclin des civilisations, et non à leur apogée : aussi les grands systèmes de la philosophie grecque (Platon, Aristote, l’épicurisme, le stoïcisme) sont-ils nés après que l’ordre social et politique de la cité, qui fut celui de la Grèce classique à son sommet, fut entré en décadence. Pour penser, il faut déjà que les choses soient, d’une certaine manière, finies. Le philosophe vient toujours trop tard !
« Les grandes vérités s’avancent sur des pattes de colombe » (Nietzsche)
Les idées qui bouleversent le plus sûrement l’histoire des hommes sont souvent celles qui font le moins de bruit. Ainsi la « mort de Dieu », dont Nietzsche constate que la plupart de ses contemporains ne se sont pas encore aperçus. Inversement, nous voyons bien aujourd’hui avec le système de nos informations spectaculaires que la plupart de nos fracassantes nouvelles ne sont que des pets de lapin.
« Dieu est malin mais il est honnête » (Einstein)
« Dieu » est pris ici comme le symbole de l’ordre logique de l’univers, tel que la raison et la science peuvent le connaître. Les lois de la nature physique sont compliquées et secrètes (Dieu est malin) mais elles existent, les choses ne sont pas soumises au hasard ni au chaos, il est possible de découvrir ces lois (Dieu est honnête). Dans un sens voisin, et contre ses collègues physiciens qui accordaient la part trop belle au hasard, Einstein disait : « Dieu ne joue pas aux dés, il joue aux échecs. » Le jeu d’échecs est un jeu de stratégie, certes compliqué, mais soumis à des règles rigoureuses. Le monde est un échiquier, pas une table où les dés roulent au hasard.