Dans ce chapitre :
Les choses viennent-elles avant les idées ?
Un goinfre n’est pas nécessairement matérialiste...
Les relations entre le cerveau et la pensée
Au commencement…
Toutes les sociétés, toutes les cultures se sont représenté l’origine du monde. Leurs mythologies répondent à cette difficile question : comment les choses ont-elles commencé ? Qu’y avait-il à leur origine ?
Certaines mythologies font naître le monde d’un œuf primordial, d’autres l’imaginent éternel. D’autres placent un dieu, un esprit à l’origine de toutes choses : les religions monothéistes en sont issues. Ainsi la Bible fait-elle du monde une création de Dieu, lequel est représenté comme éternel, c’est-à-dire hors du temps.
Cette confrontation entre deux théories opposées – d’abord la matière ou d’abord l’esprit – se retrouve chez les premiers philosophes grecs, qu’on appelle « présocratiques » parce qu’ils vivaient avant Socrate. Pour Thalès, le plus ancien de tous (il a également inventé la géométrie, c’est à lui qu’est attribué le tout premier théorème, sur les triangles semblables, qui porte toujours son nom), c’est l’eau qui est l’élément primordial de la Nature, ce qui signifie qu’elle est à l’origine de toutes choses (des autres éléments et de tous les êtres), et à la base de toutes choses (sans l’eau, rien n’existerait).
Pour un autre présocratique, Anaxagore, c’est l’Esprit qui est la réalité primordiale, parce que sans lui, aucun ordre n’apparaîtrait dans les choses. Socrate doit sa vocation philosophique à l’enseignement d’Anaxagore. Il était encore jeune, il avait été frappé par cette idée d’un Esprit supérieur aux choses de la nature.
Les trois ontologies
Une ontologie est une conception de l’être, de la réalité, de la nature des choses.
On peut distinguer trois ontologies différentes :
Ou bien il y a d’un côté la matière et d’un autre côté l’esprit : cette ontologie est dite « dualiste ».
Ou bien il n’existe que la matière ; « l’esprit » est soit une simple façon de parler, soit un effet, une production elle-même matérielle de la matière : cette ontologie est dite « matérialiste ».
Ou bien il n’existe que l’esprit, la matière n’est qu’une représentation de l’esprit, et même (chez certains philosophes) une espèce d’illusion : cette ontologie est dite « idéaliste » ou « spiritualiste ».
La substance
L’idée de substance vient de la distinction entre l’apparence et la réalité profonde d’une chose. La substance est ce qui constitue le fond des choses (la préposition « sub » indique l’idée d’être « dessous »).
Substance s’oppose à accident : l’accident (en latin, le mot signifie « ce qui arrive ») est ce qui affecte la substance sans modifier sa nature (exemple : un visage vu sous un certain éclairage).
Tout change avec le temps. L’idée de substance vient de celle de permanence : derrière les changements incessants qui emportent les êtres et les choses, il y a quelque chose qui ne changerait pas. Ainsi, pour Descartes (voir l’expérience du morceau de cire, chapitre 40), la substance de la matière, c’est l’espace.
Le dualisme
S’il existe deux substances, la matière et l’esprit, comment les reconnaître et les distinguer ?
La matière est perçue par les sens (toucher, ouïe, odorat, goût, vue) : on ne touche pas une idée, on ne mange pas de concepts, on ne sent pas une théorie. L’opposition du visible et de l’invisible est capitale, aussi bien dans les religions que pour la métaphysique (qui est la partie de la philosophie qui traite de réalités qui échappent à notre expérience sensible).
La matière est instable : elle ne cesse de changer dans sa façon d’apparaître, et elle peut disparaître. L’esprit, lui, est indestructible. C’est pourquoi il est pensé comme pouvant échapper au temps. Pour Platon, le corps matériel est voué à la mort, tandis que l’âme immatérielle est immortelle. Le christianisme reprendra cette conception.
La matière est presque toujours considérée comme inférieure à l’esprit dans la mesure où elle est instable et vouée à la destruction, dans la mesure aussi où elle est pesante.
On comprend que l’ontologie dualiste débouche souvent sur un manichéisme moral et religieux (le mot vient du nom de Mani, un prophète qui fonda cette religion au IIIe siècle). Le manichéisme voit le monde comme un champ de bataille entre le principe du Bien et le principe du Mal. Il a été considéré comme une hérésie par l’Église parce qu’il mettait le Diable et Dieu sur le même plan. Les gnostiques, proches des manichéens, assimilaient le Mal à la matière et le Bien à l’esprit. Pour eux, c’est le monde matériel tout entier qui est mauvais, parce qu’il a été créé par un faux Dieu, un usurpateur.
Les deux sens de l’alchimie
L’alchimie est une doctrine secrète et une pratique d’initiés. Son existence s’étend sur plusieurs siècles.
Son but peut être compris de deux façons. La « pierre philosophale », qui devait changer toute matière en or, et l’« élixir de longue vie », qui devait assurer la jeunesse éternelle, peuvent avoir le sens le plus matériel : les alchimistes désiraient être riches et rester jeunes. Mais on peut interpréter la recherche de la pierre philosophale et de l’élixir de longue vie en un sens spirituel : en ce cas l’« or » symbolise l’absolu et la « longue vie » symbolise l’immortalité de l’âme.
Le matérialisme
On appelle monisme l’ontologie selon laquelle il n’existe qu’une seule substance, qu’une seule réalité objective – le monisme est donc anti-dualiste. Il existe deux monismes : le matérialisme et le spiritualisme.
Le tout premier matérialisme remonte à l’Antiquité grecque. Il a été fondé par Démocrite. C’est Démocrite qui le premier pensa que les choses étaient constituées de grains si minuscules, qu’ils sont invisibles : les atomes. Dès le départ, donc, le matérialisme a été associé à l’atomisme.
Plus tard, Épicure reprit cette conception physique de Démocrite. Son disciple latin Lucrèce s’en servit pour faire la critique des angoisses et des illusions diffusées par la religion.
Si tout est matériel, cela signifie que l’âme elle aussi l’est – les matérialistes grecs imaginaient que les qualités sensibles des choses provenaient de leur composition atomique : par exemple, si le vinaigre pique la langue, c’est parce qu’il est constitué d’atomes hérissés de pointes. Aujourd’hui, nous parlons d’« atomes crochus » pour désigner la bonne entente que nous pouvons avoir avec quelqu’un. Cette image vient des atomistes grecs.
Le destin historique de l’atomisme
Apparu dans l’antiquité grecque, l’atomisme a fini par disparaître avec l’arrivée du christianisme. Du point de vue religieux, le matérialisme était inacceptable, car il était associé à l’athéisme.
Au XVIIe siècle, donc au début de l’époque moderne, le matérialisme réapparut avec les libertins. Il gagna en importance au XVIIIe siècle. Mais, pendant un certain temps, les physiciens résistèrent à la théorie atomiste – qui avait, à leurs yeux, le défaut d’être d’origine philosophique. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que cette théorie s’imposa définitivement en physique et en chimie.
Lorsque nous disons d’une société qu’elle est « matérialiste » ou de quelqu’un qu’il est « matérialiste », cela signifie qu’ils ne s’intéressent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le mot est une sorte de condamnation.
Le mépris, voire la haine du matérialisme remontent à l’Antiquité. Cicéron parlait des « pourceaux d’Épicure » : selon lui, les épicuriens étaient des porcs.
Le matérialisme, en effet, débouche sur une conception morale qui valorise le bonheur (eudémonisme) et le plaisir (hédonisme). Par ailleurs, et cela explique l’hostilité farouche des pouvoirs religieux, le matérialisme est athée : il ne croit ni en Dieu ni en l’immortalité de l’âme. Pour lui, Dieu et l’âme sont, ou bien des fantômes matériels (c’était le point de vue d’Épicure lui-même), ou bien de franches illusions (c’est le point de vue des matérialistes modernes, qui assimilent la religion à la superstition).
Il y a plusieurs matérialismes. À partir de Marx et d’Engels, on a distingué un matérialisme mécanique et un matérialisme dialectique.
Le matérialisme mécanique considère l’esprit et les productions de l’esprit (les idées, les croyances, les idéaux, les normes, les valeurs, etc.) comme de simples effets de la matière. Un biologiste allemand du XIXe siècle disait : « Le cerveau produit la pensée comme le foie produit la bile. » Le matérialisme dialectique (autre nom du marxisme) considère qu’il y a une détermination mutuelle entre la matière et ses productions. Certes tout est matériel, mais les idées ont un pouvoir de transformation ; ainsi la technique (matérielle) conditionne la science (idéelle), mais celle-ci conditionne la technique en retour.
Infrastructure et superstructure
Ce que le marxisme appelle « matière » correspond d’abord à la base technique, économique et sociale des sociétés. Cette base est désignée sous le nom d’infrastructure. La thèse matérialiste énonce que l’infrastructure détermine la superstructure, laquelle est formée par les idées de la philosophie, de la science et du droit, par les œuvres de l’art, etc. ; bref, par le monde de « l’esprit ».
Mais Marx considérait que la superstructure pouvait en retour agir sur l’infrastructure : ce ne sont pas les idées qui mènent le monde (ainsi que le croient les idéalistes), mais les faits qui mènent le monde (outillage technique, opposition de classes, etc.) sont en partie déterminés par les idées.
Qu’en est-il aujourd’hui, en science, de la matière ? Il est arrivé ce paradoxe : plus la science progressait dans « l’infiniment petit » – du corps sensible on est passé à l’atome, puis l’atome a été divisé en noyau et en électrons, le noyau en neutrons et protons, les protons en quarks, – et plus la « matière » semblait s’évanouir. Par ailleurs, la plus célèbre équation du siècle (celle d’Einstein : E = mc2) pose l’équivalence de la matière et de l’énergie – laquelle « ne se voit pas », même si elle fait sentir sa présence dans le monde physique. Aujourd’hui, les physiciens ne parlent plus de « matière ». D’où ce paradoxe : alors que les philosophes matérialistes croyaient avec « la matière » en finir avec les illusions métaphysiques et religieuses, l’idée de matière est désormais refoulée dans le domaine de la métaphysique !
L’idéalisme
Comme le matérialisme, l’idéalisme est un monisme, c’est-à-dire qu’il n’admet l’existence que d’une seule substance. À l’opposé du matérialisme, il admet l’esprit comme substance unique. L’idéalisme est la philosophie selon laquelle le monde n’est que l’effet de ma représentation, par conséquent une image. Le spiritualisme est la philosophie selon laquelle la totalité du réel est de la nature de l’esprit, ce que nous appelons « matière » n’étant que de l’esprit ou une manifestation de l’esprit.
Comment une conception aussi étonnante a-t-elle pu être soutenue ? La thèse de l’inconsistance du monde matériel a été défendue par plusieurs arguments :
Tous les corps changent et finissent par disparaître. Un rond, par exemple, est finalement détruit. Une idée, comme celle de cercle, elle, est indestructible.
Lorsque nous rêvons, nous croyons « dur comme fer » (l’expression est parlante) à la réalité de ce que nous « voyons », alors qu’il ne s’agit que d’illusions produites par le cerveau, d’où l’hypothèse inverse que ce monde que nous croyons voir, en étant éveillés, n’est peut-être qu’un rêve.
L’illusion du monde
Le bouddhisme, qui est à la fois une philosophie et une religion, apparu en Inde à l’époque des présocratiques grecs (VIe-Ve s. av. J.-C.), fait du monde sensible une illusion (maya) dont il s’agit de se délivrer par la méditation. L’attachement à ce monde est douloureux : il faut donc se délivrer de la « soif d’exister » pour parvenir à un état de repos absolu (nirvana).
Le bouddhisme a été fondé par un prince indien qui a quitté son palais et est parvenu à l’Éveil (bodhi) par la méditation : d’où son nom de Bouddha (Éveillé). Mais c’est chaque homme qui peut parvenir à cet état de bouddha.
En Europe, c’est l’immatérialisme du philosophe irlandais George Berkeley qui représente la philosophie la plus aboutie de cet idéalisme.
Avant Berkeley, les philosophes avaient l’habitude de distinguer les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Les qualités premières de la matière sont celles qui lui appartiennent en propre, objectivement (on cite généralement : la dureté, la pesanteur, l’impossibilité de la compénétration, etc.). Les qualités secondes sont celles qui dérivent de notre sensibilité. En font partie les couleurs, les odeurs, la consistance au toucher, etc.
Pour Berkeley, cette distinction n’a pas lieu d’être : toutes les qualités de la matière sont en fait des qualités secondes qui viennent de nous, de notre sensibilité, et non de la matière elle-même. Ainsi, quand je dis « j’entends une voiture » (l’exemple est de Berkeley – qui évoquait évidemment les voitures tirées par les chevaux), ce n’est pas la voiture que j’entends, mais un certain bruit que j’interprète comme venant d’une voiture. De même, lorsque je dis que cette chemise est bleue, le bleu n’est pas une qualité de la chemise mais la façon dont je la vois.
« Il n’y a pas de matière », disait Berkeley dans ses Trois dialogues entre Hylas et Philonous, si par ce terme on entend une substance non pensante qui existe hors de l’intelligence ; mais si par « matière » on entend une chose sensible, dont l’existence consiste à être perçue, alors il y a une matière.
Évidemment, si le monde extérieur n’existe pas objectivement et qu’il n’y a que des façons de le voir, le problème est de savoir comment les êtres humains peuvent s’accorder les uns avec les autres.
L’idéalisme ne débouche-t-il pas sur le solipsisme, c’est-à-dire sur la théorie selon laquelle chaque moi est enfermé dans un monde intérieur, sans portes ni fenêtres, donc sans possibilité de communication ?
Il existe plusieurs manières de répondre à ce problème :
En recourant à Dieu, créateur de tout, et esprit suprême : c’est la position de Berkeley. Dieu est une espèce de chef d’orchestre qui assure l’harmonie des esprits.
En postulant que les êtres humains sont tous constitués de manière semblable, qu’il existe des universels de la sensibilité et de la pensée.
Le problème des relations de l’âme et du corps
À la question de savoir comment l’âme (immatérielle) et le corps (matériel) peuvent avoir des relations mutuelles, les philosophes classiques, au XVIIe siècle, ont donné des réponses divergentes, en fonction de leur ontologie propre.
Descartes part d’un strict dualisme. Il existe deux substances : l’étendue (il n’y a pas de matière sans espace) et la pensée (qui ne se déploie pas dans l’espace et est immatérielle). Mais, remarque-t-il, mon âme n’est pas logée dans mon corps comme un pilote dans son navire : il y a comme un mélange entre les deux (l’expérience de la douleur le montre bien : lorsque ma main est blessée, c’est à la seconde même que je ressens une douleur). Descartes suppose qu’il existe dans le cerveau une glande constituant le point d’articulation de l’âme et du corps. Mais le problème est davantage déporté que vraiment résolu.
Spinoza refuse le dualisme de Descartes. Selon lui, il n’y a qu’une seule substance qu’il appelle Dieu ou Nature (nous dirions la « totalité du réel »), dont le corps et l’âme sont des modes, c’est-à-dire des manifestations. Il existe pour Spinoza un étroit parallélisme entre les événements qui affectent l’âme (une suite d’impressions, par exemple) et les événements qui affectent le corps (lequel ne cesse d’être touché par les autres corps). Un peu comme si deux horloges parfaitement réglées marquaient toujours exactement la même heure.
Les relations dialectiques du psychisme et du corps
Le psychisme (terme que nous utilisons aujourd’hui à la place de celui d’« âme », réservé désormais aux religions) et le corps sont à la fois distincts et mêlés :
Relations d’indépendance : tantôt le psychisme semble fonctionner à part (un tétraplégique dont le corps est inerte continue de penser), tantôt c’est le corps qui se passe de l’esprit (les mains du pianiste nous donnent l’impression de jouer toutes seules).
Relations d’influence mutuelle : tantôt le corps gouverne l’esprit (une maladie organique ou un accident peut nous plonger dans la dépression), tantôt l’esprit gouverne le corps (le « moral » agit fortement sur l’état général du corps ; l’expérience du placebo – un faux médicalement qui devient efficace parce qu’il est pris comme un vrai – montre que la pensée peut déterminer un état physique).
Le problème des relations entre le psychisme (l’« âme ») et le corps est loin d’être résolu. Il a même rebondi aux États-Unis depuis cinquante ans, à la faveur des découvertes faites dans le domaine de la chimie et de la biologie du cerveau.
Depuis que le cerveau a été reconnu comme le centre de toutes les représentations (idées, images mentales, rêves, souvenirs, projets,
etc.), le problème est celui des rapports entre le substrat neurophysiologique (la « matière grise », les neurones) et ces représentations. Les solutions imaginées par les philosophes du passé sont ainsi reprises sur des bases nouvelles constituées par des connaissances qu’ils ne pouvaient évidemment pas avoir. Ainsi retrouve-t-on les grandes options classiques :
Le matérialisme réduit le monde mental à un mécanisme purement neurophysiologique. Dans sa version faible, il est dit « réductionniste », tandis que dans sa version forte il est dit « éliminationniste » (la « conscience » devient ainsi un mot inutile : il n’y a que des états et que des mouvements de cellules).
Le parallélisme admet l’indépendance du monde mental par rapport au cerveau.
L’émergentisme admet la priorité du substrat cérébral (pas de pensée sans cerveau), mais à la différence du matérialisme réductionniste ou éliminationniste, il préserve l’autonomie du monde des représentations : à partir des neurones, des représentations surgissent sans qu’on puisse les expliquer par les neurones seuls. De même, une voûte gothique, en architecture, n’existerait pas sans la pierre – mais ce n’est pas la pierre elle-même qui explique la particularité de ce style.
Leibniz donna une troisième solution à ce problème des relations entre l’âme et le corps. L’âme et le corps sont distingués comme chez Descartes, mais ils n’agissent pas l’un sur l’autre. Ils agissent de manière parallèle. Seulement, à la différence de Spinoza, Leibniz fait intervenir une force extérieure : Dieu. C’est Dieu qui, à l’origine, a mis en harmonie l’âme et le corps, comme il a d’ailleurs mis en harmonie toutes les âmes et tous les corps (théorie de l’harmonie préétablie). Dans une symphonie, si les musiciens jouent ensemble, ce n’est pas parce qu’ils règlent leurs mouvements les uns sur les autres, mais bien parce qu’ils suivent les indications du chef d’orchestre.
Textes canoniques
Descartes, en bon chrétien, n’accordait d’âme qu’aux hommes. Les animaux ne seraient alors que des machines, c’est-à-dire des automates, des corps mus par les seules lois de la mécanique. On appelle théorie de l’animal-machine la théorie de Descartes – fortement contestée aujourd’hui par les éthologues (spécialistes du comportement animal).
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. (…) On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. À quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme des huîtres, les éponges, etc.
R. Descartes, lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646.
Dans le texte suivant, Bergson défend l’idée selon laquelle la conscience ne saurait être conçue comme un simple reflet du cerveau. Elle possède une dynamique propre, irréductible à la matière cérébrale.
La théorie d’après laquelle la conscience serait attachée à certains neurones, par exemple, et se dégagerait de leur travail comme une phosphorescence, peut être acceptée par le savant pour le détail de l’analyse ; c’est une manière commode de s’exprimer. Mais ce n’est pas autre chose. En réalité, un être vivant est un centre d’action. Il représente une certaine somme de contingence s’introduisant dans le monde, c’est-à-dire une certaine quantité d’action possible – quantité variable avec les individus et surtout avec les espèces. Le système nerveux d’un animal dessine les lignes flexibles sur lesquelles son action courra (bien que l’énergie potentielle à libérer soit accumulée dans les muscles plutôt que dans le système nerveux lui-même) ; ses centres nerveux indiquent, par leur développement et leur configuration, le choix plus ou moins étendu qu’il aura entre les actions plus ou moins nombreuses et compliquées. Or, le réveil de la conscience, chez un être vivant, étant d’autant plus complet qu’une plus grande latitude de choix lui est laissée et qu’une somme plus considérable d’action lui est départie, il est clair que le développement de la conscience paraîtra se régler sur celui des centres nerveux.
H. Bergson, L’Évolution créatrice, PUF, 1983, p. 262-263.
Fiche révision
L’opposition entre la matière et l’esprit est aussi ancienne que la philosophie. Elle est présente chez les philosophes de l’Inde et de la Grèce ancienne.
Pour les spiritualistes, seul l’esprit existe. La matière est une illusion, ou bien elle n’est qu’un résultat dérivé de l’esprit. Pour les matérialistes, à l’inverse, seule la matière existe. Les dualistes considèrent que le monde est constitué de deux réalités fondamentales (on dit : substances) : la matière et l’esprit. Le bouddhisme est spiritualiste, Démocrite, Lucrèce et Marx sont matérialistes, Descartes est dualiste.
Le problème de l’âme et du corps est une application particulière à l’être humain du problème général des relations entre l’esprit et la matière. Les matérialistes considèrent que l’âme n’est qu’un mot ou bien qu’elle n’est qu’un effet du corps. Les dualistes comme Descartes séparent rigoureusement la substance matérielle et la substance spirituelle. D’où le problème de la relation entre l’âme et le corps.
Exemple de dialectique, c’est-à-dire de relations à double sens : l’esprit est à la fois séparé du corps et uni à lui ; il commande au corps mais il est aussi commandé par lui.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, trad. D. Berlioz, GF-Flammarion, 1991.
Un livre assez facile à lire, et qui expose la théorie de l’immatérialisme.
H. Bergson, L’Évolution créatrice.
La matière y est replacée dans le grand mouvement de la vie qui conduit à la conscience.