Chapitre 25

La liberté

Quelle que soit votre série, lisez ce chapitre !

Dans ce chapitre :

Les conceptions à écarter

La liberté n’est-elle qu’une illusion ?

Ce qui différencie les hommes des animaux et des machines

La dimension politique de la liberté

Les idées fausses les plus courantes

La liberté, c’est faire ce qui nous plaît

Bien sûr que non : il plaît à l’alcoolique de boire, au junkie de se piquer, au sadique de torturer : trois exemples d’aliénation humaine. Très souvent, au contraire, être libre, c’est précisément faire ce qui ne nous plaît pas : on est plus libre à dire la vérité qui nous déplaît plutôt que le mensonge qui nous plaît. Il faut suivre sa pente, disait l’écrivain André Gide, mais pourvu que ce soit en montant. On peut être enchaîné par ses passions, par son plaisir. La liberté n’est ni l’envie, ni la spontanéité, ni la licence.

Ainsi Socrate montre-t-il au sophiste Gorgias, qui donne son nom au dialogue de Platon, que, contrairement à ce qu’il avait dit étourdiment, le tyran n’est pas l’homme le plus libre de la cité sous le prétexte qu’il peut se débarrasser de qui il veut, puisqu’il est l’esclave de ses propres colères et de ses propres envies.

Être libre, c’est faire ce qu’on veut

Mais qu’est-ce que la volonté ? Elle n’est pas plus claire que la liberté (on remplace un problème par un autre). En outre, la volonté renvoie à la liberté, et on tombe dans un cercle vicieux (on est libre parce qu’on veut quelque chose et on veut quelque chose parce qu’on est libre !).

La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres

C’est une formule de petit boutiquier : seule une propriété matérielle peut s’arrêter là où commence celle de l’autre. La France, par exemple, s’arrête là où commence le Luxembourg ou l’Allemagne. La liberté est une valeur, or une valeur n’est pas divisible. La liberté est analogue à l’amour d’une mère tel que l’évoquait Victor Hugo : « Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. » Prenons la liberté d’expression : ma liberté de penser commence en réalité là où commence aussi celle de l’autre, finit là où finit celle de l’autre ; le monde des valeurs obéit à une logique de la solidarité et non à une logique de la concurrence (laquelle, en revanche, gouverne le marché du travail, le marché des biens matériels, et les territoires).

Le monde de l’économie, du travail et de la propriété est, en effet, celui de la concurrence : le poste que j’occupe, les autres ne l’auront pas, le bien dont je jouirai, les autres en seront privés (d’où le terme : propriété privée, elle est celle dont les autres sont privés). Mais la liberté ? Elle n’est pas une marchandise, elle est une valeur. Le monde des valeurs, à la différence de celui des marchandises, n’est pas celui de la concurrence, c’est celui de la solidarité : ma liberté de penser n’est pas limitée par celle de l’autre, au contraire, elle est garantie par elle. Que signifie « liberté de vote », sinon liberté pour tous ? L’autre m’empêcherait-il de choisir, de penser, d’agir ? Évidemment, on pense à la « musique » tonitruée à minuit : mon plaisir ne doit pas être payé du prix de la douleur du voisin. Mais pourquoi parler de liberté ici ? C’est avoir une piètre conception d’elle que de la confondre avec l’envie ou la simple possibilité.

Être libre consiste à être soi-même

Apparemment, oui : l’esclave ne peut être lui-même. En fait, non : on peut crever de ne pas pouvoir être autre que soi. Être soi-même : idéal mesquin de petit rentier. Pour être libre, il faut sortir de soi, s’ouvrir aux autres et au monde. Un aliéné, c’est quelqu’un qui ne peut pas sortir de lui-même.

On ne peut pas se passer d’un maître

Oui, mais quel maître ? Bach est un maître, Hitler aussi. Il y a des maîtres dont on se passerait bien !

On commence tous par être des enfants. Mais certains restent mineurs toute leur vie (il est plus facile de ne pas penser que de penser, plus facile de ne rien dire que de dire, plus facile de se soumettre que de se révolter).

Qu’est-ce qu’un maître ? Le maître de Wagner, c’était Beethoven ; le maître de Platon, c’était Socrate ; le maître de la télévision, c’est le gouvernement (dans les pays non démocratiques) ou l’argent (dans les pays démocratiques) !

Être libre, c’est agir sans contraintes

Si l’on entend par « contraintes » les règles et limites de notre action, la chose, alors, est impossible. Il y a toujours forcément des contraintes, c’est-à-dire des règles et des limites. Seulement, il existe plusieurs types de contraintes : les contraintes externes et les contraintes internes, les contraintes subies et les contraintes assumées.

Il faut donc distinguer parmi les contraintes : a) celles qui sont justes et celles qui ne le sont pas ; b) celles qui sont acceptables et celles qui ne le sont pas. Les contraintes que s’impose un poète lorsqu’il écrit un sonnet ne sont pas de même nature que celles qui écrasent un peuple soumis à la dictature.

De toute manière, une absence totale de règles ou de lois est impossible. Leibniz a formulé le principe de raison, en vertu duquel on peut dire que tout ce qui existe a une raison d’être. Les actes et le comportement de l’homme ne sauraient violer le principe de raison : tout acte possède une cause.

L’indépendance est le plus haut degré de la liberté

L’indépendance, comme l’émancipation, est une condition nécessaire mais non suffisante de la liberté. Un enfant mineur qui s’affranchit n’est pas libre pour autant : il s’est seulement libéré d’une dépendance. Les pays africains, nominalement indépendants, ne sont presque jamais libres. Pour être libre, il ne suffit pas de sortir de prison ; encore faut-il savoir ce qu’on va faire en dehors de la prison.

Être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même

Oui, à condition que le « soi-même » soit le porte-voix de la raison, ce qui est rare (voir supra « Être libre, c’est faire ce qui nous plaît »). Et puis, n’oublions pas à quel point le « soi » peut être divers et changeant. Il est loin de constituer cette force homogène et stable que l’idée d’identité nous donnerait à penser.

Obéir à soi-même, certes, mais à quel « soi » ? Celui qui pense ou celui qui agit impulsivement ? Celui d’aujourd’hui, sachant qu’il n’était pas le même hier et ne sera plus le même demain ?

L’idée d’inconscient exclut toute idée de liberté

Savoir que l’inconscient existe, ce n’est déjà plus le subir passivement. Déjà Spinoza définissait la liberté comme la connaissance de la nécessité (voir page suivante).

Hegel disait : « L’homme est un animal, et il le sait. Mais, du fait qu’il le sait, il ne l’est plus. »

La part animale de l’être humain renvoie à des pulsions parfois incontrôlables. Mais être conscient de cela, c’est montrer qu’une certaine maîtrise est possible.

La psychanalyse, qui a découvert l’inconscient psychique, n’a pas supprimé pour autant toute idée de liberté. Connaître ne serait-ce que l’existence de l’inconscient (pulsions et désirs refoulés), c’est déjà un moyen de prendre une certaine distance, donc une certaine liberté, par rapport à lui.

L’homme a toujours aimé la liberté et a toujours combattu pour elle

Un romancier russe, Dostoïevski, nous dit, à plus juste titre, l’exact inverse :

« Il y a une chose que les hommes préfèrent à la liberté, c’est la servitude. »

Liberté et servitude sont contradictoires ; or l’amour de la liberté paraît universel – d’où la forme paradoxale de cette citation.

La liberté n’est pas l’objet d’amour permanent qu’on dit, elle peut inquiéter, et même effrayer. Il existe un réel désir de servitude assez répandu parmi les hommes (dans l’histoire, les révoltes et les révolutions ont été longues à venir et sont restées partielles lorsqu’elles se sont voulues totales, elles ont dégénéré dans la violence chaotique). La servitude offre parfois l’avantage de la sécurité, d’où la résignation fataliste des asservis.

La liberté, c’est l’inconnu ; or les hommes préfèrent le connu. De fait, les révoltes contre les pouvoirs despotiques sont, dans l’histoire, plutôt rares (l’absence de révolution est beaucoup plus répandue que la révolution), et quand elles existent, elles sont toujours le fait d’une minorité instruite, consciente, intelligente (on se révolte au nom du peuple ; le peuple, lui, se drogue, va au temple, a l’esprit embrumé par les préjugés et le corps hébété par la faim ; il ne se révolte pratiquement jamais).

Jean-Jacques Rousseau disait que l’esclave a tout perdu, jusqu’au désir de se libérer.

La citation de Dostoïevski n’est donc paradoxale qu’en apparence ; elle peut se justifier de trois manières :

Par le fait massif de la résignation : un esclave n’a pas spontanément l’idée de la liberté. Le réel, pour lui, ne peut être que normal (ainsi s’explique la soumission quasi universelle des femmes).

Par un désir inconscient : être soumis, c’est n’être pas responsable. La servitude peut assouvir le désir de sécurité.

La liberté peut être angoissante, car elle est choix, projet, décision, aventure, etc.

Fatalisme et déterminisme

Le fatalisme est la conception selon laquelle le monde entier, et l’être humain qui en fait partie, sont soumis à un destin qui ne peut pas être changé. L’histoire d’Œdipe (voir le chapitre 40) est l’illustration connue de cette toute-puissance du Destin qui rend impossible la liberté humaine. Les religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam) ont changé en providentialisme le fatalisme ancien : Yahvé, Dieu et Allah sont tout-puissants, mais, à la différence du Destin, ils ne sont ni aveugles ni injustes. Cela dit, si Dieu sait et fait tout, quelle liberté reste-t-il à l’homme ?

Spinoza disait de la liberté qu’elle est l’ignorance de la nécessité : si une pierre était consciente, en tombant, elle se dirait : « je veux tomber », alors qu’elle ne fait qu’obéir à des lois physiques. Si dans la nature tout est soumis à des lois nécessaires, alors la liberté comme transgression de cet ordre est une fiction. La liberté véritable, dit Spinoza, ne peut être que la connaissance de la nécessité.

La nécessité de la liberté

Pourtant, il existe, semble-t-il, bien de la différence entre l’être humain et la nature. Seul l’être humain possède des raisons intérieures pour se déterminer. Une éruption volcanique, une migration de tourterelles sont des phénomènes produits par un ensemble de causes externes. Seul l’être humain est capable de se déterminer par des forces qui viennent de lui – des raisons, des mobiles, des motivations.

Le problème n’est pas seulement philosophique : il est aussi moral. Car si l’homme n’est pas libre, cela signifie qu’il n’est pas responsable de ce qu’il fait. Et s’il n’est pas responsable, cela signifie qu’on ne peut pas raisonnablement le punir s’il a mal agi.

On comprend que Nietzsche ait pu dire que « la liberté est la métaphysique du bourreau » : la société a besoin de croire à la liberté des individus pour pouvoir les châtier en cas de crime.

Kant a tenté de concilier les deux points de vue : celui d’une stricte nécessité (qui anéantit la liberté, donc la responsabilité, donc la morale) et celui d’une liberté incompréhensible. Les actions humaines, dit-il, sont situées sur deux plans : sur le plan sensible, elles ne dérogent pas aux lois de la nature, et suivent l’ordre de la causalité (telle cause, tel acte). Mais sur le plan intelligible, l’être humain est un être libre, moral, qui doit répondre de ses actes, car il est toujours capable de dire non à ses mobiles (intérêts et envies). Ainsi, au tribunal, on pourra expliquer par des causes repérables (enfance difficile, scolarité écourtée, absence de travail fixe, etc.) le comportement d’un assassin ; les juges et les jurés n’en pourront pas moins penser que l’accusé est responsable, et pas seulement coupable.

Dire non

La puissance du refus est sans doute ce qui différencie le plus nettement l’être humain des animaux et des machines. Certes un animal peut « désobéir » à l’ordre qu’on lui donne (traditionnellement, l’âme incarnait cet entêtement), certes une machine peut tomber en panne. Seulement, on ne dira pas, en ce cas, qu’il y a puissance du refus : ni l’animal ni la machine ne sont capables de faire ce que fait très tôt le petit enfant (dès qu’il commence à parler) : dire non.

Liberté d’indifférence, libre arbitre

On appelle liberté d’indifférence le pouvoir dont l’être humain serait seul à disposer et qui lui permettrait de choisir entre deux éventualités rigoureusement équivalentes pour lui en termes de plaisirs ou d’avantages.

La capacité de nier

Peut-être est-ce ici que la liberté se marque de façon tangible : la capacité de dire non – celle de désobéir, celle d’aller à contre-courant des forces qui devraient logiquement l’emporter. Aucun tyran dans l’histoire n’a réussi à asservir toutes les consciences. Au sein du malheur, il s’est toujours trouvé au moins une voix pour dire : « Non ! Tu n’es qu’un imbécile ! Même sous la menace de mort, je ne me soumettrai pas à toi ! »

C’est peut-être d’ailleurs une marque de l’humain que cette présence du sens au sein de la négativité : le malade sait mieux que le bien portant ce qu’est la bonne santé. Si l’on nous demande de définir la liberté, nous sommes embarrassés (nous avons vu plus haut que les énoncés classiques sont tous déficients). En revanche, nous savons tous ce que signifie l’absence de liberté : la prison, l’esclavage, la mort. De même que le bonheur ne se vit que lorsqu’il n’est déjà plus là, de même la liberté s’éprouve d’autant mieux qu’on ne la vit pas, qu’on l’espère ou qu’on la sent menacée.

Le libre arbitre va encore plus loin que la liberté d’indifférence : il permettrait aux êtres raisonnables que nous sommes tous en tant qu’humains de choisir contre les impulsions premières, les envies immédiates, les intérêts les plus évidents. Ainsi, grâce à son libre arbitre, l’homme pourrait-il choisir le sacrifice de son plaisir individuel pour faire triompher un idéal auquel il croit (les combattants de la liberté dans les circonstances extrêmes – guerre de libération, par exemple – sont capables de risquer la mort pour la victoire de leur cause).

L’âne de Buridan ou le malheur de n’être qu’une bête

Pour illustrer la nécessité d’une liberté d’indifférence chez l’être humain, on raconte l’histoire (attribuée à Buridan, philosophe du Moyen Âge) de cet âne qui, placé à égale distance d’un seau d’avoine et d’un seau d’eau, et également tenaillé par la faim et par la soif, se laisserait littéralement mourir d’inanition sur place.

L’être humain, qui est loin d’être un âne, pourrait, grâce à sa liberté, choisir, même dans une situation d’indifférence (de non-différence), et ainsi se sortir d’une mauvaise passe.

« Vouloir libère » (Nietzsche)

Peut-être n’y a-t-il jamais eu d’acte libre.

En revanche, l’histoire et la vie offrent de nombreux cas d’actions de libération : un peuple qui acquiert son indépendance (« cette nuit, la liberté »), un esclave qu’on affranchit, un adolescent qui, pour la première fois, quitte la maison des parents, un prisonnier qui voit se refermer derrière lui les portes de sa prison, éprouvent tous ce vertige (chacun devrait l’avoir éprouvé au moins une fois dans sa vie). La liberté est peut-être davantage un passage qu’un état. Pourtant, elle n’est pas simple émancipation : on l’a vu avec la décolonisation, il ne suffit pas d’acquérir une indépendance nominale, formelle, pour devenir libre. Sans le sou, sans travail, l’adolescent qui a quitté le foyer de son père s’est libéré d’une dépendance, il n’est pas libre pour autant. L’indépendance est une condition nécessaire mais non suffisante de la liberté.

Une définition purement négative de la liberté est incomplète : il ne suffit pas de ne plus dépendre d’une autorité extérieure pour être libre, encore faut-il pouvoir donner un contenu concret à ses actions. Or, pour ce faire, deux conditions sont requises : le pouvoir matériel (niveau de vie convenable) et le pouvoir psychologique et intellectuel (niveau d’instruction convenable). Une liberté dans la misère est une illusion, que cette misère soit matérielle (la pauvreté) ou intellectuelle (l’ignorance, l’analphabétisme). Que signifie la liberté de voyager si l’on n’a pas d’argent pour voyager, que signifie la liberté de voter si l’on n’a pas la culture politique nécessaire pour choisir entre les partis ? Ni le pauvre ni l’ignorant ne sont vraiment libres (du moins dans les conditions actuelles de la société). La liberté est pouvoir, mais pas seulement – elle est puissance.

Cette puissance, on peut la rêver sans limites. Or les limites sont de deux ordres : limites naturelles (faiblesse du corps, finitude de l’existence vouée à la mort) et limites sociales (nécessité de vivre avec les autres, d’où la présence des règles et des lois, donc des contraintes).

Notre imagination nous suggère que notre liberté serait renforcée par l’absence de ces contraintes : ainsi la colombe imaginée par Kant pense-telle, l’étourdie, que sans l’air dont elle sent désagréablement la résistance sur ses plumes, elle volerait beaucoup mieux ; elle oublie, elle ignore que ce qu’elle ressent comme un obstacle est en réalité une condition de possibilité (sans l’air, en effet, elle ne volerait pas mieux : elle ne volerait pas du tout !). Nous éprouvons les règles et les lois comme la colombe de Kant éprouve l’air : comme autant de gênes. Ainsi l’automobiliste peste-t-il contre les sens interdits, ainsi le contribuable râle-t-il contre les impôts. Le premier rêve d’une route libre, le second d’une société libre – mais sans panneaux, la route serait impraticable, sans impôts, aucune société ne pourrait plus fonctionner. La mort est une douleur. Mais imaginons-nous immortels.

Que ferions-nous de plus ? N’agirions-nous pas moins, au contraire ? Agir, n’est-ce pas inscrire dans le présent, précisément, ce qu’on n’a pas tout le temps pour le faire ?

Liberté des Anciens, liberté des Modernes

La distinction est de Benjamin Constant, écrivain français et apôtre du libéralisme (début du XIXe siècle). Dans l’Antiquité, on n’était pas libre en tant qu’individu, mais :

en tant que membre d’un peuple non soumis à la loi de l’étranger (d’où la nécessité pour le citoyen de défendre sa patrie en cas d’invasion) ;

en tant que membre d’une classe de citoyens, c’est-à-dire d’hommes libres, par opposition aux esclaves.

Depuis quatre siècles, sous l’impulsion de facteurs économiques (naissance du capitalisme) et idéologiques (perte d’influence de l’Église, lutte pour la tolérance), la liberté est allée de pair avec un individualisme croissant : la liberté est ainsi devenue l’attribut de l’individu lui-même, elle n’est plus l’apanage d’une classe de privilégiés. Dans toutes les constitutions des États démocratiques modernes, dans toutes les déclarations des droits, la liberté est affirmée comme un droit naturel, c’est-à-dire universel, nécessaire et inaliénable.

Dilemmes et questions

Dans les sociétés modernes, la valeur de liberté entre en conflit avec deux autres valeurs non moins indispensables à une existence digne : celle de sécurité et celle de justice (ou d’égalité).

Dilemme liberté/sécurité : l’absence de sécurité est ruineuse pour la liberté (une femme qui n’ose plus sortir seule le soir n’est donc pas libre de le faire) ; pour assurer la sécurité, il y a nécessité d’un pouvoir d’État (administration, justice, armée, police) ; or celui-ci risque d’empiéter sur la liberté alors même qu’il prétend la défendre (inquiétante ambivalence de ce mot : défendre !).

Dilemme liberté/justice : l’absence de justice est ruineuse pour la liberté ; Jaurès disait du capitalisme que c’était le système du renard libre dans le poulailler libre. Dans une situation d’inégalités fortes, la liberté n’est plus que le privilège de quelques-uns (les riches). Mais aucune justice ne s’établit spontanément : il y faut un pouvoir, dont la force peut à son tour menacer la (ou les) liberté(s). Aucune solution objective n’existant, la tâche des sociétés est d’aboutir aux meilleurs compromis possibles.

Que prétend-on affirmer en déclarant que l’homme est né libre ?

Que toute situation de servitude est un fait de société et non de nature.

Que ce droit (naturel) est universel puisque, à la naissance, les distinctions sociales ne jouent pas encore.

Que la liberté est l’essence de l’homme.

Que la liberté est la destination de l’homme, qu’aucune autre valeur ne peut le définir avec autant de force.

Qu’est-ce que penser librement ?

Cela signifie se libérer des préjugés, des représentations communes, critiquer, inventer, chercher, dire non, résister.

Qu’est-ce qu’agir librement ?

Il s’agit ici de dire non à ce qui peut écraser l’homme : ignorances, illusions, préjugés, injustices, contraintes, violences. La liberté est un autre nom pour la puissance – et la première puissance par quoi se montre la liberté est celle du refus. Un esclave, un ignorant, un serviteur, un valet, un frivole, un infantile sont des impuissants à des titres divers.

Faut-il apprendre à être libre ?

La Déclaration des droits de l’homme répond non puisqu’elle proclame que les hommes naissent libres. On n’apprend pas à être ce qu’on est naturellement.

Mais cette liberté innée, spontanée, naturelle, pourrait n’être qu’un mythe, une illusion. Un nourrisson est-il libre ? La liberté, c’est la puissance réelle et non la simple possibilité formelle. Un homme riche est plus libre qu’un pauvre parce qu’il a plus de puissance que lui ; un homme instruit est plus libre qu’un illettré, etc. Dès lors, on ne naît pas libre, on n’est pas libre : on peut se libérer.

Liberté et égalité sont-elles opposées ou complémentaires ?

Les deux valeurs sont conflictuelles : au nom de la liberté, on a laissé se développer de grandes inégalités (exemple des États-Unis). Au nom de l’égalité, on a tué la liberté (exemple de l’Union soviétique). Mais une liberté sans égalité n’est une liberté que pour quelques privilégiés, et une égalité sans liberté n’est plus que celle de la masse asservie.

Le passé est-il facteur de servitude ou de liberté ?

Il peut être l’un et l’autre : boulet insupportable à traîner (certaines traditions, certains souvenirs d’enfance, certaines expériences malheureuses) ou bien condition d’une prise de conscience de soi – sans laquelle il ne saurait y avoir de liberté.

Pour les peuples, nous constatons la même équivoque : le passé historique, c’est la culture, la langue, les traditions, sans lesquelles il ne saurait y avoir d’identité. Mais le passé collectif peut également être terriblement pesant (les préjugés religieux, par exemple) et fauteur de conflits interminables (exemple de l’ex-Yougoslavie).

De quelles contraintes l’homme souffre-t-il ?

Les contraintes peuvent être :

naturelles : les besoins, les maladies, la mort ;

sociales : les autres, les pouvoirs, les lois ;

psychologiques : le passé, l’inconscient, le « caractère ».

Le pouvoir de l’État est-il un facteur de liberté et d’oppression ?

Les deux. Tout dépend des situations et des circonstances :

Facteur d’oppression : la dictature, le totalitarisme.

Facteur de liberté : seul l’État peut exprimer l’intérêt général. L’État libère des tyranneaux locaux, des féodalités idéologiques et financières. La Russie actuelle offre un contre-exemple, de multiples mafias s’étant substituées à l’État.

Le gouvernement par le peuple signifie-t-il nécessairement la liberté ?

Apparemment, oui : « démocratie » signifie (en grec) « pouvoir du peuple », « république » signifie (en latin) « chose commune ». Ce qui distingue la démocratie des tyrannies, despotismes, dictatures, totalitarismes, c’est la liberté du peuple.

Cela dit, les totalitarismes ont été à la fois des régimes populaires et populistes.

Populaires : les chefs d’État les plus follement acclamés ont été des dictateurs.

Populistes : on ne comprend rien au nazisme ni au stalinisme si on oublie quel formidable pouvoir ils donnaient au citoyen de base (dans ces régimes, les promotions pouvaient être particulièrement rapides – un ouvrier méritant, un membre du parti, un SS avaient un prestige et une puissance sociale qu’ils n’auraient jamais eus en démocratie).

« La liberté consiste à ne dépendre que des lois » (Voltaire)

Tout dépend de quelles lois, il y a des lois ineptes, injustes, barbares. Voltaire voulait dire qu’une loi garantit mieux la liberté que le caprice d’un chef.

Quelle est, selon vous, la forme la plus achevée de la liberté ?

Plusieurs réponses possibles :

la puissance du refus : se révolter, dire non, résister. Parler et agir contre la banalité, l’injustice, la bêtise. Agir contre les préjugés ;

la création : modèle de l’artiste ;

faire de son existence une destinée, un projet accompli.

S’engager, est-ce renoncer à sa liberté ?

Tout dépend de la qualité de l’engagement : il y a ceux qui s’engagent dans une carrière de scientifique, et ceux qui s’engagent dans l’armée (Einstein disait que pour marcher au pas, le cerveau est inutile, la moelle épinière suffit).

« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » (Saint-Just)

Ce slogan justifia la politique de Terreur, pendant la Révolution française (1794). Comment un État fondé sur les principes de liberté et de justice peut-il admettre les agissements de ceux qui les récusent ? Mais en retour, que peut signifier être ami de la liberté si l’on commence par emprisonner, et même tuer, ceux qui ne sont pas d’accord ? Difficile de répondre de manière unique. La démocratie allemande fut coupable de faiblesse en 1932 en laissant la barbarie nazie s’emparer des villes et des têtes, et Salvador Allende, président élu du Chili, fut bien bon de ne pas sévir contre l’armée fasciste en 1972 : un an plus tard, il était tué dans le coup d’État qui permit aux ennemis de la liberté de l’emporter.

Texte canonique

Dans ce texte extrait des Lettres écrites de la montagne, Rousseau analyse le rapport, en société, de la liberté à la loi.

Deux cas sont possibles. Le premier, condamné par Rousseau, est celui où un individu (ou un groupe) est placé au-dessus des lois. Dès lors, nous n’avons plus affaire à un peuple de citoyens, où le chef, chargé de faire appliquer la loi, y est lui-même soumis, mais à un ensemble disparate d’individus. Certains d’entre eux, en se mettant au-dessus des lois, se sont érigés en maîtres. Le rapport à la loi est alors un rapport où l’obéissance de tous est remplacée par la servitude du plus grand nombre. Ce qui domine alors, ce n’est plus la rationalité de la loi, ce n’est plus un univers de droits (et de devoirs), c’est un monde instable de rapports de force.

L’autre cas de figure, celui qui a les préférences de Rousseau, rend possible un lien social qui n’est plus marqué par la relation d’individus occupant des positions particulières dans un rapport de force fondant ou justifiant l’inégalité entre les hommes. Au contraire, ce rapport, valorisé par l’obéissance à la loi, est un rapport de droit qui, en soustrayant la personne au rapport de force, la libère. L’obéissance de tous à la loi est bien la condition de la liberté de tous. D’où la thèse principale du texte : en société, il n’y a pas de liberté sans lois.


Il n’y a donc pas de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non des maîtres ; il obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres, non les arbitres, ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme mais l’organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles.

J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 842.


***

Tocqueville fut un critique lucide de la démocratie américaine. Son observation sur le terrain et sa réflexion l’ont conduit à se demander si la démocratie n’induisait pas une contrainte subtile, une tyrannie secrète. La valeur d’égalité, qui est au cœur de la société démocratique, risque d’anéantir la liberté.


Je pense que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise, exactement, l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. (…) Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses citoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir.

A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, IV, VI.


Quelques auteurs et textes phares à consulter

R. Descartes, Lettres.

Lire la lettre au Père Mesland sur le libre arbitre (liberté de la volonté).

B. Spinoza, L’Éthique.

Livre I, propositions 28-32 et livre III, proposition 2. Le sentiment de la liberté est une illusion qui consiste en ce que les hommes sont conscients de leurs actes et ignorants des causes qui les déterminent.

B. Spinoza, Lettre à Schuller (1675).

Exemple de la pierre qui reçoit d’une cause extérieure une certaine quantité de mouvements, par laquelle elle continue de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Si cette pierre était consciente, elle croirait être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorant des causes qui les déterminent.

J-.J. Rousseau, Du contrat social.

Lire les livres I et II. La liberté en société, définie comme l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite à soi-même.

A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

Une analyse toujours actuelle.

J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1947.

L’homme est condamné à être libre. L’homme n’a pas d’essence, il se définit lui-même par ses choix et ses actes. La liberté est source d’angoisse car, en se choisissant, l’homme choisit pour tous les hommes, il engage l’humanité tout entière.

Fiche révision

La liberté ne doit être confondue ni avec le caprice ni avec l’impulsion. Il ne suffit pas d’être indépendant pour être libre.

La liberté peut être définie négativement comme la capacité à agir sans cause extérieure déterminante et positivement comme puissance d’agir.

Le déterminisme, dont le principe gouverne les sciences de la nature (il n’y a pas de phénomène sans cause et l’ordre de la nature présente une succession stable de causes et d’effets), ne doit pas être confondu avec le fatalisme qui est une conception métaphysique et religieuse d’un Destin aveugle gouvernant tous les événements. Alors que le fatalisme ruine la liberté, le déterminisme peut la favoriser (c’est en connaissant les lois de la nature que les êtres humains peuvent agir à leur avantage).

On appelait liberté d’indifférence celle de l’individu qui, comme l’âne de Buridan, serait placé devant deux possibilités rigoureusement égales pour lui. Le libre arbitre est l’autre nom pour désigner une liberté capable de choisir, même contre les intérêts et les avantages immédiats.

Alors que les Anciens considéraient la liberté comme une affaire d’abord collective, les modernes placent l’individu au centre de tout (pour eux, la liberté est d’abord une affaire personnelle).