Chapitre 22

Les échanges

Ce chapitre est au programme des séries ES et T.

Dans ce chapitre :

Tout, ou presque, peut être objet d’échange

Le commerce conduit-il à la paix ou à la guerre ?

Est-il possible de donner ?

Diversité des échanges

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss distingue trois types d’objets échangés, qui concernent les trois grands domaines de l’ordre symbolique définissant le monde de la culture :

l’échange des marchandises ;

l’échange des signes ;

l’échange des femmes.

Il peut paraître assez odieux que les femmes puissent être échangées comme des biens ou des mots. Lévi-Strauss dégage ainsi le sens de la prohibition de l’inceste, un interdit universel, en fonction de l’exogamie, c’est-à-dire de la pratique, qui est celle de toutes les sociétés, consistant pour les hommes à s’interdire les relations sexuelles avec les femmes de leur famille ou de leur clan. En réservant leurs filles et leurs sœurs aux hommes des autres familles et des autres clans, lesquels, en échange, leur donneront leurs filles et leurs sœurs, les sociétés primitives nouent ainsi des alliances qui auraient été impossibles dans le cadre de l’endogamie (mariage à l’intérieur du groupe).

Pour nous, l’échange est d’abord matériel ; dans les sociétés primitives, il était d’abord symbolique.

Un échange est une relation entre quatre termes : deux individus et deux objets. Il est une action intentionnelle et réciproque. L’individu A donne a à l’individu B, lequel, en retour, donne b à A.

La réciprocité (le fait que l’échange concerne les deux parties) n’implique pas nécessairement l’égalité ou l’équité. Tout échange n’est pas équitable, un échange peut être inégal – l’exemple historique le plus tragique fut celui de la traite des Noirs, commerce barbare au cours duquel des hommes (les esclaves) étaient échangés contre de l’alcool et de la verroterie.

Dans La République, Platon établit que c’est l’échange qui constitue le lien social et que l’échange est rendu nécessaire par le fait qu’aucun homme ne saurait tout seul subvenir à ses propres besoins. Il existe par conséquent une chaîne causale entre besoin, division du travail et société.

À l’époque classique (XVIIe-XVIIIe s.), on appelait commerce non seulement l’échange des biens, mais aussi l’échange des signes : la conversation était un commerce. Aujourd’hui nous dirions : communication. Les deux termes sont formés avec le préfixe « com- » qui vient du latin « cum », et qui signifie « avec ».

De la chose au signe

On appelle monnaie un objet symbolique pourvu d’une valeur matérielle conventionnelle, et qui sert aux échanges économiques. La monnaie permet d’éviter les inconvénients liés au troc. Le troc est un échange de biens contre biens ; il suppose parfois des manipulations difficiles. De plus, dans le troc, c’est le bien tout entier qui est remis en échange. La monnaie a cet incomparable avantage de permettre la division de la valeur matérielle. N’importe quoi en théorie peut servir de monnaie : dans une bonne partie du monde tropical le cauri, petit coquillage, servait de monnaie.

L’argent a été inventé dans l’Antiquité. L’argent est une monnaie dont l’histoire est allée dans le sens d’une dématérialisation croissante : d’abord les pièces ont été en métal (or, argent, bronze, etc.), puis le papier a été introduit (billets de banque, chèques). Aujourd’hui, des milliards d’euros peuvent circuler grâce à un simple jeu d’écriture électronique.

Aristote est le premier philosophe à s’être intéressé aux questions économiques et à en avoir fait une théorie.

C’est lui qui introduisit la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange.

La valeur d’usage d’une marchandise est son utilité pour une consommation immédiate : un client achète des pommes ou une voiture pour leur valeur d’usage.

La valeur d’échange d’une marchandise est son utilité pour le commerce : un vendeur achète des pommes ou une voiture non pour s’en servir personnellement mais pour les revendre.

Aristote s’aperçoit que l’argent, au lieu de rester à l’état de moyen pour le commerce, peut devenir une fin en soi. Il appelle chrématistique cette perversion de l’économie : au lieu de n’être qu’un moyen du bonheur, ce qu’elle devrait toujours rester, la richesse devient une fin en soi : on s’enrichit pour s’enrichir, on aime l’argent pour l’argent.

La fable du roi Midas

Pour montrer que l’argent n’est pas la vraie richesse, Aristote rappelle la fable de ce roi qui avait, en guise de vœu, obtenu du dieu que tout ce qu’il toucherait de sa main serait transformé en or. Le roi Midas pensait ainsi devenir immensément riche. Hélas pour lui ! Dès qu’il portait la main sur un verre pour boire ou sur un plat pour le manger, le verre et le plat se changeaient en or, et Midas ne pouvait même plus satisfaire ses besoins élémentaires ! Le plus riche des rois était devenu le plus pauvre des hommes !

Le marché traditionnel était un lieu d’échanges complets : car à côté des transactions il y avait les rencontres entre les hommes. Sur le marché, on échangeait des informations aussi bien que des marchandises.

Le marché actuel – là où le marché traditionnel a disparu – est un marché abstrait où le client est seul face à la marchandise.

Le « doux commerce »

Partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, disait Montesquieu, et partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.

Cette idée du « doux commerce » a été défendue par les libéraux, surtout en Angleterre. Voltaire disait : laissez un juif, un chrétien et un mahométan (on ne disait pas « musulman » à l’époque) trafiquer ensemble, ils ne songeront pas à lever le poignard l’un contre l’autre. Le commerce aurait donc un effet civilisateur. Il éliminerait le fanatisme religieux.

Le système capitaliste, qui est apparu en Europe au XVIe siècle et qui a fini par gagner à lui la Terre entière, est un système de libre-échange. Marx a montré qu’à la différence des économies fermées antérieures, le capital a besoin de croissance illimitée : pour ce système, les barrières douanières et les politiques d’autarcie (d’autosuffisance) sont des obstacles à éliminer.

La mondialisation actuelle est le résultat du libre-échange international.

Guerre ou paix ?

Contre l’optimisme libéral qui, à ses yeux, repose sur des illusions, Marx pense que la guerre est l’aboutissement inévitable de la concurrence.

Jean Jaurès disait que le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage. La question est donc de savoir si la compétition commerciale est une sublimation de la guerre, c’est-à-dire un moyen de l’éviter en la transposant sur un autre plan (économique) ou bien, au contraire, si elle débouche fatalement sur la guerre – celle-ci étant, en somme, un commerce exacerbé (on échange des bombes et des morts à la place des marchandises).

Il semble que l’histoire du siècle écoulé donne assez d’arguments à l’une et à l’autre thèse sans qu’on puisse vraiment trancher dans ce débat.

Qu’est-ce qu’un échange juste ?

L’échange traditionnel concernait autant, sinon plus, les hommes que les marchandises : c’est pourquoi le marchandage était pratiqué.

Aujourd’hui, nous estimons injuste un prix qui varierait en fonction de l’acheteur. Le prix fixe s’adresse à des clients anonymes et théoriquement tous égaux ; c’est pourquoi, pour nous, l’échange juste (égal, équitable) concerne les marchandises, et non les personnes. Un échange sera dit « juste » si les marchandises échangées ont la même valeur matérielle ; il sera dit « injuste » dans le cas contraire.

Le problème du don

Les anthropologues (spécialistes des sociétés primitives) ont été les premiers à s’intéresser au don.

Marcel Mauss a écrit un Essai sur le don, dans lequel il définit le système de « prestations totales » caractéristique des sociétés traditionnelles. Dans celles-ci, en effet, la dimension économique de l’existence humaine ne s’est pas encore rendue indépendante des autres dimensions magiques, religieuses, politiques, etc.

Pour les anthropologues comme Marcel Mauss, le don doit être replacé dans un cycle (on parle de cycle du don) divisible en trois temps : donner/ recevoir/rendre. Accepter le don, c’est reconnaître un certain pouvoir ; c’est aussi s’engager à rendre en contrepartie.

On appelle contre-don, le don qui est fait en retour par le donataire (le receveur) au donateur.

La question philosophique qui sera posée est celle de savoir si le don est encore un don dès lors qu’il appelle un contre-don. Autre manière de poser le problème : le don n’est-il qu’un moment de l’échange (le premier) ou bien peut-il aller au-delà de la logique de l’échange ?

Jacques Derrida a analysé ce paradoxe : le seul vrai don serait effectué sans aucune pensée de retour.

Le modèle du Père Noël

Si le don pur est celui qui n’envisage même pas un retour, on peut se demander si le Père Noël l’incarne.

L’enfant croit que les cadeaux lui tombent littéralement du ciel. Mais les parents font presque toujours jouer ce marché : le Père Noël ne viendra que si l’enfant est sage. Il y a donc une contrepartie.

Dans une société mercantile comme la nôtre, où tout s’achète et où tout se vend (même les cadeaux !), le don (avec la gratuité) est le moyen se sortir d’une logique strictement utilitaire, qui est celle de l’économie.

Textes canoniques

Adam Smith est considéré comme le « père » de la science économique (appelée « économie politique »). La Richesse des nations commence par la division du travail. Les hommes ont besoin de se spécialiser et d’effectuer des échanges. Les échanges, absents du monde animal, sont une marque d’humanité car ils impliquent la pensée.


Cette division du travail, de laquelle découlent tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre. (…)

Il est commun à tous les hommes, et on ne l’aperçoit dans aucune espèce d’animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui courent le même lièvre ont quelquefois l’air d’agir de concert. Chacun d’eux renvoie le gibier vers son compagnon ou bien tâche de le saisir au passage quand il le lui renvoie. Ce n’est toutefois l’effet d’aucune convention entre ces animaux, mais seulement celui du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. On n’a jamais vu d’animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre.

A. Smith, La Richesse des nations I, trad. G. Garnier, GF-Flammarion, 1991, p. 81-83.


***

Dans ce texte de jeunesse, Marx évoque le pouvoir universel de l’argent, et donc aussi son pouvoir de destruction, car en acquérant une valeur financière, les choses finissent par ne plus en avoir d’autres.

Note : les « vingt-quatre jambes » du texte renvoient à un équipage de six chevaux : Marx écrivait à une époque où les voitures n’avaient pas encore de moteur.


Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je puis n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l’argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l’argent me procure vingt-quatre jambes ; je ne suis donc pas perclus. Je suis méchant, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l’argent est vénéré, donc aussi son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; l’argent m’évite en outre d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent est l’esprit réel de toute chose ; comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d’esprit ? De plus, il peut s’acheter les gens spirituels et celui qui possède la puissance sur les gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ?

K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. J.-P. Gougeon, GF-Flammarion, 1996, p. 209-210.


Fiche révision

C’est parce que les hommes ne se suffisent pas à eux-mêmes qu’ils sont contraints d’échanger des biens (pas forcément matériels) les uns avec les autres. Les relations de parenté fondées sur le tabou de l’inceste, les conversations, le commerce sont des formes diverses d’échange.

Le commerce est-il un facteur de paix ou de guerre ? Les libéraux ont penché pour la première hypothèse, les marxistes, pour la seconde.

Une question importante est de savoir s’il est possible d’échapper à la logique de l’échange. Le don échappe-t-il à cette logique ?

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Aristote, Les Politiques.

Du livre I, lire les chapitres 8, 9, 10 et 11, qui traitent de l’économie (mot grec qui signifie littéralement « la loi de la maison »).

A. Smith, La Richesse des nations I, trad. G. Garnier, GF-Flammarion, 1991.

Lire les quatre premiers chapitres du livre I, qui traitent de la division du travail, du commerce et de la monnaie.

M. Mauss, Essai sur le don.

Un grand classique de la littérature anthropologue, facile d’accès.