Dans ce chapitre :
Pourquoi Marco Polo n’a-t-il rapporté de Chine que des nouilles ?
Croit-on ce qu’on voit ou ne voit-on que ce à quoi on croit ?
Le monde des illusions et les illusions du monde
Sentir et percevoir
Je vois des gens dans la rue mais je regarde un objet qui m’a intrigué dans une vitrine ; j’entends la musique du voisin mais j’écoute la mienne : « voir » et « entendre » sont des verbes qui expriment des sensations, tandis que « regarder » et « écouter » sont des verbes qui expriment des perceptions. Quelles différences y a-t-il entre « sentir » et « percevoir » ?
La sensation est passive (involontaire), la perception est active (volontaire).
La sensation est physique, elle touche mon corps, ma sensibilité, tandis que la perception possède une dimension intellectuelle, elle est déjà un acte de l’esprit. Imaginons une classe d’élèves traînée dans un musée : la plupart verront bien qu’il y a des peintures mais ils ne les regarderont pas. Imaginons la même classe de Nuls traînée dans un concert de musique classique : ils entendront de la musique, mais ils ne l’écouteront pas.
La perception est de la sensation à laquelle de l’intelligence, de l’intérêt, de la culture, de la réflexion auront été ajoutés. On a appelé « loi de l’intérêt » ce mécanisme qui fait que les choses n’existent pour nous que dans la mesure où elles représentent déjà quelque chose.
On ne voit que ce qu’on sait
Marco Polo, l’un des premiers Européens à être allé en Chine, au Moyen Âge, n’avait même pas remarqué que les Chinois disposaient d’un moyen pour reproduire des textes mécaniquement grâce à des blocs de bois gravés et noircis d’encre. Si Marco Polo avait remarqué cela, l’imprimerie aurait été connue en Europe deux siècles avant Gutenberg, son inventeur officiel. Marco Polo n’avait pas compris ce qu’il voyait parce que cela n’entrait pas dans son cadre de pensée.
En revanche, il fut très intéressé par un aliment qu’il ne connaissait pas : les nouilles. On dit que c’est lui qui fut à l’origine, à son retour, des pâtes italiennes. On ne perçoit vraiment, dans le monde, que ce que l’on connaît déjà de lui.
Il n’y a pas de perception naïve
Il ne suffit pas d’avoir des mains, des yeux et des oreilles pour percevoir. Le monde ne nous apparaît jamais tel qu’il est mais tel que nous sommes. Ainsi, la culture qui nous a formés, la langue que nous parlons depuis notre naissance constituent des grilles à travers lesquelles nous apercevons les êtres et les choses du monde, mais dans lesquelles nous sommes aussi, dans certaine mesure, emprisonnés.
La phénoménologie : une philosophie de la perception
Fondée par l’Allemand Edmund Husserl au début du xxe siècle, la phénoménologie est, comme son nom l’indique, la « science des phénomènes ». Un phénomène, selon l’étymologie grecque, est ce qui nous apparaît (c’est pourquoi le mot a dans la langue commune le sens d’« événement » ou d’« être exceptionnel » : quand on dit « c’est un phénomène ! » ou « c’est un succès phénoménal ! », cela signifie que cet individu ou cet événement nous apparaissent comme particulièrement forts). La phénoménologie, représentée en France par Merleau-Ponty, est une philosophie qui, contre la tradition métaphysique et idéaliste, s’attache à « revenir aux choses mêmes » pour décrire et analyser la relation immédiate, non réfléchie, que l’homme peut avoir au monde.
La perception est-elle dans le sujet qui perçoit ou dans l’objet perçu ?
La réponse à cette question dépend de la position, idéaliste ou réaliste (voir chapitre 8), de celui qui répond.
Certains philosophes de l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles) ont tenté une manière de synthèse en distinguant, dans la chose perçue, les qualités premières et les qualités secondes.
Les qualités premières sont celles qui sont censées appartenir à la chose elle-même, indépendamment du sujet qui la perçoit. Ainsi Descartes établit-il avec l’exemple célèbre du morceau de cire (voir le chapitre 40) que l’étendue, l’espace occupé, est la qualité première du morceau de cire, tandis que sa couleur, son odeur, sa consistance sont des qualités secondes.
« Je ne crois que ce que je vois »
Telle est l’opinion du critique sceptique qui se méfie des rumeurs et des traditions.
On pourrait tout aussi bien dire l’inverse : nous ne voyons que ce à quoi nous croyons.
Ainsi la Vierge Marie est-elle apparue à Lourdes et à Fatima dans des pays catholiques, mais jamais au milieu de la forêt tropicale, chez les animistes, ni dans le désert des musulmans…
L’illusion
En Inde, tout un courant de pensée a considéré l’univers tel qu’il nous apparaît comme une illusion produite par le jeu des dieux, un décor de théâtre. Maya est le nom de cette illusion divinisée, en même temps que celui de son produit. Lorsqu’on parle d’« illusion », le terme renvoie aussi bien au processus qu’à son résultat.
On distingue l’illusion sensible et l’illusion intellectuelle (ou psychologique) : quelque chose est perçu ou pensé comme étant réel mais le réel n’est pas là où il est envisagé. Depuis Platon, l’illusion est comprise comme une sorte d’erreur particulière. Prenons l’image de la cible : le centre serait la vérité, le reste de la cible serait l’erreur, l’espace en dehors de la cible représenterait l’illusion.
L’erreur est à côté de la vérité, l’illusion est en dehors. Celui qui dit 2 fois 6 égale 14 se trompe, celui qui croit qu’il est immortel ne fait pas que se tromper.
Un exemple de raisonnement dialectique : l’apparence est-elle trompeuse ?
I – Thèse : « L’habit ne fait pas le moine » (proverbe français)
II – Antithèse : « L’habit fait le moine » (proverbe allemand)
III – Synthèse : L’apparence n’est ni erreur ni vérité mais signe : à nous de l’interpréter de façon correcte. La vérité et l’erreur ne sont pas dans les choses mais en nous qui les considérons. Ce n’est pas l’apparence qui nous trompe, mais nous qui, éventuellement, nous trompons sur les apparences.
Platon, dans le livre VII de La République, imagine une histoire symbolique pour illustrer sa conception des deux mondes, le sensible, plein des prestiges de l’apparence, et l’intelligible, le seul réel et vrai. On nomme ce passage célèbre « allégorie » ou « mythe de la caverne » (voir chapitre 40).
Le papillon du philosophe chinois
Le philosophe taoïste chinois Tchouang Tseu a inventé cet apologue : « Moi, Tchouang Tseu, j’ai une nuit rêvé que j’étais un papillon ; lorsque je me suis réveillé, je me suis retrouvé Tchouang Tseu, mais peut-être ne suis-je maintenant Tchouang Tseu que dans le rêve d’un papillon ! »
Tout le théâtre classique européen, de Shakespeare (Le Songe d’une nuit d’été) à Molière en passant par Calderon (La Vie est un songe) et Corneille (Le Menteur, L’Illusion comique), a été pris dans cette grande controverse en forme de paradoxe qui rappelle la Maya indienne et l’apologue de Tchouang Tseu : lorsque nous rêvons, nous ne doutons pas que ce que nous voyons est réel ; qu’est-ce qui nous prouve que ce que nous vivons à présent n’est pas un rêve ? Shakespeare disait que la vie est « un songe un peu mieux lié ». On considère en effet que la cohérence du présent ainsi que le témoignage des autres forment une double garantie contre l’hypothétique caractère illusoire de ce que nous nommons le réel.
Descartes, qui évoque lui aussi la folle possibilité d’un monde réduit à n’être qu’un décor de théâtre et s’imagine (dans les Méditations métaphysiques) trompé par le « Malin Génie » (encore la Maya), répond par un autre argument : si je suis trompé, j’existe, et puisque je pense que j’existe, je pense ; ni l’existence ni la pensée ne peuvent être elles-mêmes des illusions puisque pour être la victime d’une illusion il faut être et penser.
Chez Descartes, la raison garantit que l’illusion ne sera jamais la plus forte. Chez Kant, au contraire, le propre de la raison est d’être sujette à l’illusion. Kant qualifie de transcendantale cette illusion parce qu’elle dérive de conditions a priori : par nature la raison ne peut pas ne pas penser qu’elle connaît les choses en elles-mêmes (et non telles qu’elles nous apparaissent) ; avide d’unité et de totalité, elle prétend en outre établir une science de Dieu, de l’âme et de l’univers. Quand elle prétend être une science et non simplement une pensée, la métaphysique est une illusion. Or, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, il existe une ténacité particulière de l’illusion : même reconnue comme illusion, elle subsiste.
Controverse : Est-il souhaitable de perdre ses illusions ?
Thèse :
1/ Oui : la vérité est toujours préférable
2/ Oui : la raison et la connaissance forment la vraie nature de l’homme
Antithèse :
1/ Non : l’illusion fait vivre
2/ Non : l’homme est un être de croyance
Synthèse possible :
Distinguer les différents types d’illusions : certaines sont destructrices et ignobles (le racisme repose sur une illusion), d’autres créatrices et belles (les illusions de l’art).
Exemple de renversement dialectique
La radicale opposition entre le réel et l’irréel (l’imaginaire) est une exigence de la raison. Qu’est-ce en effet que prendre pour réel l’irréel ? Rêver ou être fou.
Mais l’irréel a un poids de réalité dont il faut tenir compte et dont on tient d’ailleurs compte. Napoléon disait : « Je gagne mes batailles avec les rêves de mes soldats endormis. » L’histoire, en effet, a été autant faite par les rêves des hommes que par leurs actions, dans l’exacte mesure où la plupart de ces actions leur ont été suggérées par leurs rêves (voir les rêves du héros, du conquérant, du révolutionnaire, de l’inventeur, de l’aventurier, etc.).
Texte canonique
On affirme souvent que les sens sont trompeurs : un bâton plongé dans l’eau paraît tordu, une tour carrée vue de loin paraît ronde. Dans ce texte, Kant montre que les sens ne peuvent tromper dans la mesure où ils ne jugent pas. Seul l’entendement (l’intelligence) peut se tromper.
Les sens ne trompent pas : proposition qui récuse le reproche le plus important, mais aussi à bien peser, le plus vain qu’on adresse aux sens, ce n’est pas qu’ils jugent toujours exactement, mais ils ne jugent pas du tout, c’est pourquoi l’erreur n’est jamais qu’à la charge de l’entendement. Cependant l’apparence sensible (...) tourne pour l’entendement, sinon à la justification, du moins à l’excuse ; c’est que l’homme en arrive souvent à tenir l’élément subjectif de sa représentation pour l’objectif (la tour éloignée dont on ne voit pas les angles est considérée comme ronde ; les lointains de la mer qui atteignent le regard par des rayons lumineux plus élevés, sont considérés plus hauts que le rivage […] ; la pleine lune qu’on voit, quand elle monte à l’horizon, à travers un air chargé de vapeurs, bien qu’on la saisisse avec le même angle de vue, est tenue pour plus éloignée, donc pour plus grande que lorsqu’elle est haut dans le ciel) ; et ainsi il en vient à prendre le phénomène pour l’expérience et à tomber dans l’erreur, comme en une faute de l’entendement, non comme en une faute des sens.
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, première partie, § 11, trad. M. Foucault, Vrin, 1994, p. 31.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
R. Descartes, Méditations métaphysiques.
C’est à la fin de la seconde méditation que figure le célèbre passage sur le morceau de cire.
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
Fiche révision
La perception est la sensation à laquelle la conscience s’ajoute (comme regarder par rapport à voir, écouter par rapport à entendre, palper par rapport à toucher).
Toute perception est le résultat d’un certain travail de la pensée (instruction, réflexion personnelle).
La phénoménologie est l’un des principaux courants de la philosophie contemporaine. Elle a placé au tout premier plan le problème de la perception, c’est-à-dire celui du rapport de la conscience au monde.
Par l’exemple du morceau de cire qui, fondu, change d’odeur, de couleur, de forme et de consistance, Descartes distingue les qualités premières qui appartiennent en propre à l’objet perçu et les qualités secondes qui viennent du sujet percevant.
Le mythe de la caverne est une histoire imaginée par Platon dans La République pour montrer le caractère illusoire de nos perceptions sensibles. Pour Platon, seule « l’âme », c’est-à-dire l’esprit, est capable d’atteindre la vérité, mais pour cela, elle doit s’arracher aux illusions sensibles.
L’apparence peut dissimuler (cacher la réalité) mais elle peut également révéler (traduire la réalité). On peut aussi la considérer comme une dimension entière de la réalité.