Chapitre 8

L’existence et le temps

Ce chapitre concerne exclusivement la série L.

Dans ce chapitre :

Le temps qu’il fait, celui qui nous fait et nous défait

La roue et la flèche

La mort

Le temps

Le temps qu’il fait, celui qui nous fait et nous défait

La météorologie est une science capable désormais de prévoir le temps qu’il fera dans les prochains jours. Le poète Ronsard disait : « Ce n’est pas le temps qui passe, hélas !, madame, c’est nous qui passons ! » Le même terme de « temps » en français a deux sens différents que la langue anglaise distingue nettement : « weather » est le temps de la météo et « time » celui de nos existences, et, au-delà, celui de la réalité en général. Il y a pourtant un lien entre les deux, qui explique la « confusion » en français : le propre du temps est le changement. Si rien autour de nous ne changeait, nous ne serions peut-être pas conscients du temps. Dans le conte de La Belle au bois dormant, la princesse est endormie pendant cent ans. Mais le temps ne s’est arrêté que pour elle : les ronces et les arbres ont continué à pousser jusqu’à recouvrir presque entièrement son château.

Le temps existe-t-il en dehors de nous ?

La question de savoir si le temps a une réalité objective ou bien s’il n’est qu’une représentation de l’esprit humain est l’une des plus importantes parmi celles qui ont traversé la philosophie classique.

Réalisme et idéalisme

D’une manière générale, le réalisme est la conception philosophique selon laquelle il existe une réalité objective en dehors de l’esprit, indépendamment de lui. L’idéalisme, qui lui est directement opposé, est la conception selon laquelle il n’y a pas de réalité objective indépendamment de la représentation que la conscience s’en fait. Ainsi, du point de vue réaliste, l’espace, le temps, le monde existent réellement, et auraient existé de la même façon s’il n’y avait eu aucun homme sur terre pour se les représenter, tandis que, selon l’idéalisme, le temps, l’espace et le monde ne sont que des images forgées par l’esprit humain.

Selon le réalisme (un point de vue majoritairement soutenu par les physiciens), les choses et les êtres sont dans le temps, le temps est leur cadre nécessaire en même temps que leur mode d’existence. Les choses et les êtres apparaissent, se développent, déclinent et disparaissent. Du point de vue réaliste, il n’y a guère de différence entre un morceau de fer qui rouille et un animal qui vieillit.

Selon l’idéalisme, le temps n’est pas le cadre ou la dimension dynamique du réel mais une manière dont l’esprit humain dispose pour se représenter la réalité. En d’autres termes, selon le réalisme, le temps existe en soi tandis que, selon l’idéalisme, il n’existe que pour nous.

Kant a tenté une synthèse entre ces deux philosophies contraires en accordant au temps, d’une part, une « réalité empirique » (nous voyons les choses dans le temps : le sable coule dans le sablier, le Soleil se couche, dans ma conscience mes impressions et mes idées se succèdent) et, d’autre part, une « idéalité transcendantale » (le temps est une « forme a priori » de notre sensibilité, c’est-à-dire une condition nécessaire, inhérente à notre système de perception, et qui nous permet de voir les choses et les événements se succéder).

La physique et la cosmologie (la science de l’univers) modernes font coexister plusieurs formes et conceptions du temps. Selon la théorie de la relativité d’Einstein, le temps n’est pas un absolu mais dépend de la position de l’observateur qui le mesure (un astronaute qui voyagerait à une vitesse proche de celle de la lumière ne serait, par exemple, plus dans le même temps qu’un observateur resté sur terre).

Les jumeaux de Langevin

Pour illustrer l’une des implications les plus paradoxales de la théorie de la relativité, le physicien Paul Langevin a imaginé l’expérience de pensée suivante.

Un jumeau monte à bord d’un vaisseau spatial qui voyagera à une vitesse relativiste (proche de celle de la lumière). Il laisse son frère sur terre. Après un an de voyage – une durée mesurée par une horloge embarquée –, le jumeau astronaute retrouvera une terre vieillie de plusieurs siècles, son frère sera donc, à son retour, mort depuis longtemps. Tout se passe comme si le temps du voyageur avait ralenti (avec la vitesse du véhicule) par rapport au temps de celui qui est resté sur terre.

Par ailleurs, la théorie standard en cosmologie établit que notre univers est apparu il y a 13,7 milliards d’années d’une explosion formidable (le Big Bang). Ces 13,7 milliards d’années ont une réalité physique : l’univers fonctionne comme une colossale horloge.

Le paradoxe du présent

« Tout coule » disait le philosophe présocratique Héraclite. Les choses qui nous paraissent permanentes ou stables sont en réalité en mouvement et subissent des transformations internes. C’est notre perception simplifiée des choses qui nous fait croire à leur immobilité. En un sens, par conséquent, le présent n’existe pas : coincé entre un passé qui l’engloutit et un futur qui l’appelle, il n’est qu’un point mobile sur une ligne ou une interface sans épaisseur.

« Le moment dont je parle est déjà loin de moi » écrivait Boileau. Lorsque je dis une phrase, le premier mot appartient déjà au passé, le dernier mot appartient encore au futur. Le matin est du passé par rapport à l’après-midi, le début d’un film est déjà du passé par rapport au film que je vois. Dépourvu de toute épaisseur, le présent semble inconsistant, abstrait, une simple idée.

Cette question est passablement vertigineuse : puisque le passé n’est plus réel, que le futur n’est pas encore réel et que le présent n’est pas réel (puisqu’il n’arrête pas de fuir, le bougre !), alors nous sommes contraints de conclure que c’est le temps lui-même qui est irréel, autrement dit une illusion. C’est à cette conclusion extrême qu’aboutit la philosophie bouddhiste en Inde : le temps, comme le monde, est une illusion dont il convient de se délivrer par la méditation.

Saint Augustin prendra un chemin tout autre et aboutira à un résultat exactement contraire. Dans Les Confessions, le philosophe chrétien s’interroge sur le mystère du temps : je crois savoir ce qu’il est, constate-t-il, mais si on me le demande, je ne le sais plus. Plus tard, Pascal dira que le temps, comme le nombre ou l’être, fait partie de ces notions évidentes, qui n’ont pas besoin d’être définies parce que tout le monde les comprend (Pascal pense même qu’on jette de la confusion à vouloir ainsi définir les notions comprises de tous).

Saint Augustin, donc, part de l’idée courante selon laquelle il y aurait un passé, un présent et un futur, trois dimensions du temps, et même trois temps. Cette triade a d’ailleurs son répondant dans les facultés de l’esprit (on disait : « de l’âme ») : l’entendement (l’intelligence) porte sur le présent, la mémoire sur le passé et la volonté sur le futur. Or, constate saint Augustin, lorsque nous nous souvenons de quelque chose, de notre enfance par exemple, ce souvenir est actuel, c’est-à-dire présent : il n’appartient pas au passé. Lorsque je me souviens de mon enfance, je ne fais aucun voyage dans le temps, je ne reviens pas dans le passé. De même lorsque j’échafaude un projet dans ma tête, une envie de vacances en Italie l’été prochain, par exemple, cette image mentale est actuelle, et non future, elle appartient tout entière au présent. Ainsi, concluait saint Augustin, il n’y a pas, comme on dit, trois temps, le passé, le présent et le futur mais un seul temps, le présent, qui est ou bien présent du présent, ou bien présent du passé, ou bien présent du futur.

Résumons : on a vu que le présent n’existait pas ; maintenant, si l’on suit saint Augustin, on s’aperçoit que lui seul est réel ! Voilà un bel exemple de dialectique, coco !

Les dimensions du temps

N’allons pas croire que la tripartition du temps en présent, passé et futur va de soi. Elle est gouvernée par la façon de parler, c’est-à-dire par le langage. Des linguistes ont montré que dans de nombreuses langues qui n’appartiennent pas (comme le français) à la famille indo-européenne, les temps des verbes n’étaient pas distingués de cette façon mais selon l’opposition de l’accompli (le passé et le présent immédiat) et de l’inaccompli (notre futur). Ainsi la façon de concevoir le temps serait-elle due, du moins en partie, à la façon de parler.

Il existe d’autres façons de penser les différentes dimensions du temps. Tout d’abord le temps peut être opposé à l’éternité. Dans toutes les sociétés, les religions et les métaphysiques ont opposé au monde du changement, soumis au temps, un monde de la stabilité, échappant au temps.

Les deux « mondes » de Platon

Platon opposait le « lieu » sensible, voué au changement incessant, donc à la dégradation et à la mort, et le « lieu » intelligible, qui est celui des Idées éternelles. C’est Plotin, fondateur de l’école dite néo-platonicienne, qui a traduit ces « lieux » en « mondes » :le monde sensible est celui dans lequel nous vivons présentement et le monde intelligible est celui de l’éternité, c’est celui auquel accèdent les âmes lorsqu’elles sont délivrées du corps, soit par la pensée philosophique, soit par la mort.

Pour Platon, le cercle en tant qu’Idée est éternel – à la différence du rond qui, lui, est apparu et finira par disparaître (qu’on pense aux ronds de fumée ou aux ronds de serviette et même le Soleil « rond » finira par mourir un jour).

La pensée religieuse monothéiste fera de l’éternité un attribut de Dieu, par opposition au temps qui est la dimension de la vie humaine.

Ce n’est pas à l’éternité mais à la durée que Bergson opposera le temps. Le temps est objectif et mesurable : il est l’affaire de la montre et de la science. Une heure est toujours égale à une heure. La durée, elle, est concrète, parce que vécue – à l’opposé du temps mécanique, la durée coïncide avec la dynamique même de la vie, que seule l’intuition (et non l’intelligence) peut véritablement comprendre.

Proust, qui avait lu Bergson, a illustré cette durée, ce temps, de la conscience qui obéit à d’autres lois que le temps de la science dans sa grande œuvre littéraire À la recherche du temps perdu. De même, on peut considérer que le cinéma a su traduire, dans le meilleur de ses films, cette durée de la conscience qui ne correspond en fait jamais avec le temps de la montre : un film qui dure 1 heure 30 peut rendre sensible la durée d’une existence entière d’un personnage, de la naissance à la mort.

Enfin, la durée en tant que « laps de temps » plus ou moins long peut être opposée à l’instant – qui n’est qu’un point. L’opposition entre la durée et l’instant a en histoire son répondant : un fait peut durer des années (la Révolution française ou la Première Guerre mondiale, par exemple), un événement est généralement très bref (une journée le plus souvent : la prise de la Bastille ou l’armistice du 11 novembre 1918 sont des événements).

La roue et la flèche

Toutes les cultures, toutes les sociétés ont leurs propres conceptions du temps. On peut néanmoins classer celles-ci en deux grandes catégories : les conceptions cycliques et les conceptions linéaires. La roue symbolise les premières, la flèche symbolise les secondes.

Toutes les sociétés primitives et anciennes se sont représenté le temps comme un grand cycle ou comme un cycle de cycles. Selon ce paradigme (ce modèle), les choses et les êtres se succèdent selon un ordre naturel qui fait revenir au bout d’un certain temps les mêmes configurations. Ainsi, dans les mythes des quatre âges (d’or, d’argent, de bronze et de fer), le dernier âge (l’âge de fer) finit par déboucher sur un retour à l’âge d’or, et un nouveau cycle recommence. De même que les jours succèdent aux nuits et les nuits aux jours, de même que les saisons se succèdent toujours dans le même ordre, de même que les étoiles semblent parcourir un grand cercle autour de ce point fixe qui est, pour l’hémisphère nord, l’étoile polaire, de même les événements et les faits qui affectent la vie des hommes sont pensés comme des répétitions du passé et les préfigurations de l’avenir. Les mythes et les rites qui organisent la vie collective des sociétés traditionnelles sont à la fois des répétitions d’un passé lointain et des présages pour l’avenir.

C’est ce schéma d’un temps foncièrement réversible et répétitif qu’écartera la conception linéaire (symbolisée par la flèche) – telle qu’elle apparaît sans doute pour la première fois avec la pensée juive : les événements qui ponctuent la Bible, de la création du monde à l’apocalypse finale, n’ont lieu qu’une seule fois ; l’homme a été créé une fois pour toutes, une fois pour toutes il a été chassé du paradis. Dans cette ligne du temps, le passé, le présent et le futur sont hétérogènes, ils ne sont plus des retours ni des préfigurations.

Ce temps irréversible, orienté, sera celui de la philosophie occidentale de l’histoire ainsi que celui de la physique moderne. Loin d’être soumis à la loi de la répétition, le temps est ce qui rend la répétition impossible.

L’existence

Heidegger disait de l’homme qu’il est « l’être des lointains ». Ces lointains peuvent être compris en un sens spatial (les voyages au-delà des mers, les nouvelles frontières) mais aussi temporel : à la différence de la pierre sans conscience, à la différence de l’animal doué de conscience, mais dont la mémoire et les projets sont gouvernés par un instinct largement répétitif, l’être humain ne cesse pas de sortir hors de son lieu et de son présent.

C’est pour rendre compte de ce surgissement, inconnu de l’animal et de la pierre, que Heidegger utilise (en allemand) cette façon d’écrire : « ek-sistence », « ek- » étant en grec une préposition indiquant le mouvement de sortie hors d’un lieu d’origine. La pierre et l’animal sont, seul l’être humain existe (ek-siste). Ainsi peut être établie entre être et exister une distinction forte – alors que les deux verbes signifient généralement la même chose dans la langue courante.

« L’existence précède l’essence »

La distinction entre l’existence et l’essence remonte au Moyen Âge, mais elle était déjà clairement établie par les philosophes grecs. Sur une chose, deux questions peuvent être posées : « est-ce qu’elle est ? » et « qu’est-ce qu’elle est ? ». L’existence est le simple fait d’être, l’essence le fait d’être ainsi. L’essence d’une table, c’est son matériau et sa fonction ; elle sera donnée par la définition d’un dictionnaire. Lorsque Rabelais dit que le rire est le propre de l’homme, il dit que le rire fait partie de l’essence, de la nature de l’homme.

Lorsqu’un artisan fabrique un coupe-papier (c’est l’exemple pris par Sartre dans sa célèbre conférence L’Existentialisme est un humanisme), il a d’abord l’idée de ce qu’il veut faire, un plan, un schéma, un but : l’essence du coupe-papier, c’est-à-dire sa nature, sa fonction, précède son existence. C’est ce dont rend compte le verbe « réaliser » : un avion est d’abord pensé avant d’être construit.

Dans le cadre de la religion monothéiste, Dieu est une sorte d’artisan suprême : il crée l’homme comme l’artisan crée le coupe-papier. Et si Dieu crée l’homme, il le fait d’après une certaine idée (d’ailleurs la Bible le dit explicitement : Dieu créa Adam « à son image et à sa ressemblance »). Ici aussi l’essence (de l’homme) a précédé l’existence.

Maintenant, si Dieu n’existe pas, et telle est la position de Sartre, philosophe athée, que se passe-t-il ? Il n’y a plus d’intelligence suprême pour penser l’être humain à sa place, plus d’intelligence suprême pour avoir des projets, des objectifs pour lui. L’homme est seul, irrémédiablement seul, jeté au monde : il sera ce qu’il se fera. Autrement dit, il existe d’abord, pour enfin être ceci ou cela, musicien génial ou peintre raté, cadre commercial dynamique ou agriculteur ruiné. L’existence, en ce cas, précède l’essence. Telle est, aux yeux de Sartre, la marque de la liberté, et celle-ci n’a pas de limites.

Le mystère de l’existence

Le mystère, disait le mathématicien Henri Poincaré, c’est qu’il n’y a pas de mystère. Il voulait dire par là que le mystère est une notion religieuse ou métaphysique, que du point de vue de la science, il n’y a pas de mystère, seulement des problèmes. Un problème a une solution rationnelle. Un mystère n’a pas de solution rationnelle mais seulement des réponses – auxquelles on peut croire ou pas. « Pourquoi fait-il froid l’hiver en France ? » est un problème auquel la science peut répondre. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » n’est pas un problème scientifique.

La science part du fait que les choses existent : le monde, les montagnes, les plantes, les animaux, les hommes. Elle n’a pas à remettre en question cette existence, qui est donnée.

Pendant des siècles, des théologiens et des philosophes ont cru qu’ils pouvaient « démontrer » l’existence de Dieu. C’était une manière pour eux de donner à la croyance religieuse une base solide, rationnelle. Or ces prétendues démonstrations sont toutes contestables : la preuve, c’est que s’il y avait vraiment des preuves de l’existence de Dieu, celui qui ne croit pas en Dieu serait ou bien un ignorant, ou bien un imbécile. Autre preuve (qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu) : les raisonnements des philosophes n’ont jamais convaincu personne. Si l’on croit en Dieu, ce n’est pas par le raisonnement, si l’on n’y croit pas, ce n’est pas (du moins, pas seulement) par le raisonnement non plus.

C’est Kant qui le premier a montré que l’entreprise de prouver l’existence de Dieu repose sur un mauvais présupposé : l’existence est la condition du raisonnement et non son résultat. Lorsque, par exemple, je réfléchis sur la guerre, je présuppose qu’elle existe. Par ailleurs, la démonstration ne peut concerner que des qualités, et non l’existence elle-même. Essayez donc de démontrer que vous existez, vous qui êtes en train de lire Le Bac pour les Nuls ! Vous ne le pourrez pas ! L’existence est de l’ordre de l’expérience qui se montre, pas de l’idée qui se démontre. On ne démontre l’existence de quoi que ce soit.

C’est pourquoi Pascal a imaginé son célèbre pari : puisque je ne peux savoir mathématiquement que Dieu existe, je suis dans la situation du joueur placé devant une alternative. Quel type de vie ai-je intérêt à mener ? Si je me conduis comme un salaud et que Dieu existe, je risque gros (l’enfer) pour un gain minime (les avantages de ma mauvaise conduite). Si je me conduis en bon chrétien, je peux toucher le jackpot (le paradis) avec une perte ridicule (quelques privations durant ma vie terrestre). Il faut donc parier que Dieu existe.

L’homme peut-il échapper au temps ?

Héraclite disait : « Le temps est un enfant qui joue aux dés. Royauté d’un enfant ! »

Personne n’est maître du temps – pas même Dieu, qui lui échappe avec son éternité (au Moyen Âge, des Pères de l’Église constataient que même Dieu ne pouvait faire qu’une jeune fille violée retrouve sa virginité : malgré sa toute-puissance, Dieu ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu – le temps est plus fort que tout, il est irrésistible). Nous qui sommes loin d’être Dieu, ne disons-nous pas : « Je n’ai pas le temps ! » C’est le temps qui nous a ! Nous ne pouvons pas agir sur le rythme du temps, soit en l’accélérant (d’ou le souhait : « vivement demain ! », l’enfant voudrait être tout de suite « grand », etc.), soit en le ralentissant (d’où le vœu, quand la situation est bonne, « pourvu que ça dure ! »), soit en l’arrêtant (on a parlé du « complexe de Peter Pan » à propos de ces adolescents ou adultes qui ne veulent pas grandir et souhaitent rester enfants). Cette course constante du temps sans point mort ni marche arrière est quelque chose de tragique parce qu’au bout, nous savons qu’il y a la mort.

Si nous pouvions échapper au temps, nous ne souffririons ni de l’attente, ni de l’ennui, ni de la nostalgie :

L’attente est le signe d’une incapacité à changer le futur en présent. Nous avons alors l’impression que le temps se traîne.

L’ennui est le signe d’une incapacité à changer le présent en futur. On voudrait être ailleurs, ou plus tard.

La nostalgie est le signe d’une incapacité à changer le passé en présent. Lorsque « maintenant » est pénible, « avant » apparaît tout beau. La nostalgie de l’enfance vient des difficultés de l’âge adulte. La nostalgie des anciens temps (la mode rétro, par exemple) vient des difficultés de l’actualité.

Pourtant, face au temps, l’homme n’est pas entièrement démuni :

Par sa pensée (sa conscience), son imaginaire, il peut échapper au présent pénible ou ennuyeux, soit en se reportant dans un passé idéalisé, soit en se projetant dans un futur meilleur.

Par ses actions, ses œuvres, ses créations, l’homme peut également, dans une certaine mesure, échapper au temps.

« Le temps, c’est de l’argent. » Le sens banal de ce dicton connu, c’est qu’on gagne ou perd de l’argent avec le temps. Le sens plus profond, c’est que le travail (qui se concrétise sous forme d’argent) prend le temps comme sa matière première, car pour travailler, il faut à la fois se souvenir (rapport au passé), être attentif (rapport au présent) et faire des projets (rapport au futur).

Malraux disait : « L’art est un anti-destin. » Le destin des hommes, c’est la mort, la disparition, l’oubli, donc le temps. Mais grâce aux œuvres, les hommes peuvent laisser d’eux des traces qui leur survivront. Les hommes de la préhistoire sont morts, mais leurs peintures sont vivantes pour nous ; ainsi vivent-ils encore, toujours, dans une certaine mesure, grâce à elles. L’art illustre bien cette différence essentielle entre le vieux et l’ancien – le vieux est ce qui va mourir ; il s’oppose au jeune. L’ancien, lui, même très vieux, peut rester présent, vivant : une ville ancienne, par exemple, peut être encore habitée, elle est donc toujours vivante (c’est le cas de la plupart des villes d’Europe). Beethoven est mort en 1827, il y a presque deux siècles – mais ses symphonies, que nous pouvons toujours entendre, ne sont pas mortes en même temps que lui. L’ancien s’oppose au nouveau ou au neuf : or ce qui est nouveau disparaît généralement beaucoup plus vite que l’ancien (c’est ce qui arrive avec la mode).

Platon, qui croyait à l’immortalité de l’âme, disait qu’il y a deux façons, pour l’homme, d’acquérir l’immortalité dès cette vie : par ses enfants et par ses actions. L’enfant perpétue un nom et des gènes ; l’action perpétue un souvenir.

Le temps n’est pas seulement une réalité physique incontournable. Il est aussi dépendant de certaines manières de vivre et de penser.

La mort

Heidegger disait que dès qu’un homme est né il est assez vieux pour mourir. La mort est le destin de la vie. Elle en est à la fois le contraire (être mort, c’est ne plus vivre) et le corollaire (seul ce qui vit peut mourir : on ne dira pas, par exemple, d’une pierre ou d’un cercle qu’ils « meurent »). Seul parmi tous les animaux, l’homme sait qu’il va mourir. Mais s’il le sait, il ne veut pas le savoir : en fait, l’homme vit comme s’il ne devait pas mourir. Ce désir (ce refus de considérer la réalité en face) est une protection psychique : la vie deviendrait invivable si la pensée de la mort devait être permanente. Les religions et les métaphysiques ont été les réponses apportées au grand mystère de la mort, et à la grande angoisse que celle-ci suscite.

On distingue l’angoisse, qui est un état existentiel dont l’objet est indéterminé (on ne sait jamais au juste par quoi on est angoissé), de la peur (ou de la terreur, qui est une peur particulièrement forte), qui est une émotion consciente d’un danger précis (la peur d’un accident, par exemple).

Certains auteurs considèrent que l’énergie que l’être humain dépense dans son travail vient de l’angoisse de la mort – qui n’est pas consciente de façon permanente.

La mort, comme toute expérience humaine, possède également une dimension sociale et historique. Chaque culture, chaque époque a sa façon de concevoir et d’apprivoiser la mort. Notre civilisation est peut-être la première à vouloir oublier la mort. Pour un homme certain de ses triomphes scientifiques et techniques, la mort, en effet, représente le plus terrible des échecs. D’où cette idée, ce fantasme qu’un jour l’homme parviendra à vaincre la mort, comme il est déjà parvenu à vaincre certaines maladies.

Texte canonique

La crainte de la mort représente pour la sagesse ancienne, en Grèce, en Inde et en Chine, une espèce de folie dont le sage doit se délivrer. Dans ce texte, Épicure tient un raisonnement destiné à nous libérer de cette crainte, et donc à nous faire accéder à cette ataraxie (absence de troubles) qui est le but de la philosophie épicurienne. On remarquera que dans ce texte, le philosophe grec ne parle pas du deuil, c’est-à-dire de la terrible épreuve de la mort de l’autre, et en particulier de la mort de la personne aimée (parents, ami, amoureux).


Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien n’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons, la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus.

Épicure, Lettre à Ménécée.


Quelques auteurs et textes phares à consulter

Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitres 14 à 18.

Quelques pages denses et plutôt faciles à comprendre.

J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme.

Une conférence célèbre, qui reste la meilleure introduction à l’existentialisme.

Texte court et aisément accessible.

Fiche révision

Le temps est (comme l’espace) une dimension de la réalité. On n’en prend pas conscience directement : le mouvement et le changement sont les expériences qui nous suggèrent l’idée que du temps a passé.

Deux principales conceptions philosophiques se sont opposées sur la question du temps : une conception réaliste (le temps existe en dehors de nous) et une conception idéaliste (le temps n’est qu’une représentation de notre esprit).

On distingue habituellement le présent, le passé et le futur. Saint Augustin faisait observer que le passé et le futur n’existent pour nous que comme présents (si je me souviens de mon enfance, ce souvenir est actuel ; si j’imagine mes vacances prochaines, ce projet est actuel aussi : la mémoire ne se rapporte pas réellement au passé, et l’anticipation ne se rapporte pas réellement au futur).

Le paradoxe du présent : d’une part, il n’y a que du présent (voir supra), d’autre part, le présent n’existe pas vraiment, il n’est que la limite mobile entre un passé qui le dévore et un futur qui l’absorbe constamment.

Plusieurs traditions philosophiques et religieuses (Platon, le christianisme) ont opposé un monde sensible soumis au temps et un monde supérieur (le monde intelligible chez Platon, le monde céleste dans le christianisme) qui échappe au temps. On appelle éternel ou bien ce qui dure infiniment ou bien ce qui échappe au temps.

Bergson opposait la durée concrète de la vie au temps abstrait de la science.

Toutes les sociétés traditionnelles se sont figuré le temps comme une roue qui tourne éternellement. La culture occidentale a remplacé l’image de la roue par celle de la flèche : le temps est orienté, il ne revient jamais en arrière (il est irréversible), et ne répète jamais rien.

L’existence est inséparable du temps. Lorsque Sartre dit « l’existence précède l’essence », il veut dire que pour les êtres humains il n’y a pas de projet a priori qui les a définis une fois pour toutes (chacun de nous se fait en existant ; le sens de notre vie, s’il y en a un, ne peut être déterminé qu’à son terme).